Luanda — L'absence d'une masse critique d'élites, capable d'enclencher l'éveil collectif des consciences des Africains rend difficile la pleine réalisation des objectifs fixés lors de la transformation de l'Organisation de l'unité africaine (OUA) en Union africaine (UA), a déclaré à Luanda l'ambassadeur de la République démocratique du Congo (RDC) en Angola, Constantin KALALA MAYIBA.
Dans une interview accordée à l'Angop, à l'occasion du 61ème anniversaire de la « Journée de l'Afrique », célébrée le 25 mai, il a reconnu qu'il y a eu des progrès significatifs dans divers domaines sur le continent, mais a averti qu'il reste beaucoup à faire pour réaliser le rêve des fondateurs de l'OUA.
Il ajoute que l'influence persistante de puissances étrangères, qui souhaitent continuer à exploiter les ressources naturelles de l'Afrique, sur certains États est un autre obstacle auquel sont confrontés les peuples africains.
Voici l'intégralité de l'interview:
Le 25 de ce mois sera célébré le 61ème anniversaire de l'Union Africaine dont le plus grand projet est l'intégration africaine. Monsieur l'Ambassadeur, dès lors, quel bilan faites-vous de cette intégration ?
Le rôle déterminant joué par l'OUA dans la décolonisation politique du continent et dans la lutte contre le système odieux de l'apartheid est indéniable. Avec l'avènement de l'UA, des efforts remarquables ont été fournis, notamment la production de normes juridiques régionales dans divers domaines et une stabilité relative observée à travers tout le continent sur le plan sécuritaire. Cependant, l'intégration politique et socio-économique du continent est un processus qui continue à se construire.
Pour accélérer le projet de l'intégration africaine, le continent a besoin de s'émanciper réellement de la tutelle des puissances étrangères qui s'obstinent à contrôler et exploiter ses ressources économiques.
Ensuite, il devra combler le retard accumulé dans l'industrialisation, la construction des infrastructures de base, la formation des jeunes, la recherche scientifique, la maitrise de la technologie, la mise en oeuvre des projets intégrateurs et sortir ses économies de l'extractivisme et la rente. L'intégration africaine passe également par le relèvement du niveau des échanges commerciaux intra-africains qui demeure encore très faible à ce jour (14,4% du total des exportations africaines en 2023).
Par ailleurs, pour renforcer son indépendance, l'Organisation devra se résoudre à financer intégralement son budget qui est supporté à plus de 50% par les partenaires extérieurs, ce qui entraine quelquefois l'alignement de sa vision stratégique sur les priorités de ses bailleurs de fonds et, de ce fait, réduit considérablement sa liberté d'action.
Lancement de la ZLECAf en 2022. 25 sur 54 pays en font partie. L'initiative n'intéresse que ces pays là ? Quelle sera la base de la non intégration de ces pays ?
Il est utile de préciser que l'Accord portant création de la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECAf) est une étape cruciale dans le processus d'intégration économique de l'Afrique. Il s'agit d'un mécanisme qui va faciliter la libre circulation des marchandises en supprimant les barrières tarifaires et non tarifaires et la libéralisation du commerce des services.
Sur cinquante-quatre États membres de l'Union africaine (UA) qui l'ont déjà signé, 47 l'ont ratifié. Cependant, la divergence des centres d'intérêt et de vision stratégique nationale, les relents souverainistes, l'absence de volonté politique et le manque de compétitivité des économies de certains Etats sont autant de facteurs susceptibles d'inhiber la pleine opérationnalisation de la ZLECAf.
Nous avons des poches de tension notamment au Mozambique où sévit le terrorisme, ainsi qu'entre le Rwanda et la République Démocratique du Congo. Comment pensez-vous que ces conflits devraient-ils être résolus ? A qui profitent ces guerres?
Toute forme de conflit entre Etats ou d'instabilité dans un pays africain a pour conséquence de retarder le processus d'intégration du continent et, l'agression d'un Etat africain par un autre est une forme de mépris de l'agresseur à l'égard du droit international et de l'Acte constitutif de l'Union Africaine.
