Encerclée, affamée, sous le feu de l'artillerie, dans l'attente d'une offensive imminente des Forces de soutien rapides (RSF), Al-Fashir, la capitale du Nord Darfour vit depuis un mois « l'enfer sur terre ».
Mardi 11 juin, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a lancé un large appel à témoignages, sur les crimes qui seraient commis au Soudan et en particulier à Al-Fashir. Suliman Baldo, directeur de l'Observatoire de la transparence et des politiques au Soudan, expert des conflits et de leur résolution dans la région, analyse la situation.
JUSTICE INFO : Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, a lancé ce mardi 11 juin un appel à communication d'informations sur ce qui déroule au Soudan, en particulier à Al-Fashir au Darfour. Cet appel est-il à la mesure des crimes perpétrés ?
SULIMAN BALDO : À vrai dire, le bureau du procureur de la CPI a déjà ouvert plusieurs enquêtes au Soudan. La première remonte à la période de la campagne génocidaire au Darfour, de 2003 à 2004, qui a continué par la suite avec d'autres massacres. Cette enquête a mené à l'inculpation des officiels soudanais comme des chefs rebelles ; il y a d'ailleurs un chef de milice qui est maintenant devant les juges de la CPI.
Après les événements d'Al-Geneina [Ouest du Darfour], entre avril et juin 2023, où une campagne massive des Forces de soutien rapides [RSF, nées des milices janjawids] a ciblé les populations d'origine masalit, la CPI a ouvert une enquête active sur ces massacres-là. Elle a déjà lancé un appel aux témoins, aux survivants, aux enquêteurs indépendants en leur demandant de coopérer sur ce qui s'est passé à Al-Geneina et dans l'ouest du Darfour.
Donc, l'appel lancé hier, c'est une troisième étape, que j'interprète comme une extension des enquêtes en cours. La guerre qui se déroule au Soudan est caractérisée par des atrocités commises par tous les belligérants sur tout le territoire national, et il faut une enquête à la mesure de la crise actuelle qui met les civils en grand péril. Cela me semble approprié d'étendre les enquêtes de la CPI à l'ensemble de la situation au Darfour et à tout le pays. C'est la nature même du conflit qui appelle à cela.
Pour vous, c'est donc le bon timing et la bonne méthode ?
Je crois bien. Dans toutes ces situations, il faut considérer la réalité de la vie sociale et associative au Soudan, où il existe un grand nombre d'associations de défense des droits humains, des communautés ciblées, humanitaires. Il y a toute une génération de gens qui sont formés à différents niveaux sur la question du monitoring des violations et disposés à transmettre les témoignages au procureur de la CPI. Cela s'ajoute au travail des organisations internationales pour documenter les violations de la guerre actuelle.
Il y a eu par exemple des enquêtes indépendantes des associations de la communauté masalit, qui se sont rendues sur place, ont fait des entretiens et publié les résultats de leurs enquêtes. Je suis sûr qu'elles ont eu l'opportunité de les partager avec la CPI. C'est aussi le cas des associations internationales, comme Human Rights Watch ou de l'association de défense des victimes du Darfour, qui sont en constante communication avec la CPI. Il y a aussi les reportages des journalistes indépendants, des médias qui ont des envoyés sur place. Le journal britannique The Guardian a un correspondant de guerre à Al-Fashir alors que les combats se déroulent. Sky News et RFI ont fait un travail remarquable aussi, de même que France 24, CNN et ainsi de suite.
Pour moi, on ne manque pas d'entités indépendantes qui travaillent sur la documentation des crimes et qui la transmettent dans l'espace public. Peut-être que l'on peut entendre cette plainte comme quoi il n'y a pas une attention suffisante des médias internationaux sur la crise au Darfour, mais en même temps il y a eu des enquêtes très sérieuses, et qui se rapprochent du niveau de preuve requis pour une enquête criminelle internationale.
Les enquêteurs de la CPI sont-ils sur le terrain ?
