Tunisie: Les autorités doivent mettre un terme à l'érosion de l'indépendance de la justice

communiqué de presse

Deux ans après la révocation sommaire de juges par le président, des magistrats continuent d'être harcelés, poursuivis en justice et privés de leurs droits

Les autorités tunisiennes doivent mettre un terme à l'érosion persistante de l'indépendance de la justice dans le pays, a déclaré Amnesty International le 31 mai, deux ans après que le président Kaïs Saïed s'est octroyé le pouvoir de révoquer unilatéralement des juges.

Le 1er juin 2022, le président Kaïs Saïed a pris le décret-loi n° 2022-35 qui lui permettait de révoquer n'importe quel juge sur la base de vagues critères et sans procédure régulière. Le même jour, il a annoncé la révocation de 57 juges et procureurs, accusant les magistrats, y compris des juges et procureurs de haut rang, d'obstruction aux enquêtes relatives au terrorisme, de corruption financière, de « corruption morale » ou d'« adultère ».

Malgré la décision rendue en 2022 par le tribunal administratif de Tunis ordonnant la réintégration de 49 des magistrats arbitrairement révoqués, la ministre de la Justice n'a toujours pas réintégré ces personnes dans leurs fonctions. De plus, les juges et institutions judiciaires qui s'opposent aux mesures présidentielles et agissent de façon indépendante continuent d'être en butte à des manoeuvres d'intimidation et de harcèlement.

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« Depuis que le président Kaïs Saïed a dissous le Conseil supérieur de la magistrature et révoqué des juges sur la base de vagues accusations, il y a deux ans, des magistrats continuent de faire face à un harcèlement et à des ingérences illégales dans leur travail qui visent à étouffer la dissidence et à empêcher la reddition de comptes », a déclaré Heba Morayef, directrice du programme régional Afrique du Nord et Moyen-Orient d'Amnesty International.

« Les autorités tunisiennes doivent de toute urgence mettre fin à toutes les pratiques qui nuisent à l'indépendance de la justice, et modifier ou abroger les lois qui ne défendent pas le respect des normes internationales sur l'indépendance de la justice et l'équité des procès, conformément aux engagements internationaux de la Tunisie. Amnesty International réitère l'appel qu'elle a adressé aux autorités pour leur demander de rétablir dans leurs fonctions tous les juges et tous les procureurs qui ont été arbitrairement révoqués, et de veiller à ce qu'ils reçoivent réparation. »

Le 23 janvier 2023, 37 des 57 juges révoqués ont porté plainte contre la ministre de la Justice pour non-respect de la décision du tribunal administratif. Cependant, à ce jour, aucune avancée n'a été observée au sujet de ces plaintes.

Deux ans après leur révocation, les juges et procureurs révoqués continuent de pâtir des conséquences de cette décision sur les plans professionnel, économique et de leur réputation, étant privés de leur source de revenus et ne bénéficiant d'aucune protection sociale.

Hammadi Rahmani, un juge révoqué, a dit à Amnesty International : « Deux ans se sont écoulés depuis que moi-même et mes collègues avons été révoqués de façon illégale, et nous n'avons toujours pas reçu de décision officielle et justifiée nous informant des motifs de notre révocation. Cependant, au bout de ces deux années, je pense qu'il est devenu évident pour tout le monde que ces révocations ciblaient l'indépendance des juges et celles et ceux qui dénonçaient l'érosion du principe de séparation des pouvoirs et le contrôle de l'exécutif sur le judiciaire. J'estime que c'est mon devoir en tant que juge et citoyen de mettre en garde contre toute tentative de contrôle du pouvoir judiciaire. »

Une autre magistrate révoquée, Khira Ben Khlifa, a fait l'objet de poursuites judiciaires pour adultère au moment de sa destitution, en juin 2022. Ces poursuites engagées contre elle étaient basées sur des faits pour lesquels elle n'aurait jamais dû être incriminée et elle a finalement été acquittée.

