Centrafrique: Au premier procès de Ndélé

Rodrigue Le Roi Benga est un journaliste spécialiste des questions de justice et droits humains, scientifiques, économiques et environnementales. Diplômé du département des Sciences de l'information et de la communication à l'université de Bangui, il est depuis 2020 rédacteur-en-chef adjoint à Radio Ndeke Luka, média le plus écouté de la République centrafricaine, créé et soutenu par la Fondation Hirondelle.

Le 5 décembre 2023, la Cour pénale spéciale (CPS), tribunal hybride soutenu par l'Onu et basé à Bangui, a ouvert son deuxième procès, consacré à l'affaire dite « Ndélé 1 », un conflit intercommunautaire ayant coûté la vie à plus de 80 personnes entre mars et avril 2020. Quatre des dix accusés sont présents et ont entamé leur interrogatoire.

A l'ouverture du procès, le 5 décembre 2023, sur les dix accusés poursuivis par le parquet de la Cour pénale spéciale (CPS) dans cette affaire, seulement trois sont présents. Un autre accusé est retrouvé une semaine plus tard, après un ultimatum de la CPS. Depuis, ce sont donc ces quatre accusés, Azor Kalite, Charfadine Moussa, Antar Hamat et Oscar Wordjonodroba, qui comparaissent devant la Cour pour répondre d'accusations de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.

Les évènements de Ndélé sont caractérisés par des conflits intercommunautaires entre des factions Goula et Rounga du Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC). Ces deux groupes ethniques - les Goula majoritaires se réclamant comme « maîtres » des Rounga minoritaires - se coalisent au sein de la rébellion Séléka pour prendre le pouvoir en 2013. Après 10 mois de règne meurtrier, la Séléka est poussée vers la sortie, mais en attendant les processus de désarmement et de réconciliation, les exactions perdurent.

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Les exploitations minières, les rackets sur les barrières et les sécurisations monnayées de la transhumance sont devenus des sources de revenu pour les groupes rebelles, ce qui retarde les processus de désarmement. La volonté de contrôler plus d'espace et plus de barrières routières va créer un fossé entre les deux ethnies. Leur relation dominant-dominé, pourtant abandonnée au profit de l'union au sein de la Séléka, va refaire surface.

Les exactions, notamment les assassinats ciblés de membres d'un groupe et les représailles qui s'ensuivent, créent une scission entre les deux ethnies, notamment parmi les membres du FPRC, rébellion qui a pour fiefs Ndélé dans le Bamingui-Bangoran, Bria dans la Haute Kotto, et Birao dans la Vakaga.

Trois attaques meurtrières et plus de 80 morts

Dans le cadre de cette première partie du procès consacré aux évènements de Ndélé, le parquet spécial indique qu'il y a eu en tout trois combats dans la ville de Ndélé et ses environs, les 6 mars, 11 mars et 29 avril 2020. Selon l'accusation, les deux factions du FPRC, Goula et Rounga, se sont affrontées en zone urbaine.

Ces attaques et représailles ont fait des dommages collatéraux : au moins 15 civils sont tués pendant la première attaque, attribuée à la faction Rounga, et une trentaine de maisons est incendiée. Le bilan est plus lourd lors du deuxième affrontement, toujours déclenché par la faction Rounga selon les témoignages collectés par le parquet : on dénombre 37 civils tués et une centaine de maisons incendiées, tandis que des habitants sont contraints de fuir les lieux.

Quant à la troisième attaque, qualifiée de représailles Goula, elle est aussi meurtrière : 29 morts et une centaine de maisons et commerces brûlés. Alors que le parquet continue d'enregistrer la constitution de parties civiles, le nombre des victimes pourrait être revu à la hausse.

A la tête des accusés figure Azor Kalite, arrêté en mai 2020 par les forces de la Minusca, la mission des Nations unies en République centrafricaine. En qualité d'auteur, coauteur, complice et chef militaire, il est accusé d'avoir commis des crimes contre l'humanité (meurtre, actes inhumains, persécution) dans la ville de Ndelé, le 29 avril 2020.

