Afrique: Jeremy Farrar analyse l'usage des données sanitaires mondiales

5 Juin 2024
interview

KIGALI — Les données générées dans le Sud global ont permis de mettre au point deux vaccins homologués contre le paludisme. Elles pourraient contribuer à la découverte d'un nouveau vaccin contre la tuberculose d'ici 2030, indique Jeremy Farrar, scientifique en chef de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).

Il estime qu'il est vital d'investir dans les programmes scientifiques pour maintenir ce rythme et pour lutter non seulement contre les maladies infectieuses, mais aussi contre le cancer, les maladies cardio-vasculaires et les troubles psychiques qui touchent de plus en plus les pays à faible et moyen revenus.

Dans un entretien qu'il a accordé à SciDev.Net en marge de la conférence du Réseau international en conseil scientifique gouvernemental (INGSA 2024), qui s'est tenue du 1er au 2 mai à Kigali, au Rwanda, Jeremy Farrar a ajouté qu'il fallait une « base scientifique » solide pour pouvoir recueillir les données supplémentaires nécessaires pour relever ces défis.

A quel point a-t-il été difficile, par le passé, de prendre en compte les données des pays à faible et moyen revenus dans les décisions de l'OMS ?

Au début de ma carrière, je vivais au Vietnam, et à l'époque, c'était un pays à très faible revenu. Je pense que c'était extrêmement difficile, notamment en ce qui concerne le paludisme et la tuberculose. Je crois que ce n'est plus le cas aujourd'hui.

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Il y a aujourd'hui beaucoup plus de données issues de nombreux pays différents. Peut-on parler d'une situation idéale ? Non. Mais la situation continuera à s'améliorer.

"Un pays ne recueille pas des données uniquement dans le but de les partager avec l'OMS, mais aussi pour prendre ses propres décisions. Ce qui est crucial et ne peut se faire qu'en investissant dans la science"Jeremy Farrar, OMS

Par exemple, nous disposons à présent de deux vaccins contre le paludisme, et ce, grâce à des données recueillies en Afrique et, dans une certaine mesure, en Inde. Il en sera de même pour les vaccins contre la tuberculose et pour le traitement du paludisme et de la dengue : toutes les données proviennent d'Afrique, d'Asie, d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud.

Je pense que cela reflète le fait que les gouvernements investissent à présent dans la recherche scientifique. Prenons l'exemple de la COVID : certaines des données sur l'émergence du variant Omicron ont été le fruit du travail d'éminents chercheurs en Afrique du Sud, qui ont fait cette découverte. Donc, nous devons poursuivre nos efforts, mais je crois que le centre de gravité est en train de changer.

Quelles sont les difficultés que vous rencontrez pour utiliser les données issues de ces régions ?

On veut toujours plus de données, d'Afrique, d'Asie, d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud. Pas seulement sur le paludisme et la tuberculose, mais aussi sur le cancer, le diabète, les maladies cardio-vasculaires, les AVC, etc. Il ne s'agit pas seulement de données sur les maladies infectieuses.

Ici, à Kigali, mais aussi à Lagos, Rio de Janeiro et Ho Chi Minh Ville, les maladies dites non transmissibles - les maladies psychiques et cardio-vasculaires, le cancer - sont maintenant très répandues. Rien que pour l'avenir scientifique des pays, [nous avons besoin de] davantage d'investissements dans la recherche, à l'instar de ce que font le Rwanda, le Nigeria, l'Afrique du Sud, le Kenya et beaucoup d'autres pays, et je crois que ce changement est en train d'avoir lieu.

Si l'on vous comprend bien, des investissements accrus dans la recherche scientifique sont nécessaires pour que les données locales puissent être utilisées par l'OMS ?

Avant tout, pour que les données puissent être utilisées par les pays eux-mêmes. Le plus important est que des données fiables, la recherche scientifique et les essais cliniques soient le fait des communautés et des populations des pays qui sont le plus touchés, pour qu'ils puissent les utiliser. Par ailleurs, il est très important que les résultats obtenus soient communiqués aux régions et aux pays voisins, ainsi qu'à l'OMS.

Un pays ne recueille pas les données uniquement dans le but de les partager avec l'OMS, mais aussi pour prendre ses propres décisions. Ce qui est crucial et ne peut se faire qu'en investissant dans la science. Il est très important qu'il y ait un soutien international dans cette voie, mais c'est l'appui au niveau national, de la société, du gouvernement, des ministères et du monde de l'éducation qui est primordial, à la base, pour que les gens aient le sentiment qu'ils ont un rôle à jouer dans ces progrès.

Vu la réaction observée dans le monde à l'annonce par l'Afrique du Sud du variant Omicron, comment l'OMS utilise-t-elle les données issues d'Afrique et d'autres continents, sans faire preuve de discrimination ?

Vous faites bien de soulever cette question. Le cas de l'Afrique du Sud est intéressant : grâce à des investissements dans la science sur le long terme, elle a pu identifier Omicron. Je crois qu'elle en a informé les Sud-Africains quelques heures plus tard et qu'elle a dans le même temps livré l'information aux autres pays de la région, à l'OMS Afrique et l'OMS Genève, et le monde entier a été mis au courant. On ne pouvait pas avoir mieux comme exemple de bonne pratique.

