Tunisie: «Il va y avoir une montée des protestations mais elles risquent d'être sectorielles, voire régionales»

interview

Michael Béchir Ayari est chercheur spécialisé de la Tunisie à l'International Crisis Group (ICG). Il revient pour RFI sur les derniers jours de mobilisations des avocats et les dérives autoritaires dans ce pays dénoncées par une frange de la population tunisienne. Entretien.

Jeudi 16 mai 2024, des centaines d'avocats se sont réunis à Tunis pour exprimer leur colère face à l'arrestation dans le pays de deux d'entre eux. Le lendemain, la corporation s'est mobilisée en France et dans le reste du monde pour des rassemblements de soutien et pour dénoncer les dérives autoritaires en Tunisie. Pourquoi une telle mobilisation ?

Les avocats en Tunisie, c'est une profession qui a toujours été politisée et qui est étroitement liée au mouvement de libération nationale contre la colonisation et le protectorat français. Le premier président de la République, Habib Bourguiba, était d'ailleurs un avocat. Dès 1934, il s'est battu et a été un grand dirigeant du mouvement de libération national. La corporation a toujours eu en son sein des militants de tous bords et différents courants - que ce soit l'islamisme, l'extrême gauche, le nationalisme arabe - et se sont toujours mobilisés pour leur intérêt de corps.

Pendant la révolution, c'est-à-dire le soulèvement de décembre/janvier 2010/2011, ils étaient très présents par leurs actions et l'unité de corps dont ils ont fait preuve avec des slogans en parlant de la dignité de la profession qui était bafouée parce qu'il y avait eu quelques avocats qui avaient été molestés à ce moment-là, ce qui était assez rare.

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L'arrestation de deux d'entre eux a été un catalyseur. Et les avocats, c'est une profession centrale au niveau de la défense des valeurs démocratiques. C'est-à-dire que c'est l'une des rares professions, avec les journalistes, qui ont un intérêt en Tunisie à ce que la démocratie s'élargisse.

Ces mouvements de protestation arrivent aussi dans un contexte où il y a eu des arrestations de journalistes, de blogueurs et de militants. Est-ce annonciateur d'un mouvement de protestation plus général face au régime de Kaïs Saïed ?

C'est difficile à dire parce que ce qui est clair, à mon sens, ici, c'est qu'il y a deux fractions de la population, dont une qui soutient jusqu'à présent fortement le régime.

Les gens qui sont attaqués aujourd'hui sont des gens de gauche qui avaient plus ou moins soutenu le régime qui est en train de se retourner contre eux. Ça, c'est nouveau. Ce qui fait qu'ils vont se mettre à se mobiliser davantage. Au niveau sociologique, c'est plus ou moins, disons, les classes moyennes supérieures disons, dans les professions libérales, intellectuelles, cadres supérieurs qui sont dans la capitale et qui eux, pour le coup, là, commencent à avoir peur. Beaucoup étaient mobilisés plus jeunes, il y a 12 ou 13 ans, pendant le mouvement pour faire partir Zine el-Abidine Ben Ali [qui a dirigé la Tunisie de 1987 à 2011, NDLR]. Et comme il y a une historicité des luttes, comme il y a quand même tradition quand même, ils étaient impliqués dans la transition démocratique, et les 10 ans, des mobilisations.

Depuis ce qu'on appelle le coup de force de Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, des gens sont restés mobilisés malgré la répression systémique qui s'est abattue sur la société civile depuis. De ce point de vue-là, on peut dire que, oui, il va y avoir une montée en cours et des protestations, mais à mon avis, elles risquent d'être sectorielles, voire régionales. Le syndicat des travailleurs, on ne sait pas trop ce qu'il va faire car ils sont en difficulté depuis un certain moment.

Par contre, chez les citoyens ordinaires, les classes moyennes ou inférieures qui vivent dans les zones périurbaines de l'intérieur du pays on ne les sent pas du tout remontées. On ne les sent pas du tout rompus à la rhétorique du régime.

Dimanche 12 mai, il y a eu une manifestation à Tunis, qui a rassemblé des partis de gauche et aussi des partis islamistes comme Ennahda pour réclamer un calendrier électoral. Les autorités n'ont toujours pas décidé d'une date alors que le mandat de Kaïs Saïed est censé se terminer en octobre. Doit-on s'attendre à des élections à la date échue ? Le pouvoir va-t-il les organiser ?

C'est la question. Et il y a différentes théories sur pourquoi il y a une accélération comme ça de la dérive répressive. Beaucoup pensent que c'est par rapport aux élections et que Kaïs Saïed ne serait pas assuré de gagner. Donc, beaucoup pensent que cette dérive est vraiment stratégique. C'est une stratégie politique et sécuritaire pour restaurer la peur. On dit « restaurer » car elle existait et était très présente sous le régime de Ben Ali, avant 2011, pour éviter des expressions d'opposition politique en interne et éviter qu'une opposition se structure.