« Ma vie a totalement basculé depuis ma révocation, le 1er juin 2022. J'ai été arbitrairement privée de mon droit de travailler, et mon droit au respect de la vie privée a été violé et on continue de me refuser l'accès à des voies de recours », a déclaré Khira Ben Khlifa à Amnesty International.

Depuis que le président Kaïs Saïed s'est emparé du pouvoir, le 25 juillet 2021, on observe en Tunisie une régression considérable en matière de droits humains par rapport aux avancées qui avaient eu lieu après la révolution de 2011, notamment avec le démantèlement de nombreuses garanties institutionnelles comme par exemple la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature en février 2022, et l'adoption d'une nouvelle Constitution au moyen du référendum du 25 juillet 2022. Cette nouvelle Constitution sape les garanties institutionnelles en matière de droits humains et ne prévoit pas les garanties requises pour que la justice puisse fonctionner en toute indépendance et impartialité.

Harcèlement exercé contre le juge Anas Hmedi

Anas Hmedi, président de l'Association des Magistrats Tunisiens (ATM, une organisation indépendante) et juge près la Cour d'appel de Monastir, fait l'objet d'une campagne de diffamation en ligne, d'une procédure disciplinaire et de poursuites judiciaires arbitraires en représailles à l'action de l'ATM qui continuait de contester les attaques contre l'indépendance de la justice. Il est poursuivi pour « atteinte à la liberté de travailler » au titre de l'article 136 du Code pénal. Une audience a été fixée au 5 juillet 2024 dans cette affaire.

L'AMT s'est publiquement opposée aux mesures prises par le président Kaïs Saïed contre le pouvoir judiciaire, et a dénoncé l'ingérence indue et illégale de l'exécutif dans les affaires judiciaires. Selon une déclaration publiée par l'AMT le 16 avril 2024, la ministre de la Justice a ordonné depuis août 2023 la nomination, le transfert ou la suspension d'au moins 105 juges et procureurs en utilisant des circulaires administratives. Dans cette même déclaration, l'AMT indique que plusieurs personnes ont été suspendues de leurs fonctions avec ou sans suspension de la rémunération et en dehors de toute procédure disciplinaire.

Après la révocation sommaire de 57 magistrats le 1er juin 2022, l'AMT, avec d'autres associations de magistrats, a déclenché une grève nationale pendant quatre semaines afin de protester contre ces révocations arbitraires. À la suite de cette grève, Anas Hmedi a été convoqué pour un interrogatoire à quatre reprises entre juillet et août 2022 par le service de l'inspection générale du ministère de la Justice.

En octobre 2022, après que le Conseil supérieur provisoire de la magistrature eut décidé de lever son immunité de poursuites, le procureur adjoint du tribunal de première instance de Monastir a inculpé Anas Hmedi pour « atteinte à la liberté de travail », une infraction punie d'une peine maximale de trois ans d'emprisonnement. Les charges retenues contre lui sont liées au fait qu'il aurait « incité » d'autres juges du tribunal de Monastir à faire grève.

En février 2023, le procureur général de la cour d'appel de Tunis a transféré cette affaire du tribunal de Monastir au tribunal de première instance d'El Kef, alors qu'un recours formé par les avocats d'Anas Hmedi contre la décision de levée de son immunité était toujours en instance. Anas Hmedi a été convoqué par un juge d'instruction le 21 août 2023, mais l'audience a été ajournée à plusieurs reprises. Parallèlement, des procédures judiciaires distinctes ont également été engagées contre lui par le Conseil supérieur provisoire de la magistrature.

Les avocats d'Anas Hmedi ont formé un recours contre la décision de lever son immunité en décembre 2022 et ce recours est toujours en instance, en violation de son droit à un recours utile. La législation tunisienne prévoit que les demandes de suspension de décisions administratives sont urgentes et qu'il doit en pratique être statué sur ces demandes dans les trois mois qui suivent.

« Les actions d'Anas Hmedi et le travail de l'AMT sont protégés par le droit international relatif aux droits humains. Les mesures ciblant Anas Hmedi prises par les autorités avec des procédures disciplinaires et judiciaires abusives violent les normes internationales et doivent cesser immédiatement », a déclaré Heba Morayef.

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