Ile Maurice: Révolutionner les recherches en ligne, mais à quel prix pour les médias locaux ?

Google a annoncé mardi qu'il infusera son moteur de recherche omniprésent avec des AI Overviews pour répondre directement aux requêtes des utilisateurs. Cette transformation suscite des réflexions profondes sur l'impact économique de cette évolution, en particulier pour les médias.

En d'autres termes, les utilisateurs n'auront bientôt plus besoin de cliquer sur les liens affichés dans les résultats de recherche pour trouver les informations qu'ils recherchent. Pour les médias mauriciens et de la région, nombreux à lutter déjà contre de fortes baisses de trafic, cette nouvelle expérience de recherche pourrait provoquer une diminution encore plus importante de leur audience, les privant potentiellement de lecteurs et de revenus. Les avis divergent...

Pourquoi perdre du temps à cliquer sur un lien lorsque Google a déjà parcouru internet et récolté les informations pertinentes avec son intelligence artificielle (IA) ? «Google fera le travail de recherche pour vous», a expliqué la société dans une déclaration à la presse internationale. Mais une grande partie de ce travail repose sur des articles rédigés par des humains, et l'expertise publiée sur les blogs et les médias, le tout soutenu par la publicité.

Le peu de trafic que la plupart des médias reçoivent aujourd'hui pourrait encore diminuer, et avec un moteur de recherche dominant consolidant son pouvoir sur le marché et concurrençant directement le contenu en utilisant les articles des médias pour alimenter ses réponses, allons-nous vers un retournement pervers de l'innovation ? Certains craignent que cette innovation réduise significativement le trafic de recherche vers les sites web des créateurs de contenu, impactant directement leurs revenus publicitaires et, par extension, leurs moyens de subsistance.

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Depuis l'apparition de ChatGPT il y a plus d'un an, mettant en avant le potentiel de l'IA pour le grand public et déclenchant une course aux armements avec Google, Meta et d'autres, les médias se sont beaucoup inquiétés de l'impact que la technologie aura finalement sur leurs entreprises.

Les liens traditionnels vers les sites web sont relégués sous le texte généré par l'IA, ce qui pourrait réduire le nombre de clics sur ces liens, impactant le trafic des sites et la visibilité des groupes de presse. Qui choisit quels liens seront inclus dans les résultats générés par l'IA ? Comment s'assurer que ses propres liens, son site et son contenu sont inclus dans ces résultats et bénéficient d'une exposition adéquate ?

Pour Ish Sookun, Systems Architect à La Sentinelle Ltd, le sentiment de peur, d'incertitude et de doute (fear, uncertainty and doubt ou FUD)* autour de l'IA rappelle celui qu'on avait lorsque l'on pensait qu'internet allait tuer le journalisme. Au contraire, dit-il, internet et les réseaux sociaux ont offert de nouveaux moyens d'atteindre les masses et de diffuser l'information rapidement. «On pourrait discuter des fake news, des deep fakes, mais les fake news ont une durée de vie courte... Elles existent seulement tant qu'une source vérifiable est publiée et le journalisme l'emporte», souligne Ish Sookun.

Il ajoute que dans le cas des réseaux sociaux, plus de gens cherchent les actualités via une application de réseau social plutôt que de visiter les sites web traditionnels d'information, mais cela n'a pas complètement tué la publicité.

«Les organisations médiatiques doivent s'adapter à cela. Par exemple, une perte de revenus due à une baisse du trafic n'est pas la seule chose qui s'est produite. Les entreprises médiatiques ont à leur disposition des outils de réseaux sociaux (comme Facebook, Instagram et TikTok) pour promouvoir du contenu sponsorisé plus rapidement qu'il ne serait possible via les sites web traditionnels. Une perte de revenus d'un côté, mais un gain de l'autre», souligne notre interlocuteur

«L'IA ne remplacera pas les journalistes»

«C'est vrai, c'est juste le début de la transformation de diverses industries par l'IA. Les entreprises médiatiques devraient-elles craindre cela ? Je ne pense pas. Avec les outils d'IA, la création de contenu s'améliore et une grande quantité d'analyses d'informations est maintenant disponible à portée de main», poursuit Ish Sookun. «Google a annoncé la disponibilité de NotebookLM. Vous pouvez télécharger du matériel et ensuite le questionner pour votre analyse. Les choses ont été simplifiées pour l'utilisateur commun au point que lire et assimiler l'information de plus de 1 000 PDF est simplement une question de les télécharger sur un compte Google Drive (avec un abonnement Gemini Pro) et immédiatement comprendre le contenu. Dans notre contexte local, imaginez télécharger le discours budgétaire (fraîchement publié) et demander à Gemini Pro de le résumer avec les cinq principales mesures annoncées et des choses de ce genre. Les possibilités sont immenses.»