Le procureur a déclaré qu'ils ont des équipes à l'est du Tchad et à Port-Soudan, où siège l'autorité de facto du gouvernement actuel.
Qu'avez-vous comme information sur la situation à Al-Fashir ?
Nous sommes en communication presque quotidienne avec des sources dans la ville : la situation est vraiment très inquiétante. Il y a un duel d'artillerie entre l'armée soudanaise et les RSF dans une ville à haute densité de population, avec dans le voisinage des camps comme celui de Zamzan qui a 400.000 déplacés internes depuis les guerres de 2003-2004.
Al-Fashir était jusqu'à présent une ville calme, grâce aux efforts du comité de médiation local, composé de dignitaires, d'avocats, d'activistes, de jeunes et de femmes. Il a réussi à maintenir le calme durant les dix premiers mois de la guerre [déclenchée en avril 2023] en faisant la navette entre les RSF et l'armée. Une diplomatie traditionnelle, communautaire, qui est devenue ineffective après la décision de certains groupes armés darfouris de quitter leur position de neutralité qui garantissait la paix locale, pour se déclarer du côté de l'armée soudanaise. Il faut faire pression sur les belligérants pour que cette folie s'arrête.
Dans cette situation, la CPI a-t-elle un impact sur la paix ?
Non. Le procureur a un mandat spécifique, très limité, celui d'enquêter sur des violations du droit international, qui sont massives, systématiques, et qui sont au-delà du politique. Je ne crois pas qu'il est approprié d'associer la CPI à ces appels à la paix. Son travail est ailleurs.
L'impact, c'est de rappeler aux chefs militaires qu'il y aura des conséquences dans la mesure où eux-mêmes ou leurs soldats s'attaquent aux civils. C'est une considération très importante qui va peser sur les commandants, qui doivent tenir compte du fait que leur comportement sur le terrain de guerre va désormais être observé, documenté, par des témoins indépendants et qu'il y aura des conséquences, pour ces commandants, en tant que responsables hiérarchiques. La CPI doit agir partout en même temps pour donner la mesure que la loi internationale s'applique à tout le monde.
Voyez-vous une différence de traitement entre ce qui se passe au Soudan, et à Al-Fashir en particulier, et ce qui se passe en Israël-Palestine, à Gaza notamment ?
Je ne vois pas de contraste dans le traitement de la CPI, dans la mesure où, dans les deux cas, il s'agit de rendre responsable ceux qui ont mené des attaques contre des civils. Que ce soit à Gaza, en Palestine ou au Darfour. D'ailleurs elle l'a fait en inculpant le Premier ministre d'Israël et les chefs du Hamas, alors qu'avant, la CPI se focalisait surtout sur l'Afrique. Elle ne s'investissait pas dans des conflits qui avaient lieu ailleurs et cela était vu comme un deux poids, deux mesures pendant une bonne période de l'histoire de la CPI.
Est-ce cela le vrai changement ?
Oui..., c'est un encouragement. La CPI ne ferait plus maintenant de la géopolitique internationale, mais elle irait là où des crimes ont été commis, un point c'est tout.
Peut-on comparer la situation de siège à Al-Fashir avec celle observée à Gaza ?
Tout indique que les RSF sont en train d'encercler Al-Fashir et de préparer une offensive pour prendre la ville. On s'attend à des combats féroces dans les prochains jours, alors que de nombreux civils ont déjà été tués et des dizaines de milliers ont été déplacés.
Depuis mi-avril, les RSF empêchent l'entrée de tout convoi transportant des biens essentiels pour la population, comme l'alimentation, les produits sanitaires ou les médicaments. Ils ont aussi essayé de prendre le contrôle d'un dépôt qui alimente la ville en eau potable. Dans les camps de déplacés à Al-Fashir, on parle d'une situation de famine. C'est comparable, je crois, avec ce qui se passe dans l'encerclement de Gaza par l'armée israélienne : il s'agit de priver les populations civiles de leurs moyens de survie. C'est comparable.