Qu'il s'agisse de l'instabilité au nord du Mozambique ou à l'est de la République Démocratique du Congo, il semble évident que derrière les motivations ambigües et farfelues des terroristes se cachent des objectifs économiques et stratégiques précis.
Pour restaurer la stabilité et la confiance entre protagonistes, différentes approches sont plausibles les unes et les autres, en fonction des rapports de force des parties en conflit. Il s'agit des approches militaire, diplomatique, politique et sociale. L'intégration politique et socio-économique de l'Afrique, en ce qu'elle devrait apporter des solutions aux problèmes sociaux des peuples, a vocation de contribuer à la paix et à la stabilité du continent.
En attendant, pour les Etats, le respect du droit international, notamment les dispositions pertinentes de l'Acte constitutif de l'Union Africaine qui consacre le principe d'intangibilité des frontières et l'interdiction de recourir à l'usage de la force entre les Etats membres de l'Union, peut garantir la paix et renforcer l'entente et la coopération entre les pays et entre les peuples d'Afrique.
S'agissant des bénéficiaires de l'instabilité, il n'y a point de doute que tous les acteurs qui contribuent à alimenter les conflits et l'instabilité en Afrique, soit en tant que auteurs intellectuels ou matériels, soit comme complices, en tirent des dividendes à des degrés divers.
En Afrique les coups d'Etat sont condamnés en termes fermes. On l'a vu en Guinée, au Mali, au Niger et au Burkina Faso, pays gouvernés par des militaires putschistes, mais les effets de ces condamnations sont nuls ou quasiment nuls. Pourquoi ?
Il importe de savoir relativiser certains faits. Le concept « putschiste » n'a probablement pas la même connotation pour les peuples de ces 3 pays que pour d'autres ? Evidemment, l'Acte constitutif de l'Union Africaine promeut le respect des principes démocratiques, mais le même instrument juridique consacre également le principe de non ingérence dans les affaires intérieures d'un autre Etat. Il va sans dire que dans chaque Etat concerné par les événements que vous venez de décrire, le Peuple souverain demeure le seul compétent pour qualifier et juger de la légitimité des actes des animateurs de ses institutions.
Pensez-vous qu'il soit possible de prédire les coups d'Etat qui pourraient avoir lieu dans certains pays du continent ? A partir de quels signes ?
Je pense qu'il vaut mieux prévenir les coups de force plutôt que de simplement les prédire. A ce sujet, gouverner en osmose avec le peuple, selon les lois établies et la justice, tout en mettant l'intérêt général avant toute considération est, de mon point de vue, le meilleur bouclier contre ces événements.
Le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont décidé de se retirer de la communauté Economique des Etats d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO). Ils envisagent de créer une monnaie appelée Sahel. Considérez-vous ce projet viable ?
En tant qu'Etats souverains, je pense qu'ils sont libres de lever les options qu'ils jugent pertinentes pour le salut de leurs peuples respectifs, y compris adhérer ou se retirer d'une quelconque organisation interétatique ou créer une monnaie unique et ce, en vertu de la maxime « le salut du peuple est la loi suprême ». Nul n'est besoin de rappeler que chaque Etat exerce sa souveraineté dans les limites de sa compétence et dans le respect de ses lois et du droit international.
Quelles conséquences concrètes l'émergence de cette monnaie pourrait elle apporter au continent africain ?
Les initiateurs du projet ont certainement des arguments à faire valoir pour accréditer leur thèse. Il ne m'appartient pas de commenter une option que se proposerait de lever un Etat tiers dans le cadre de l'exercice de sa souveraineté tant qu'elle n'affecte pas les intérêts stratégiques ou vitaux de mon pays.
Le Togo a récemment organisé des élections régionales et législatives. Elles se sont toutefois déroulées dans un contexte de crise, résultant de l'adoption, par l'Assemblée nationale, d'un amendement à la Constitution, faisant passer le pays d'un régime présidentiel à un régime parlementaire. Ainsi, un nouveau Président de la république sera élu par le Parlement et non directement par le peuple comme c'était le cas auparavant. Quelle interprétation faites-vous de cette situation ?