Ish Sookun estime que l'IA ne remplacera pas les journalistes et ne marquera certainement pas la fin du journalisme (même avec des revenus en baisse). «Je crois fermement que tous les récents progrès en IA apporteront des outils plus puissants dans la boîte à outils du journaliste et amélioreront, voire accéléreront, la création de contenu. Le rôle du journaliste changera légèrement alors qu'il s'adapte aux nouvelles façons de créer du contenu, tout comme dans les temps anciens où les journalistes assistaient aux conférences de presse et prenaient rapidement des notes, et maintenant nous les voyons assis et enregistrant tout sur leurs téléphones pour retranscrire plus tard. En fait, avec Gemini Nano sur l'appareil mobile, résumer une conférence de presse à partir d'un enregistrement audio en un court texte est un jeu d'enfant.»

«Vol des informations de la presse»

Le chairman de La Sentinelle, Philippe Forget, souligne, pour sa part, que la presse opère sur la crédibilité et la notoriété. «Si l'IA s'interpose entre les deux, la presse risque de disparaître et c'est l'IA qui récolte la notoriété. Des pays comme le Canada et l'Australie ont porté plainte contre Google en justice. Mais qui le fera à Maurice ? Les groupes de presse comme La Sentinelle et Le Mauricien n'ont pas les moyens de le faire. Est-ce que le gouvernement le fera ?», se demande-t-il. Il estime qu'il s'agit d'un vol d'informations de la part de l'IA. «Une technologie qui remplace les sources est un vol et c'est immoral, mais les plus forts en profitent.»

«Je reste optimiste»

Loïc Forget, Business Development Manager de La Sentinelle, souligne, de son côté, que les industries technologiques se sont déconnectées des publications hors de Maurice. Même avec l'IA, dit-il, cela n'arrêtera pas notre trafic publicitaire. «Nous n'avons jamais généré de revenus via notre plateforme web. La publicité est monopolisée par Google et Facebook, et nous ne pourrons jamais rivaliser avec eux. Il faudrait peut-être envisager d'intégrer l'IA sur nos propres plateformes pour suivre la tendance. Il faudrait aussi penser à diversifier notre contenu. Le New York Times, leader mondial de la publication, propose un abonnement à environ USD 1 par semaine pour accéder à quelque 200 articles. L'IA a ses côtés positifs et négatifs, mais je reste optimiste.»

Nad Sivaramen relativise et mise sur le génie humain

L'avènement des moteurs de recherche basés sur l'IA, comme l'AI Overview de Google et ChatGPT, suscite, comme jadis internet et les réseaux sociaux, à la fois enthousiasme et anxiété dans le paysage médiatique - mais nous sommes et serons toujours là, souligne d'emblée le journaliste et directeur des publications Nad Sivaramen, qui compte une trentaine d'années de pratique journalistique à Maurice, en Afrique et aux États-Unis.

Selon lui, il faut d'abord comprendre les enjeux et saisir les opportunités comme praticien de la presse qui ne cesse d'évoluer depuis Gutenberg et Steve Jobs : «Ces technologies qui ne cessent d'évoluer grâce aux inventions humaines révolutionnent de manière continue notre accès à l'information, en éliminant potentiellement le besoin de cliquer sur les résultats de recherche traditionnels.» Sur le plan du contenu, il préfère donc voir le côté positif au lieu de focaliser sur les prophètes du malheur qui ont une vision pessimiste de l'avenir du journalisme et la viabilité économique des organes de presse. «J'ai vu le métier changer depuis ces 30 dernières années. Il a changé d'habits, mais il est resté profondément le même. Il faut rester crédibles, farouchement indépendants, pertinents, passionnés et en permanence différents des autres pour survivre aux vagues successives de changements», témoigne Nad Sivaramen.

