Tunisie: La répression de la société civile s'intensifie

communiqué de presse

Beyrouth — Les autorités ciblent des organisations de défense des droits des réfugiés et des migrants, des activistes et des journalistes

Les autorités tunisiennes ont arrêté au moins neuf personnes sur fond d'escalade de la répression gouvernementale ces dernières semaines et d'actions visant à museler la liberté d'expression, à poursuivre des dissidents et à réprimer des migrants et des demandeurs d'asile, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Les autorités tunisiennes devraient respecter et protéger l'espace nécessaire à la société civile indépendante pour fonctionner pleinement et librement.

Entre le 3 et le 13 mai 2024, les forces de sécurité ont arrêté deux avocats et deux journalistes de renom, ainsi qu'au moins cinq membres d'au moins trois organisations non gouvernementales légalement enregistrées et travaillant sur la migration, l'asile et la justice raciale : Mnemty, le Conseil Tunisien pour les Réfugiés et Terre d'Asile Tunisie. Au total, les membres d'au moins huit organisations non gouvernementales ont fait l'objet d'enquêtes ou de convocations.

« Parallèlement à l'augmentation des arrestations de personnes critiques du gouvernement et de journalistes, la répression des activités liées à la migration envoie un message glaçant : toute personne qui ne rentre pas dans le rang peut se retrouver dans le collimateur des autorités », a déclaré Lama Fakih, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « En ciblant ces organisations de la société civile, les autorités tunisiennes mettent en péril le soutien vital qu'elles offrent aux migrants, aux réfugiés et aux demandeurs d'asile vivant dans des conditions de vulnérabilité extrême. »

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Le 11 mai, des agents des forces de sécurité ont fait irruption au siège de l'Ordre des avocats tunisiens lors d'une diffusion en direct à la télévision, et ont arrêté une personnalité médiatique et avocate, Sonia Dahmani, pour des commentaires sarcastiques prononcés le 7 mai, par lesquels elle remettait en cause l'affirmation selon laquelle les migrants africains noirs cherchaient à s'installer en Tunisie. Selon des médias, Sonia Dahmani a été arrêtée et détenue en vertu du décret-loi n° 54 sur la cybercriminalité, qui prévoit de lourdes peines de prison pour la diffusion de « fausses nouvelles » et de « rumeurs » en ligne ou dans les médias, après son refus de répondre à une convocation pour un interrogatoire.

Le même soir, les autorités ont également arrêté deux autres journalistes et collègues de Sonia Dahmani - Mourad Zeghidi et Borhen Bsaies - pour des déclarations sans rapport avec le sujet, faites dans des médias et en ligne, en vertu du même décret-loi 54. Ils ont été placés en détention provisoire dans l'attente de leur procès qui aura lieu le 22 avril.

Le 13 mai, des agents des forces de sécurité ont arrêté Mehdi Zagrouba, un avocat et critique du gouvernement. Le ministère de l'Intérieur tunisien a déclaré dans un communiqué que Zagrouba avait été arrêté parce qu'il avait agressé ce jour-là des policiers à proximité d'un tribunal à Tunis. Le 15 mai, le président tunisien Kais Saied a déclaré que « ceux qui osent dénigrer leur pays dans les médias et qui ont violemment agressé des policiers... ne peuvent pas rester impunis », en référence indirecte à Dahmani et Zagrouba.

Le 6 mai, des agents des forces de sécurité ont arrêté Saadia Mosbah, présidente de l'association antiraciste Mnemty (Mon rêve), et Zied Rouin, coordinateur des programmes de l'association. Ils ont aussi perquisitionné le domicile de Mosbah et les bureaux de l'organisation, et confisqué plusieurs appareils et documents. Rouin a été libéré après son interrogatoire, mais un procureur général a placé Mosbah en garde à vue pendant 10 jours dans le cadre d'une enquête pour délits financiers présumés, en vertu de la loi tunisienne de 2015 sur la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d'argent. Une personne proche du dossier a déclaré à Human Rights Watch que les forces de sécurité avaient interrogé Mosbah sur le financement et les activités de Mnemty. Le 16 mai, un juge d'instruction l'a placée en détention.

Saadia Mosbah est une activiste tunisienne noire de premier plan et une pionnière de la lutte contre le racisme en Tunisie, qui a contribué à l'adoption en 2018 d'une loi historique pour l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Des comptes de réseaux sociaux pro-gouvernementaux mènent contre elle une campagne agressive de dénigrement en ligne qui a pris de l'ampleur quelques jours avant son arrestation, a déclaré Human Rights Watch.

Le jour même de l'arrestation de Mosbah, Kais Saied a déclaré que plusieurs organisations tunisiennes recevaient des fonds étrangers en vue d'installer illégalement des migrants en Tunisie, et a qualifié les dirigeants de ces organisations de « traîtres ». Il a par ailleurs confirmé que les autorités tunisiennes expulsaient des migrants vers les zones frontalières de la Tunisie dans le cadre d'une « coopération continue » avec les pays voisins. Les 3 et 4 mai, les forces de sécurité ont fait une descente dans au moins deux camps de fortune et une auberge de jeunesse à Tunis et ont expulsé des centaines de migrants, de réfugiés et de demandeurs d'asile africains noirs. Au moins 80 d'entre eux ont été arrêtés et 400 ont été expulsés vers les frontières du pays, selon les autorités. Ces expulsions collectives sont illégales et interdites par la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, a déclaré Human Rights Watch.

Les déclarations de Saied font fortement écho à son discours de février 2023, qui a conduit à une recrudescence des attaques et abus de la part de citoyens tunisiens et des forces de sécurité contre les ressortissants africains noirs en Tunisie. À l'époque, le Comité des Nations Unies pour l'élimination de la discrimination raciale avait qualifié le discours du président Saied de raciste et estimé que de ces propos étaient contraires à la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, à laquelle la Tunisie est partie.