Les institutions étatiques de chaque pays prennent des initiatives et mesures qu'elles jugent nécessaires au bon fonctionnement du pays et pour le bien être de leur population. Le droit international ne m'autorise pas à m'ingérer dans les affaires intérieures d'un autre Etat. C'est au Peuple de ce pays seul qu'il revient le droit de juger, dans l'exercice de sa souveraineté, les actes de ses dirigeants politiques, sachant que le développement d'un pays tient plus du génie de son peuple et de la qualité de son organisation que de la forme de l'Etat ou du mode d'accession aux charges publiques.
L'Organisation de l'Unité africaine (OUA) est devenue l'Union Africaine (UA) suite à la résolution de Sytre, qui remonte au 9 septembre 1999. Les objectifs évoqués lors de la transformation ont-ils été atteints ?
Des avancées significatives ont été enregistrées dans plusieurs domaines. De manière globale, plusieurs objectifs ont été relativement atteints, mais il reste encore beaucoup à faire pour réaliser le rêve des pères fondateurs de l'OUA.
Malheureusement, comme du temps de la traite négrière et de la colonisation, il existe encore sur le continent, des leaders politiques et groupes d'intérêts qui servent de rampes de lancement des initiatives de déstabilisation des autres Etats au profit des puissances étrangères. Ces pratiques condamnables comme tant d'autres similaires, sont susceptibles de retarder l'atteinte des objectifs fixés lors de la transformation de l'Organisation de l'Unité Africaine en Union Africaine.
Selon vous, quels sont les facteurs qui expliquent le non respect de ces mêmes objectifs ?
Il y a des facteurs endogènes et exogènes. D'un côté, l'absence d'une masse critique d'élites capables d'enclencher l'éveil collectif des consciences des africains accablés par les traumas d'un héritage psychologique chargé d'épreuves et de négation de leur humanité (esclavage, colonisation et dictature) et la faible intégration des économies de différents pays au sein des Communautés Economiques Régionales et la disparité des niveaux d'industrialisation entre les régions. De l'autre côté, l'influence persistante des puissances étrangères, qui souhaitent poursuivre l'exploitation des ressources naturelles de l'Afrique, sur certains Etats.
Croyez-vous à la création des Etats-Unis d'Afrique et, à terme, à leur monnaie unique, à leur armée unique et à leur gouvernement unique comme le préconisait Kuame Nkrumah, Mouhamar Kadhafi, entre autres panafricanistes ? Pourquoi ?
Tout ce que l'esprit de l'Homme peut imaginer et croire, il peut le réaliser. Les Américains ont essayé, ils y sont parvenus en créant les Etats-Unis d'Amérique. Les Européens ont emboîté le pas en commençant par l'intégration économique, les résultats obtenus sont palpables avec l'existence de l'Union Européenne. Les pères fondateurs de l'Union Africaine ont rêvé d'une Afrique Unie et réellement libre et, ils ont fait leur part en jetant les jalons.
Il revient aux générations actuelle et future de parachever l'oeuvre. Oui, je crois en la capacité des Africains de transcender leurs divergences illusoires et momentanées pour construire une Afrique unie et forte, selon le voeu des Pères fondateurs.
Selon vous, comment fonctionnerait cet Etat, notamment en termes de leadership et de contrôle de l'armée ?
Cette question nécessiterait un grand débat à l'échelle continentale, au regard de sa complexité. Bien sûr qu'il n'est pas interdit de se projeter dans l'avenir, mais j'estime qu'il n'est pas opportun de s'y appesantir pour le moment.
Au contraire, il me paraît plus urgent de travailler progressivement à la reconstruction de cette grandeur de l'Afrique que nous avons perdue et, qui passe inéluctablement par son unité, son indépendance, sa stabilité, la solidarité entre ses peuples, la valorisation du génie et du talent de sa jeunesse et la réappropriation de ses valeurs. L'agenda 2063 nous engage tous à bâtir une Afrique intégrée, prospère et pacifique, dirigée par ses propres citoyens, et représentant une force dynamique sur la scène mondiale. Nous avons intérêt à unir nos forces pour relever ces défis.