Centrafrique: Pourquoi la Commission vérité a été limogée

Les onze commissaires de la Commission vérité de Centrafrique (au centre en habit couleur or, la présidente Marie-Edith Douzima) ont été limogés courant mai. Durant les trois années de leur mandat, ils n’ont auditionné qu’une dizaine de victimes.

Rodrigue Le Roi Benga est un journaliste spécialiste des questions de justice et droits humains, scientifiques, économiques et environnementales. Diplômé du département des Sciences de l'information et de la communication à l'université de Bangui, il est depuis 2020 rédacteur-en-chef adjoint à Radio Ndeke Luka, média le plus écouté de la République centrafricaine, créé et soutenu par la Fondation Hirondelle.

Limogée, et remplacée. La Commission vérité, justice, réparation et réconciliation (CVJRR) de Centrafrique a vu, le 3 mai 2024, une unité des forces de sécurité intérieure fermer ses bureaux ; puis, le gouvernement annoncer la suspension du mandat de ses onze commissaires ; et, dans la foulée, un appel à candidature être publié pour de nouveaux commissaires, jetant le discrédit sur les sortants. Que s'est-il passé ?

« C'était un vendredi. A 12 h, j'étais sorti faire une course dans le centre-ville », raconte Huguet Francis Mongombé, ancien commissaire à la Commission vérité, justice, réparation et réconciliation (CVJRR). « Un collègue m'appelle et me demande de revenir vite au bureau. 'La gendarmerie est venue fermer les portes de la Commission', me dit-il au téléphone. J'ai vite rebroussé chemin. J'arrive et je constate une présence massive de gendarmes. »

Ce jour-là, Serge Hubert Bangui, premier vice-président de la CVJRR, revenait d'une mission à Nola, au sud-ouest du pays pour collecter, dit-il, des témoignages sur des évènements meurtriers ayant eu lieu de 2012 à 2016 en République centrafricaine. « Lorsqu'on est arrivé, il y avait une vingtaine de gendarmes bien cagoulés, arrivés à bord de deux véhicules. Ils nous ont instruits de prendre l'essentiel et de quitter le bureau », relate-t-il.

« Subitement, des gendarmes sont arrivés et nous ont dit qu'ils ont reçu l'ordre de fermer le siège », raconte la présidente de la CVJRR, Marie-Edith Douzima, qui était sur place. « J'ai alors demandé 'l'ordre vient de qui ? Est-ce que vous avez un document ?' - 'Non, c'est juste un ordre qu'on a reçu'. Jusqu'à présent, nous n'avons reçu aucun document. »

Dans la précipitation, Mongombé n'a pu prendre que son bloc-notes, quelques livres et son ordinateur. « Depuis ce jour, je n'ai plus mis le pied là-bas », dit-il. Pour l'ex-commissaire de la CVJRR, cet acte est « une agression de la part du gouvernement, en violation de la loi créant la CVJRR, qui fixe les conditions pour mettre fin au mandat des commissaires ».

« Mauvaise gestion avérée »

Le 7 mai, quatre jours après la fermeture des portes de la CVJRR, un décret est lu sur les ondes de la radio nationale, limogeant l'ensemble des commissaires de cette institution.

Puis, quelques jours après, le porte-parole du gouvernement convoque une conférence de presse et donne une explication officielle. « En Conseil des ministres, la ministre de l'Action humanitaire a saisi le gouvernement des problèmes qui se posent au niveau de la CVJRR depuis sa mise en place. Une rivalité, une guerre de positionnement entre les membres de la commission a plombé le travail sur le plan interne », argue Maxime Balalou, ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement, avant de préciser : « Il y a des cas d'indélicatesse, de mauvaise gestion avérée, des ressources affectées par les partenaires utilisées à d'autres fins, l'utilisation abusive des ressources matérielles... Cela ne va pas. »

Le gouvernement met donc brutalement fin au mandat des onze commissaires de la CVJRR, commission créée en 2020, et lance une procédure de recrutement de nouveaux commissaires, qui ont jusqu'au 26 juin pour déposer leur candidature.

Les raisons avancées par l'État sont pour la plupart confirmées par certains des commissaires eux-mêmes, ainsi que par d'autres acteurs du secteur de la justice et des droits humains.

Serge-Hubert Bangui, par exemple, récuse les accusations de détournement. « Le gouvernement s'est basé sur quel document pour dire qu'il y a détournement ? Pour nous, cela reste une allégation. » Mais il dit avoir alerté depuis longtemps sur la mauvaise gestion : « La présidente a confisqué la gestion comptable de l'institution. Par deux fois, le gouvernement a alloué 200 millions de francs CFA [305 000 euros environ] pour la commission. La présidente a toujours géré avec l'agent comptable. Or c'est du ressort de l'assemblée plénière [de la CVJRR]. Depuis 2022, nous avons plusieurs fois demandé à la Cour des comptes de venir faire un audit. Cela n'a jamais été fait. »

Interrogée par Justice Info, Douzima nie avoir confisqué la gestion comptable : « La loi prévoit que le ministère des Finances nomme un comptable à la CVJRR. Il a été nommé en janvier 2023. J'étais juste l'ordonnateur mais le vrai responsable des finances était le comptable. Avant la nomination du comptable, pour toute sortie d'argent, il fallait deux signatures : la mienne et celle du vice-président. »

Une crise de leadership insoluble

Le dysfonctionnement au sein de la CVJRR n'était guère un secret. « Même dans les réunions et tables-rondes avec les partenaires, ils [les commissaires] se rentraient dedans devant tout le monde. Ça ne donnait pas une atmosphère sereine pour l'avancement du travail », témoigne Evrard Bondadé, secrétaire général de l'Observatoire centrafricain des droits de l'homme (OCDH).

