Le 22 avril, deux projets de loi censés relancer le processus de poursuites pour les crimes commis pendant les 22 ans de pouvoir de l'ancien président Yahya Jammeh, ont été adoptés par le Parlement gambien. Ils visent la mise en place d'un tribunal hybride, deux ans et demi après la fin de la Commission vérité, réconciliation et réparations, dont les recommandations n'ont toujours pas été mises en oeuvre par le gouvernement. Cela peut-il marquer la fin de l'attentisme sur ce dossier ?
Les deux projets de loi votés en Gambie le 22 avril se veulent complémentaires. « Le projet de loi sur le mécanisme spécial de responsabilité (SAM) est un bloc de principes qui guideront l'ensemble du processus de mise en oeuvre après la TRRC [Commission vérité, réconciliation et réparations]. Les trois institutions du SAM sont le Bureau du procureur spécial (chargé des enquêtes et du montage des dossiers - que nous allons commencer à mettre en place maintenant), la Division pénale spéciale de la Haute Cour (déjà créée pour juger les crimes nationaux) et le Tribunal spécial (une cour que le gouvernement a établi en partenariat avec la Commission de la Cédéao pour juger les crimes internationaux) », a déclaré Ida Persson, conseillère spéciale pour la justice transitionnelle au ministère de la Justice. Le même jour, un deuxième projet de loi a été adopté pour créer le Bureau du Procureur Spécial (SPO).
Yahya Jammeh, qui a dirigé la Gambie de juillet 1994 à janvier 2017, vit en exil en Guinée équatoriale depuis qu'il a quitté le pouvoir après avoir perdu les élections présidentielles. Son règne a été marqué par de nombreuses violations et atteintes aux droits humains, dont des disparitions et des meurtres. Le tribunal hybride devrait juger les personnes envisagées pour des poursuites par la TRRC, qui a publié un rapport final en novembre 2021 après un processus de trois ans.
Pas de calendrier, pas de budget
« Cela fera une grande différence », a déclaré à Justice Info Abdoulie Fatty, secrétaire général de l'Ordre des avocats de Gambie. « Ces législations signifient que désormais nous pouvons officiellement entamer le processus de recrutement et de nomination d'un procureur spécial et du personnel requis. La TRRC a dévoilé de nombreux abus et violations, mais il reste encore de nombreuses preuves et liens manquants sur lesquels le SPO devrait enquêter. Le SAM permettra également à la Gambie et à la Communauté des États d'Afrique de l'Ouest (Cédéao) de conclure un traité pour créer le tribunal hybride. Une fois créé, le tribunal hybride sera en mesure d'émettre des mandats d'arrêt, par exemple contre certains des « Junglers » [un groupe de tueurs à gages sous le régime de Jammeh] qui sont en fuite et que l'on pense être en Guinée-Bissau. Ainsi, ces deux lois devraient avoir des effets et des avantages pratiques et, espérons-le, aboutir à des résultats positifs, avant même le lancement du tribunal hybride. »
Mais pour l'instant, il n'y a pas de calendrier défini, ni de budget déterminé, et la stratégie pour des procès reste inconnue. Selon Persson, le ministère de la Justice travaille à la constitution d'un jury de sélection qui aura pour mandat « d'élaborer la méthodologie » pour choisir le procureur spécial, le procureur spécial adjoint et les chefs de division.
En février, le gouvernement et la Cédéao ont constitué « un comité technique conjoint pour développer le cadre juridique nécessaire à la création d'un Tribunal spécial pour la Gambie », a-t-elle déclaré. « Le comité technique conjoint est conseillé par des personnes expertes dans les implications financières des décisions politiques. Les meilleures pratiques d'autres tribunaux internationalisés sont étudiées et appliquées. Le gouvernement devrait être informé de l'ampleur des coûts potentiels dans quelques mois », a-t-elle ajouté.
Juger Jammeh dans un pays tiers ?
Alors que Jammeh est en exil volontaire et qu'un certain nombre de « Junglers » sont en liberté, des procès pourraient également avoir lieu en dehors de la Gambie. « Comme cela a été envisagé, le nouveau tribunal hybride aurait son siège à Banjul [la capitale de la Gambie] mais aurait la possibilité de détenir des suspects et d'organiser des procès dans des pays tiers.
Il appartiendrait au procureur et au tribunal de décider où se déroulerait le procès de Jammeh et où le détenir en attendant son procès, car pour des raisons de sécurité, la plupart des gens pensent qu'il serait préférable que sa détention et son procès se déroulent en dehors de la Gambie », affirme Reed Brody, un avocat américain spécialisé dans les droits humains et l'un des principaux promoteurs de la « Campagne Jammeh 2 Justice », visant à traduire Jammeh en justice.
« Étant donné que le tribunal portera le poids politique et diplomatique de toute la région de la Cédéao, y compris de pays comme le Ghana, qui a perdu 44 citoyens dans un massacre de migrants ; le Nigeria, qui a perdu un nombre indéterminé de migrants ; et le Sénégal, qui a perdu plusieurs citoyens et dont le territoire en Casamance était utilisé par Jammeh et les Junglers comme un dépotoir de cadavres, la Guinée équatoriale sera probablement réceptive à une demande de transfert de Jammeh au tribunal », assure Brody.