Les trois autres détenus, Charfadine Moussa, Antar Hamat et Oumar Oscar Wodjonodragba, sont accusés des mêmes faits. Parmi les crimes de guerre, l'accusation mentionne l'homicide intentionnel, l'atteinte à la santé et au bien-être physique ou mental des personnes, en particulier les traitements cruels, tels que la torture, les mutilations ou toutes formes de peines corporelles, les attaques contre la population civile de Ndélé et le pillage.

Le 16 avril, après plus de deux mois de suspension due à la grève des avocats centrafricains, qui protestaient contre l'arrestation d'un des leurs, la CPS a repris les audiences consacrées à cette affaire dite Ndélé 1. Au programme, la lecture des procès-verbaux des témoins absents et l'audition de deux membres du gouvernement comme témoins : Herbert Gontran Djono Ahaba, ministre des Transports et ancien leader du mouvement rebelle du Rassemblement patriotique pour le renouveau de la Centrafrique (RPRC), et Gilbert Toumou Deya, ministre délégué chargé du Désarmement et leader du groupe rebelle du Mouvement des libérateurs centrafricains pour la justice (MLCJ). Devait également être entendu Abdoulaye Issène, chef d'État-major du FPRC, en détention dans le cadre de l'affaire Ndélé 2, encore à l'instruction.

Témoins absents et preuves matérielles

Les procès-verbaux d'une dizaine de témoins ont été lus par les juges. Selon certains, il y a eu trois attaques, selon d'autres six, dont trois menées par les Goula et trois autres par les Rounga et leurs alliés.

En ce qui concerne les auteurs des attaques, plusieurs noms apparaissent dans les dépositions des témoins présentés par l'accusation. Le témoin n°32 déclare que Kalite était le chef des Goula, qu'il n'a pas participé aux deux premiers combats les 6 et 11 mars 2020, mais a organisé et participé à la dernière attaque du 29 avril 2020. Le témoin n°36 précise de son côté que la faction Rounga du FPRC était dirigée par trois hommes, Abdel Aziz, Abakar Bélé et Assane, chef d'État-major du FPRC à Ndélé. Du côté Goula, il cite Ataïr Idriss, Lolo, Ramadan et général Facher. Ce dernier est poursuivi, mais absent à la barre.

Le témoin n°41, qui indique avoir participé à l'enterrement de 29 corps dans une fosse commune, cite de son côté Youssouf, ex-commandant du FPRC à Ndélé, comme le meneur de l'attaque du 6 mars 2020.

Les accusés ont souhaité contre-interroger les témoins absents, dont les procès-verbaux des dépositions leur ont été lus, mais la Cour indique qu'ils sont pour l'heure introuvables... De quoi susciter la réaction de la défense qui estime que c'est un droit pour les accusés de questionner les personnes qui témoignent à charge contre eux. Ces témoins ne sont plus aux mêmes adresses et « certains seraient même décédés », réagit Alain Tolmo, premier substitut national du procureur spécial. L'accusation souligne que l'option de lire les procès-verbaux des témoins absents a été prise en audience de mise en état.

Hormis ces témoignages, l'accusation a présenté plusieurs pièces à conviction, certaines collectées sur les lieux du crimes, d'autres saisies après l'arrestation des suspects. La police scientifique et technique de la Minusca a ainsi retrouvé sept armes de guerre, des munitions, des étuis de balle, des téléphones portables, un téléphone satellitaire Thuraya, un poste-récepteur radio, des billets de banque, un bulletin de note, un acte de naissance, des cartes photos, des couteaux de différentes marques, et des comprimés emballés (dont du valium et du Tramadol, selon le parquet).

A cela s'ajoutent les photographies de corps sans vie, prises juste après les massacres, des images des ruines des maisons incendiées, des fosses communes et des tombes des victimes. L'accusation a aussi projeté des images des accusés filmées lors des réunions de signature des accords de paix. La défense n'a pas souhaité commenter la présentation de ces pièces à conviction.