Le 7 mai, un porte-parole d'un tribunal a déclaré à l'agence de presse nationale que le président et le vice-président d'une organisation de la société civile soupçonnés de détournement de fonds et de malversations financières avaient été arrêtés ce jour-là. Bien qu'ils n'aient pas été nommés, Human Rights Watch a confirmé que ces déclarations faisaient référence au président et au vice-président du Conseil Tunisien pour les Réfugiés (CTR).

Selon les déclarations du porte-parole aux médias, le ministère public a accusé les dirigeants du CTR de « constituer une association de malfaiteurs dans le but d'aider des personnes à entrer en Tunisie » illégalement, en lien avec un « appel d'offres aux établissements hôteliers tunisiens pour l'hébergement de migrants africains » que leur organisation a publié « sans coordination avec les autorités chargées de la sécurité et administratives », une allusion au travail de cette organisation avec le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR).

Fondé en 2016, le CTR est un partenaire clé du HCR en Tunisie. Il est la principale organisation responsable de la réception et de la sélection initiale des demandes d'asile, qui sont ensuite traitées par le HCR.

Le CTR assure également d'autres services en soutien au mandat du HCR, tels que l'organisation d'un hébergement d'urgence et d'une assistance médicale pour les réfugiés et les demandeurs d'asile. Le 2 mai, l'organisation avait publié un appel d'offre public à destination des hôtels tunisiens pour fournir des services aux bénéficiaires du CTR. Cet appel d'offre a suscité une levée de boucliers sur les réseaux sociaux et parmi les membres du Parlement.

Le porte-parole du tribunal a également déclaré qu'une autre organisation qui soutient les demandeurs d'asile et les réfugiés en Tunisie faisait également l'objet d'une enquête. Des sources ont indiqué à Human Rights Watch que le porte-parole faisait référence à Terre d'Asile Tunisie, et qu'au moins deux personnes liées à l'organisation avaient été arrêtées le 8 mai. Le 16 mai, un juge d'instruction les a placées en détention provisoire.

La police, l'armée et la garde nationale tunisiennes, y compris les garde-côtes, ont commis de graves abus à l'encontre des migrants, réfugiés et demandeurs d'asile africains noirs au cours des dernières années, et ces abus se sont multipliés depuis 2023. Human Rights Watch a documenté des passages à tabac, l'usage excessif de la force, certains cas de torture, des arrestations et détentions arbitraires, des expulsions collectives, des manoeuvres dangereuses en mer lors d'interceptions de bateaux, d'expulsions forcées, et de vols d'argent et de biens.

Au 30 avril, plus de 17 000 réfugiés et demandeurs d'asile étaient enregistrés auprès du HCR en Tunisie. Plus de 7 000 d'entre eux sont des Soudanais, dont beaucoup ont fui le conflit au Soudan depuis avril 2023.

Le 15 mai, l'Union européenne et la France ont publié des déclarations qui expriment leurs inquiétudes quant aux récentes arrestations de représentants de la société civile en Tunisie. L'UE a déclaré que sa délégation dans le pays avait demandé aux autorités des « éclaircissements » sur les raisons de ces arrestations. Plus tard dans la journée, Saied a indirectement fait référence à ces déclarations, estimant qu'il s'agissait d'une intervention étrangère inacceptable.

Le 16 juillet 2023, l'UE a signé un protocole d'accord avec la Tunisie qui comprend un financement pouvant atteindre 1 milliard d'euros, dont 105 millions d'euros pour lutter contre la migration irrégulière, sans aucune garantie spécifique en matière de droits humains pour les migrants et les demandeurs d'asile.

La Commission européenne devrait s'assurer qu'aucun financement de l'UE n'est versé à des entités gouvernementales qui commettent des violations des droits humains à l'encontre des migrants ou des demandeurs d'asile, et elle devrait soumettre toute future coopération migratoire avec la Tunisie à de véritables garanties permettant aux organisations de la société civile qui travaillent sur les droits des migrants et des réfugiés d'exercer leurs activités sans craindre d'être harcelés ou de subir des représailles.

Selon le gouvernement tunisien, un projet de loi sur les associations est actuellement en cours de finalisation par le ministère tunisien de la Justice. Des projets de loi qui ont fuité depuis 2022 suggèrent que le gouvernement pourrait donner à l'administration des pouvoirs excessivement larges et discrétionnaires qui lui permettrait d'interférer dans leur formation, leur fonctionnement, leurs opérations et leur financement. Human Rights Watch a précédemment exprimé ses préoccupations au sujet d'un autre projet de loi sur les associations.

Depuis le 25 juillet 2021, Kais Saied a démantelé les institutions démocratiques de la Tunisie, porté atteinte à l'indépendance de la justice et étouffé l'exercice de la liberté d'expression et de la presse, a déclaré Human Rights Watch. Les partenaires internationaux de la Tunisie devraient faire pression sur le gouvernement pour qu'il abandonne son initiative visant à l'adoption du projet de loi sur les organisations de la société civile qui porterait atteinte à la liberté d'association dans le pays.

« Cibler les organisations non gouvernementales qui soutiennent les migrants, les demandeurs d'asile et les réfugiés fait partie d'un effort plus large visant à démanteler l'espace civique en Tunisie », a déclaré Lama Fakih. « L'UE, qui a promis des millions à la Tunisie en matière de coopération migratoire, devrait veiller à ce que les autorités protègent l'espace permettant à la société civile indépendante de travailler sur ces questions dans le pays. »

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