Après la chute des ventes des journaux, accélérée par le Covid-19 et les réseaux sociaux qui piratent nos produits de manière impunie, la principale crainte des professionnels des médias aujourd'hui demeure la possibilité d'une baisse dramatique du trafic web, ajoute-til. Ceux qui ne connaissent pas les liens entre journalistes/journaux et consommateurs d'informations verront avec l'IA (résumant et fournissant directement les informations) surtout le risque que les visites des sites d'actualités va diminuer.

«Cela pourrait entraîner une baisse substantielle du nombre d'audiences, impactant directement les revenus publicitaires, essentiels à la survie de nombreuses organisations médiatiques et surtout à la survie de la démocratie.» Pour Nad Sivaramen, il est important de souligner avec deux traits rouges le mot «démocratie» qui est au coeur de la profession journalistique. «Elle n'a pas de prix et échappe à la pure logique des chiffres !» Même s'il avoue, ayant visité la Silicon Valley, que la consolidation du pouvoir par des entreprises technologiques dominantes comme Google soulève également des préoccupations sur l'équité du marché et la monopolisation de la distribution de l'information à une échelle mondiale, pas forcément locale,surtout pour un pays comme Maurice.

Nad Sivaramen met en avant le dilemme éthique. «Les systèmes d'IA s'appuient souvent sur du contenu créé par des humains pour générer leurs réponses. Cette dynamique, où l'IA utilise le travail des journalistes sans rediriger un trafic adéquat vers leurs sources originales, est définitivement une forme de vol de propriété intellectuelle. Les organisations médiatiques comme l'express qui fournissent une information vérifiée et crédible deviennent alors des gardiens du savoir local.» Il insiste : «L'IA, aussi avancée soitelle, ne peut pas reproduire la compréhension nuancée, la pensée critique et la profondeur émotionnelle que les journalistes humains apportent à leur travail.»

Voici les raisons, selon lui, pourquoi l'IA ne remplacera jamais complètement les journalistes humains :

· 1. Empathie et intelligence émotionnelle : Les journalistes humains possèdent la capacité de comprendre et de transmettre des émotions, offrant un contexte et une empathie qui résonnent personnellement avec les lecteurs. Cette connexion émotionnelle est cruciale dans la narration et ne peut pas être imitée par des algorithmes.

· 2. Jugement éthique et intégrité : Le journalisme ne se résume pas à rapporter des faits ; il implique de prendre des décisions éthiques sur ce qu'il faut rapporter, et pas rapporter, comment le rapporter, et comprendre les implications plus larges des nouvelles. Les journalistes peuvent naviguer dans des paysages éthiques et ethniques complexes de manière que l'IA ne peut pas.

· 3. Compétences d'enquête : Le journalisme d'investigation nécessite curiosité, scepticisme, et la capacité de poursuivre des pistes à travers des réseaux et des sources humaines qui échappent à l'IA. Le cerveau humain excelle à identifier et à connecter des informations disparates pour découvrir des vérités cachées sous le tapis des non-dits.

· 4. Sensibilité culturelle : Comprendre les nuances culturelles et le contexte est quelque chose avec lequel l'IA a du mal et ce, pour de nombreuses années encore. Les journalistes peuvent interpréter et rapporter des événements avec une sensibilité et une conscience culturelles que l'IA ne possède pas.

· 5. Créativité et originalité : L'écriture est une forme d'art qui implique créativité et originalité. La capacité humaine à créer des récits captivants, à utiliser le langage de manière innovante et à développer des perspectives uniques est quelque chose que l'IA ne peut pas reproduire.

Alors que nous intégrons l'IA dans le journalisme, il est crucial de reconnaître que ces technologies devraient servir d'outils pour améliorer le travail des journalistes humains, non pour les remplacer. L'avenir du journalisme réside dans une relation symbiotique où l'IA gère les tâches répétitives et intensives en données, libérant les journalistes pour qu'ils puissent se concentrer sur les aspects essentiels de leur métier qui nécessitent ingéniosité et jugement humains.

En adoptant cette approche collaborative, nous pouvons garantir que le journalisme continue de prospérer, maintenant son rôle vital dans la société en tant que phare de vérité et de responsabilité, et garant de la démocratie que des petits dictateurs tentent de souiller pour leurs avantages personnels.

Nad Sivaramen recommande le texte suivant écrit en mai 2019 au coeur de la Silicone Valley: https://lexpress.mu/ idee/352185/design-thinking-enhancedemocracy

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