Ça, c'est une première théorie et une autre dit que, non, le président n'entend pas faire les élections. Autour de lui, des gens lui disent que ce n'est pas le moment, ça risque de créer des problèmes et elles n'ont pas lieu d'être puisqu'il y a une nouvelle Constitution qui a été votée par referendum. C'est la Constitution de 2022. Lui a été élu en 2019 : donc c'est cinq ans, d'après la Constitution de 2014. Et là, ils disent, eh bien non, maintenant c'est celle de 2022 qui prime donc il faut remettre les pendules à l'heure, donc on fera les élections en 2027.

Vous avez parlé de la manifestation qui n'était pas énorme. Il existe une pression interne pour organiser les élections de la part de l'opposition qui a des tentatives d'unifications des différents courants mais dont les leaders sont en prison. Il en reste quelques-uns en liberté qui réclament un agenda clair pour essayer un peu de coincer le chef de l'État pour qu'il se prononce sur la question, s'il les fait. L'opposition va s'organiser et essayer de présenter un candidat. S'il ne les fait pas, ils pourront attaquer une entorse démocratique dont l'un des critères les plus abstraits est le principe d'alternance politique et cela aura de fortes chances d'être remarqué à l'étranger.

On parle actuellement de répression, des élections qui ne seront peut-être pas organisées. Beaucoup en viennent à dire qu'il y a des similitudes avec le régime Ben Ali. Plus de dix ans après, quels sont les restes de la révolution ?

Pour être clair, le régime qui se met en place n'a rien à voir avec celui de Ben Ali. En fait, le régime de Ben Ali, il était autour d'un parti unique à un certain moment, avec ce qu'on appelait une démocratie de façade. Après 2011, les principes démocratiques se reflétaient surtout à travers les premières lois, les décrets sur les associations, sur l'organisation des partis politiques et ensuite par la Constitution de 2014. C'était une transition et il y avait le sentiment général d'une certaine faiblesse de l'État parce que les Tunisiens n'avaient pas l'habitude des conflits politiques. Les politiques publiques étaient peu efficaces, parce qu'il n'y a pas eu vraiment de réformes très importantes de l'État. Il y avait des conflits généraux, il y avait du clientélisme.

Lorsque Kaïs Saïed est arrivé en 2019, il est arrivé en tant que leader populiste, dans son mode de fonctionnement et dans son orientation idéologique. On a un régime à la limite beaucoup plus autoritaire puisqu'il assume carrément certaines choses que le régime de Ben Ali n'assumait pas, notamment le côté anti-occidental.

La communauté internationale et surtout l'Europe semblent assez sourdes à ce qui se passe actuellement en Tunisie. Y a-t-il un lien avec la question migratoire ? La Tunisie applique d'ailleurs des accords pour bloquer les migrants afin qu'ils ne traversent pas la Méditerranée.

Je pense que c'est plus large que ça. Je dirais que tous les acteurs internationaux sont en perte de repères, surtout l'Europe. Avec ce qui se passe dans le monde actuellement à Gaza, en Ukraine, mais aussi la montée des extrêmes droites et des régimes populistes souverainistes en Europe de l'Ouest, les gens sont un peu perdus.

Vous savez, l'Occident est critiqué pour son double discours, pour tout ce qu'ils font, pour les atteintes aux libertés publiques par rapport aux propalestiniens... Que ce soit en Allemagne ou en France, il y a une perte de repères et en même temps, il y a une forme de désengagement : on a une Union européenne qui n'est plus l'Union européenne qui prétendait avoir des valeurs et souhaitait les exporter. Il y a un retour de bâton par rapport à ça. Ils sont, eux aussi, de plus en plus pragmatiques. La coopération à la chinoise semble avoir triomphé : c'est-à-dire moins d'ingérence et du développement qui apporte la paix.

L'opinion publique, en Tunisie est globalement encore favorable au président de la République : son discours populiste et anti-occidental marche encore. On ne voit donc pas pourquoi la France ou d'autres iraient contre la volonté des Tunisiens.

En attendant, c'est « business as usual ». Mais, par contre, l'Union européenne, il faut quand même mettre à sa décharge une chose : c'est que beaucoup pensent que l'Union européenne n'a jamais autant financé la Tunisie depuis les dérives autoritaires. En fait, non : pendant plusieurs années, le montant de la coopération et le montant des prêts et des dons était à plus d'un milliard par an.

Et là, une enveloppe de 900 millions d'euros d'aide macro financière a été supprimée parce que la Tunisie n'a pas accepté le recours au FMI. Et donc, de ce point de vue-là, les 150 millions qui sont donnés, on va dire, ce n'est pas hallucinant. Mais, évidemment, on a cette impression que le régime est caressé dans le sens du poil parce qu'il y a cette question migratoire. Et comme on le sait, tous les régimes de ce type utilisent cette question migratoire, parce qu'en fin de compte, qu'on respecte la démocratie ou pas, qu'on torture une personne ou 1000, on aura de l'argent parce qu'on est le rempart contre les migrants.

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