Le silence d'Issène et le récit de Kalite

Arrêté en septembre dernier pour l'affaire dite « Ndélé 2 », Abdoulaye Issène, le chef militaire du FPRC, a été plusieurs fois cité par les témoins et accusés dans le procès Ndélé 1. La Cour a donc décidé de le faire venir à la barre. Après trois refus de se présenter devant les juges, Issène est finalement venu le 29 avril. D'entrée de jeu, les juges ont demandé à Issène d'expliquer ce qu'il savait de cette affaire.

« Je suis un fils de Ndélé, mais je n'étais pas à Ndélé lors de cet évènement. C'est depuis 2016 que je suis à Bangui. Donc je ne peux pas vous donner des clarifications sur un incident qui s'est produit en mon absence », a-t-il affirmé, selon un compte-rendu diffusé sur Radio Ndeke Luka, avant d'ajouter : « Je détiens des secrets d'État. On ne peut pas m'interroger de la sorte en public. ». Et malgré l'insistance du président de la Cour, il n'a pas voulu prononcer un mot de plus.

Après une suspension d'audience demandée par son avocat, Issène a choisi de garder le silence. « Je ne peux pas témoigner contre des gens avec qui je dors et mange ensemble », a-t-il dit. Quant aux deux membres du gouvernement, témoins annoncés, ils ne se sont pas présentés pour témoigner, ce que toutes les parties au procès ont déploré.

Le 6 mai, les juges entrent dans l'interrogatoire au fond des accusés. Azor Kalite est le premier à passer à la barre. Dans son uniforme orange de prisonnier numéroté « 0001C », un interprète à ses côtés, Kalite apparaît serein. Il contemple et tâte ses orteils pendant les questions et fixe les juges quand il répond.

D'emblée, il indique qu'il n'a pas signé le procès-verbal de son audition faite par les officiers de police judiciaire de la Minusca. La question suscite un long débat mais n'empêche pas la progression de l'interrogatoire. Kalite, qui s'exprime en français, nie d'abord avoir fait partie d'un groupe armé et affirme avoir été envoyé pour « ravitailler » la population en difficulté en l'absence d'un couloir humanitaire, au lendemain des attaques du 11 mars.

« Au moment des faits, j'étais coordonnateur régional de l'opération de désarmement, dans le cadre de l'accord du 6 février 2019 entre le gouvernement et les groupes armés », clame-t-il. « On ne peut participer au désarmement que si on est membre d'un groupe armé », rétorque le substitut du procureur spécial, Romaric Kpangba. « Je n'étais pas à Ndélé pendant ces évènements meurtriers », assure ensuite Kalite.

Le parquet présente pourtant le bornage téléphonique qui localise l'accusé aux environs de Ndélé pendant l'attaque du 29 avril 2020. Pour Me Fleury Hotto, l'avocat de Charfadine Moussa, il y a cependant une différence entre le relevé obtenu par réquisition chez l'opérateur de téléphonie et une expertise ordonnée par le cabinet d'instruction.

Poursuivant son explication, Kalite indique que tout a commencé le 14 juillet 2019 lors d'un contrôle de routine sur une barrière à Amdafock, dans la Vakaga, par une faction du FPRC Rounga sur un individu d'ethnie Kara. Pendant ce contrôle, raconte-t-il, un lot de cartouches de chasse est trouvé et confisqué par le FPRC Rounga. Après l'échec des négociations aux fins de restitution de ce lot, des conflits ethniques resurgissent entre les Rounga et leurs alliés Sara d'un côté, et les Kara et les Goula de l'autre. Les combats dans les villages d'Amdafock et Terfel, le 29 août 2019, font plusieurs morts parmi les assaillants.

Kalite parle aussi de plusieurs attaques dont sa communauté Goula a été victime. Il fait notamment allusion à l'attaque de Nzako sous le commandement de Mahamat Sallet contre la communauté Goula. Selon lui, Sallet a pris en otage et violé ses nièces, des jumelles de 16 ans, et séquestré plusieurs femmes de la communauté Goula dans la ville de Nzako pour en faire des objets sexuels pour ses hommes.

Abdoulaye Issène, « l'alpha et l'omega » des attaques de Ndélé ?