Le monde aurait pu, et aurait dû, mieux réagir pendant la crise du COVID, notamment au sujet de la fermeture des frontières, contre laquelle l'OMS s'est élevée avec véhémence. Nous devons tirer les enseignements de cette expérience. Si un pays partage au niveau national des informations qui ont une importance cruciale pour le monde entier, nous ne devons pas le pénaliser. Sinon, aucun pays ne communiquera ce genre d'information. Et si ces informations sont mises en commun, il faut que le pays puisse bénéficier de leur impact.

Pouvez-vous nous donner un exemple de données issues du Sud global qui ont un impact ?

Il y a beaucoup d'exemples, et leur nombre est en constante augmentation. J'ai évoqué les vaccins contre le paludisme. Si on m'avait dit, il y a 20 ans, que nous aurions un vaccin contre le paludisme avant que je ne prenne ma retraite, j'aurais eu du mal à le croire, mais la science l'a permis. Ce sont les pays du Sud global qui ont mené les travaux scientifiques, obtenu les données et mené les essais cliniques.

En ce qui concerne les essais cliniques dans la perspective du nouveau vaccin contre la tuberculose que nous appelons de nos voeux, les premiers volontaires ont été recrutés il y a trois ou quatre semaines en Afrique du Sud, et un grand nombre de pays en Afrique et en Asie contribuent à cet essai qui a une importance absolument vitale.

A une époque où tout le monde fait preuve de cynisme vis-à-vis de la science et du rôle qu'elle joue dans la société, il est extraordinaire de pouvoir dire que d'ici la fin de la décennie, on pourrait disposer de nouveaux vaccins contre la tuberculose et le paludisme, de vaccins contre le cancer et de traitements, pas seulement de vaccins. Et tous ces résultats ont été obtenus grâce aux pays les plus touchés.

Comment les connaissances et le savoir autochtones peuvent-ils être utilisés de manière efficace pour servir de base aux décisions de politique ?

Ce savoir autochtone a joué un rôle très important, entre autres, lors de la terrible crise d'Ebola, en Afrique de l'Ouest, en 2014. Il ne s'agissait pas uniquement de la biologie du virus et de sa transmission, mais aussi des paramètres sociaux et économiques qui prévalaient à ce moment-là. Si on ne dispose pas de ces connaissances, il est impossible de gérer une crise. Que ce soit le savoir local, les croyances, les coutumes, les cultures, la langue. C'était une manière terrible de tirer des leçons, mais je crois que, depuis 2014, elles ont été assimilées.

Nous devons aussi veiller à ce que ces leçons ne soient pas prises en compte seulement dans des situations d'urgence, mais aussi par chaque système de santé, et ce au quotidien. On en a besoin non seulement en temps de crise, mais tout le temps.

Que fait l'OMS pour développer le conseil scientifique aux gouvernements dans les pays subsahariens ?

J'ai rejoint l'OMS il y a 10 mois, et il y a deux domaines sur lesquels je me suis concentré avec mes collègues. Tout d'abord : de quelles options les pays disposent-ils pour soutenir leur recherche scientifique ? Je crois qu'il y a des leçons que le Rwanda peut partager avec le Brésil, que le Brésil peut partager avec le Vietnam, que le Vietnam peut partager avec la France. De nombreux pays ont choisi des voies différentes pour développer leurs programmes scientifiques, mais je crois que ces informations n'ont pas été suffisamment partagées.

Ensuite, comment un système de recherche scientifique peut-il influencer la prise de décision politique ? Ce n'est pas à la science de prendre ce genre de décision. C'est l'apanage des gouvernements. Mais leurs décisions devraient être fondées sur la science. La manière dont on structure les conseils scientifiques donnés aux gouvernements joue un rôle très important. Il n'existe pas de modèle unique qui convienne à tous les pays, même si beaucoup vivent des partages d'expérience.

Certains détracteurs trouvent que les données proviennent essentiellement des pays du Nord global. Par exemple, le virus de la variole du singe n'est devenu un problème de santé publique mondial que lorsque l'Europe et les Amériques ont été touchées...

Je ne suis pas d'accord [pour dire que la plupart des données proviennent des pays du Nord]. Je pense que ce n'est plus le cas. Ces détracteurs oublient d'où viennent les données sur le paludisme et sur la tuberculose.

En revanche, je suis d'accord, [le virus de la variole du singe] a échappé au radar pendant trop longtemps. On en revient à l'importance de mettre en place une veille scientifique qui permette de s'attaquer à ce genre de virus plus tôt, et ce dans chaque pays.

On ne peut pas prétendre que le monde soit parfait. Mais un monde parfait existe-t-il ? Oui. Le traité sur les pandémies [qui doit être soumis à l'Assemblée mondiale de la santé en ce mois de mai] est une occasion pour les pays du monde entier de travailler de concert. Mon unique souhait est qu'ils constatent que nous avons tous les mêmes problèmes et les solutions doivent être partagées.

La version originale de cet article a été publiée par l'édition mondiale de SciDev.Net.

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