Selon un autre ancien commissaire, qui requiert l'anonymat, ce dysfonctionnement était dû à une crise de leadership : « La présidente n'était pas avec nous. Elle a continué à exercer sa fonction d'avocate en violation de la loi qui évoque une incompatibilité de la fonction de commissaire avec d'autres fonctions publiques, privées ou politiques », dit-il. « En mars 2023, nous avons organisé une table-ronde avec les partenaires et présenté nos stratégies et plans de travail. Tout ceci est resté lettre morte. Parce que juste après, la présidente est partie à la Haye. Elle est revenue en septembre », ajoute-t-il. Il précise que les querelles au sein de la CVJRR ont commencé très tôt : juste après la prestation de serment des commissaires, la mise en place du bureau avait déjà créé des clivages.

La loi portant création de la commission stipule, en son article 13, que « Les commissaires exercent à temps plein au service de la CVJRR ». Mais « travailler comme avocate n'est pas incompatible avec la loi de la CVJRR. C'est une profession libérale, rétorque Douzima. Et cela ne m'a pas empêché d'assumer ma fonction en tant que présidente de la CVJRR. »

Pour les organisations de défense des victimes, la situation était intenable. « C'est une décision que nous saluons. C'était judicieux de suspendre le mandat de ces commissaires. La tâche qui leur est confiée est immense. Il fallait qu'ils commencent quelque part mais ils privilégiaient leurs intérêts (...) et perdaient le temps avec des querelles intestines », ajoute Bondadé de l'OCDH.

« C'était prévisible. Il n'y avait pas entente entre les commissaires. Un groupe de partenaires a tenté de les réconcilier mais ça n'a pas marché. Il y a un conflit de leadership et rien ne marche. Je donne raison au gouvernement », renchérit Francine Evodie Ndémadé, vice-présidente de la plateforme nationale des associations des victimes de la crise en RCA.

« Il n'y a jamais eu d'indépendance de la CVJRR »

Selon Serge Hubert Bangui, la présidente leur a été imposée par les ministres de la Justice et de l'Action humanitaire. Lorsque les commissaires ont constaté que les choses n'avançaient pas, ils ont décidé de destituer la présidente avec un vote à la majorité. « Mais pourquoi le gouvernement a-t-il refusé de valider sa destitution ? », s'interroge-t-il aujourd'hui.

« Lorsque l'on a décidé de destituer la présidente en avril 2023, c'est là que l'on a vu le vrai visage de la politique », avance une ancienne commissaire, qui a également demandé à rester anonyme. « Il n'y a jamais eu d'indépendance de la CVJRR. L'État a introduit plusieurs fonctionnaires à la CVJRR pour contrôler les actions de la commission. On travaillait avec des espions et le gouvernement était au courant de toutes nos discussions. »

Des allégations confirmées par Aubin Kotto Kpènzè, directeur de l'association des victimes de la LRA de Joseph Kony, qui se dit choqué comme nombre de victimes... « La CVJRR est notre espoir. Elle devrait faire la lumière sur ce qui nous est arrivé. Mais les autorités centrafricaines ne veulent pas que lumière soit faite » accuse-t-il. « Certaines autorités seraient impliquées dans des crimes dans ce pays. Aujourd'hui des bourreaux ont des responsabilités ; ils gouvernent, prennent des décisions. La CVJRR travaille les mains liées. »

Une dizaine de victimes entendues en trois ans

En trois ans, la commission n'a tenu aucune audience publique. Et moins d'une dizaine de victimes, plutôt des leaders communautaires, auraient été entendues, indique la présidente. « On a prêté serment en juillet 2021. C'est en juillet 2022 que l'on a pu louer un siège. Le règlement intérieur élaboré dès notre prise de service n'a été validé qu'en mars 2023. Toutes ces démarches nous ont fait tourner en rond », raconte Serge Hubert Bangui.

Pour Huguet Francis Mongombé, la commission a malgré tout pu « avancer ». « Lorsque l'on a commencé, on n'avait que la loi comme unique document de travail. Aujourd'hui, nous avons élaboré près d'une vingtaine de documents scientifiques devant guider la CVJRR dans sa mission », dit-il, citant les stratégies d'intervention, de communication, d'enquête, de protection des témoins et des victimes, un règlement de procédure et de preuves... ou encore un plan triennal.

Selon plusieurs commissaires, la commission était entrée dans une phase de « collecte d'informations sur les évènements de 2012 à 2016 » - période large allant de la naissance de la rébellion Seleka jusqu'à la première élection de l'actuel président Faustin-Archange Touadéra. « On était très avancé », assure Douzima. « On avait prévu de commencer les audiences en décembre, après des auditions de septembre », nous dit aussi Bangui.

Quoi qu'en disent les anciens commissaires, pour Arnaud Yaliki, président de l'Observatoire centrafricain de justice transitionnelle, « il y a une particularité [historique] en RCA : les commissaires ne sont pas capables de dépasser leurs clivages et de se concentrer sur leur mission. Ce qui a malheureusement conduit à leur éviction. Je ne peux pas dire qu'ils n'ont rien fait. Mais ils auraient pu mieux faire s'ils étaient responsables et professionnels. »

« En trois ans, le bilan est mitigé » conclut-il. « C'est surtout déplorable pour les nombreuses victimes qui attendent vérité, justice, réparations et réformes institutionnelles pour corriger les inégalités et les injustices qui sont à la base de la récurrence des crises en République centrafricaine ».

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