Il appartiendra au Procureur spécial de décider sur quoi inculper Jammeh, mais Brody suggère qu'il le soit dans le cadre d'un grand procès pénal pour les pires atrocités. Cela pourrait inclure, selon Brody, le meurtre de 59 migrants ouest-africains, la mort de 41 personnes dans le cadre du soi-disant programme présidentiel de traitement alternatif du SIDA, son système de maltraitance et de viols commis par lui-même sur des femmes amenées par ses subordonnés, la mort de dizaines de personnes. et la détention de centaines d'autres lors de la « chasse aux sorcières », les meurtres de manifestants pacifiques lors de plusieurs manifestations, l'exécution sommaire de neuf condamnés à mort en avril 2012, ainsi qu'un certain nombre de disparitions forcées et d'assassinats. "La liste pourrait être assez longue. »
Des procès attendus depuis très longtemps
Jusqu'à présent, deux procès ont eu lieu en Gambie, en parallèle au processus de la TRRC, pour les crimes de l'ère Jammeh : le procès des chefs de l'Agence nationale de renseignement et le procès de l'ancien membre de la junte et ministre du gouvernement local, Yankuba Touray. D'autres procès ont eu lieu ou sont en cours à l'étranger : Bai Lowe, un ancien Jungler, a été condamné à la prison à vie en Allemagne l'année dernière ; Ousman Sonko, ancien ministre de l'Intérieur, a été condamné à 20 ans de prison en Suisse le 15 mai, et un autre Jungler, Michael Sang Correa, devrait être jugé aux États-Unis en septembre.
Mais aucun procès n'a eu lieu en Gambie après le rapport de la TRRC, malgré ses recommandations. Pour plusieurs observateurs et militants des droits humains, le gouvernement gambien ne prend pas les poursuites judiciaires au sérieux. « Le gouvernement gambien a affirmé qu'il travaillait avec diligence pour garantir un processus de justice transitionnelle complet et inclusif. Cependant, l'engagement du gouvernement à mettre en oeuvre les recommandations de la TRRC a souvent été accueilli avec scepticisme, car ses actions n'ont pas toujours été conformes à son discours », dit Priscilla Yagu Ciesay, co-fondatrice et conseillère technique principale de l'Association des femmes pour l'autonomisation des victimes (WAVE-Gambie), qui salue néanmoins les lois qui viennent d'être votées.
Tous les Junglers libérés ou en fuite
Sous le gouvernement actuel du président Adama Barrow, les Junglers arrêtés, y compris ceux qui ont avoué avoir participé à des crimes odieux, ont tous été libérés. Ce fut le cas, en 2019, des Junglers Omar « Oya » Jallow, Amadou Badjie, Malick Jatta, Pa Ousman Sanneh, qui avaient tous témoigné devant la TRRC. Et en février 2022, la Haute Cour de Gambie a ordonné la libération du lieutenant-général Saul Badjie, ainsi que de deux autres Junglers, Landing Tamba et Musa Badjie. Ils avaient été arrêtés à Banjul seulement un mois plus tôt, alors qu'ils arrivaient de Guinée équatoriale où ils se trouvaient avec l'ancien président Jammeh. Le mois suivant, deux autres Junglers, Alieu Jeng et Ismaila Jammeh, ont été libérés par les forces armées gambiennes. La raison invoquée était qu'ils étaient détenus sans inculpation.
« Le gouvernement gambien est déterminé à garantir la justice et à prévenir la répétition de crimes aussi graves, comme l'indique le Livre blanc du gouvernement sur les recommandations de la TRRC », a tenté de rassurer Persson. « Cependant, contrairement à d'autres juridictions, l'absence d'un cadre juridique adéquat et de capacités pour juger, en particulier, les crimes internationaux, a nécessité la conception et la mise en oeuvre du mécanisme spécial de responsabilité », a-t-elle déclaré.
Cela ne suffira peut-être pas encore à convaincre tout le monde sur la détermination du gouvernement. « Je pense que le gouvernement est incité à contrecoeur à s'engager dans cette démarche et donc, bien sûr, ils trouveront toutes les raisons possibles pour rendre les choses difficiles à ceux qui les y incitent », analyse Alagie Barrow, l'ancien enquêteur principal de la TRRC. « Le gouvernement ne s'intéresse pas à la responsabilité pénale et je crois qu'il ne coopérera que dans la mesure où il peut dire qu'il a coopéré. Lorsque le moment sera venu, ils choisiront la survie politique (le pouvoir) plutôt que de demander des comptes à certaines personnes. Je mets un bémol à cela pour dire que je ne suis pas un fan de ce que je considère être une obsession de poursuivre Jammeh et les Junglers devant la justice », précise Barrow. « Aborder les 22 sombres années de l'histoire de la Gambie devrait aller au-delà des poursuites pénales contre le personnel de sécurité et Jammeh. »