Kalite cite encore une attaque des villages Goula par les Arabes du Soudan. « Je me rendais à Ndifa au deuil de mon grand frère décédé après avoir reçu une balle dans cette attaque. Arrivé à Ndifa, la ville était assiégée par les Arabes du Soudan, assistés par des Rounga qui réclamaient la somme de 120 millions de francs CFA [180,000 euros] en compensation de leurs ressortissants assassinés dans les villages Goula », relate-t-il. « Au vu des différents problèmes auxquels la communauté Goula était confrontée, une réunion avait été convoquée pour en débattre à Tiringoulou.

C'est lors de cette réunion que j'ai été désigné pour me rendre à Ndélé et rencontrer les autorités afin de demander aux combattants de cesser les hostilités », poursuit-il. « A mon arrivée, les autorités étaient absentes et la Minusca ne voulait pas m'écouter ni entendre parler de moi. Devant l'échec de ma mission, j'ai décidé de rebrousser chemin, et c'est là que j'ai été arrêté par un contingent de la Minusca, puis ramené après interrogatoire à Bangui où je suis détenu depuis quatre ans. »

Lorsqu'on lui demande la nature de sa relation avec le chef du FPRC, Abdoulaye Issène, Kalite répond : « Il est l'alpha et l'omega de tout ce qui s'est passé à Ndélé ».

L'accusé avance n'être jamais rentré dans la ville de Ndélé à cause d'Issène qui, selon lui, est l'auteur de onze attaques à Birao et se trouve au coeur de la crise à Ndélé. « Je suis en train de purger quatre ans de détention alors que les vrais coupables sont là, à Ndélé, et viennent de temps en temps à Bangui », conclut-il. « Et pour terminer, je n'avais pas besoin de venir jusqu'à Ndélé pour tuer les Rounga. J'ai traversé des villages et, sur la route, je croisais des Rounga et des Sara. Dans ma maison même, il y a au moins trois Rounga à ma charge que je n'ai pas tués. »

L'arme d'Antar Hamat

Dans la même ligne que Kalite, Antar Hamat raconte qu'il était venu à Ndiffa pour les obsèques de son oncle et c'est au cours de ce déplacement que sont survenus les évènements de Ndélé. Il dit qu'il avait été choisi pour apporter des produits vivriers à la famille, affectée par les violences de Ndélé. « Nous avons quitté Ndélé pour Ouadda avec mes co-accusés le 19 mai 2020. En route, nous avons rencontré les éléments de la Minusca avec 14 véhicules. Ils nous ont interpellés, menottés et nous ont bandé les yeux », dit-il. « Le lendemain, ils m'ont appelé pour aller signer un papier. Ce que j'ai fait. »

Hamat précise qu'ils étaient cinq à être partis de Tiringoulou, chacun sur sa moto, lui étant le seul armé. L'accusé affirme avoir appris le maniement des armes sur le tas, et indique s'être procuré cette arme à Tiringoulou, pour sa sécurité. « Pourtant, dans le procès-verbal, vous avez dit que vous vous êtes procuré cette arme à Bria ? » presse le substitut du procureur, Tolmo. L'avocate de Hamat, Me Claudine Bagaza, rétorque que son client « avait déjà reconnu être armé en raison de l'insécurité qui régnait dans la région ». « Tous les témoignages s'accordent à dire que toute la population est armée dans ce secteur », déclare-t-elle.

Les deux autres accusés attendent leur interrogatoire. Ils doivent être suivis par les plaidoiries finales. Avant d'être retardé par la grève des avocats, ce premier procès consacré aux évènements de Ndélé devait durer 45 jours. il risque de se prolonger plus longtemps que prévu. Créée en 2015 avec l'appui de l'Onu, la CPS a démarré ses premières enquêtes en 2018 et un premier procès s'est tenu en 2022 pour juger trois membres du groupe armé 3R (Retour, Réclamation et Réhabilitation), reconnus coupables de crimes commis dans les villages de Koundjili et Lemouna, au nord-ouest du pays, le 21 mai 2019.

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