Libye: Comment Derna tente de se reconstruire neuf mois après avoir été ravagée par les flots

Derna, dans l'est de la Libye, a été ravagée par des inondations dans la nuit du 10 au 11 septembre 2023 consécutives au passage de la tempête Daniel et à la rupture de deux barrages. Neuf mois après cette tragédie qui a provoqué la mort de plusieurs milliers de personne, la ville tente désormais de se reconstruire au plus vite, pour le bien des habitants et dans l'intérêt des autorités.

En contrebas, dans le lit de la rivière Derna quasiment à sec, des enfants s'amusent à sauter dans un trou d'eau. Au loin, on aperçoit les grues chargées de remodeler Derna, ville éponyme. Abdelkader, un membre de l'« Armée nationale libyenne », la force armée du maréchal Khalifa Haftar, l'homme fort de l'est de la Libye, est debout au bord d'un bloc de béton qui s'arrête net devant la falaise, vestige d'un des deux barrages qui a cédé lors de la tempête Daniel qui s'est abattu sur l'est libyen dans la nuit du 10 au 11 septembre 2023.

Abdelkader était de faction cette nuit-là : « Le barrage n'était pas entretenu. J'ai entendu un grand "Boum !" quand l'eau a fait s'effondrer le barrage. » Montrant des amas de pierres que les enfants utilisent comme plongeoirs, le militaire poursuit : « Il y a des familles qui sont encore enfouies sous les décombres en dessous parce qu'il y avait beaucoup de maisons dans cette vallée. Si Dieu le veut, ça ira mieux. Nous voulons la reconstruction de nouveaux bâtiments et de route. »

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« Les entreprises sont encouragées à travailler nuit et jour, sept jours sur sept »

Abdelkader peut se réjouir. Derna est une ville en chantier depuis quelques mois. L'embouchure de la rivière, qui traverse la partie ouest de la cité, était un lieu de balade pour les habitants. Aujourd'hui, c'est une zone entourée de palissades. Tombereaux, pelleteuses et bétonneuses fonctionnent 24h/24, 7j/7. Les quartiers jouxtant l'ancien cours d'eau, transformé aujourd'hui en faille géante de 280 mètres de large (contre 73 avant la tempête), se sont littéralement déversés dans la mer. Une route en terre temporaire a été créée pour relier les deux parties de la ville. Mais la zone est un immense chantier où plusieurs ponts sont en cours de construction.

« Certains chantiers seront finis en août, d'autres en septembre. Mais tous les travaux commencés doivent être finis en décembre. C'est pour ça que les entreprises sont encouragées à travailler nuit et jour, sept jours sur sept », détaille Ageila Elabbar, chef du département de la coopération internationale du Fonds de développement et de reconstruction de la Libye. Cette institution a été mise en place en janvier par la Chambre des Représentants (CdR, une assemblée législative) de Benghazi, reconnue par la communauté internationale. Ce Fonds remplace ainsi un comité ministériel pour la reconstruction de Derna, mis en place immédiatement après la catastrophe. Il est dirigé par Belkasem Haftar, l'un des six fils de Khalifa Haftar.

Belkasem Haftar reçoit, le soir, dans son bureau de Benghazi. La veille, il était dans le sud libyen ; le lendemain, il repartira pour une réunion à Tunis. Dans cette Libye où la population est habituée aux promesses sans lendemain, son dévouement surprend mais s'inscrit dans une stratégie précise. « Nous aiderons tout le monde. Des villes de l'ouest [se trouvant dans la zone d'influence du gouvernement de Tripoli, reconnu par la communauté internationale, NDLR] nous appellent et nous nous préparons à travailler avec elles. Le développement en cours en Libye rapprochera les Libyens, puisqu'ils en ont tous besoin. La population a perdu confiance dans les gouvernements car ils sont en conflits et n'offrent aucun service. Jusque-là, aucun gouvernement n'a fait ce que nous faisons », assure le quadragénaire.

« Derna sera mieux qu'avant s'ils continuent comme cela ! »

À Derna, ce sont les parcs de jeux pour enfants qui ont annoncé le début du changement. Jusqu'ici totalement absent, le Fonds a tenu à en créer au plus vite. « Pour nous, si les enfants sont joyeux, les familles le seront aussi », justifie Belkasem Haftar. En cette mi-juin, Mohamed - le prénom a été changé à la demande de l'intéressé - a attendu que le soleil se couche pour venir profiter, avec ses deux enfants, du parc de la rue des Jardins : « Je n'aurais jamais cru voir des jeux comme cela ici. Derna sera mieux qu'avant s'ils continuent comme cela. Je ne m'attendais pas du tout à ce que la reconstruction aille aussi vite. »

Le Fonds de développement et de reconstruction ne répare pas que les dégâts de la tempête Daniel. L'objectif est de développer l'ensemble du pays. À Derna, il rénove 37 écoles. Il s'est également attaqué au chantier de l'université, malmenée lors de la présence du groupe État islamique dans la ville (2014-2015). À Benghazi et dans d'autres villes, il relance des chantiers arrêtés du temps de l'ancien dirigeant de la Libye, Mouammar Kadhafi, à cause de problèmes de corruption.

« Le financement du fonds de développement et de reconstruction est entouré d'une opacité totale »

Mais de tels chantiers nécessitent forcément des financements. Belkasem Haftar explique profiter du chapitre 3, dédié au développement au sein du budget de l'État libyen, qui s'établit entre 18 et 22 milliards de dinars, soit de 3,4 à 4,2 milliards d'euros.

« Actuellement, le budget de l'État 2024 n'a pas encore été voté. Pour Benghazi et les autres villes, nous utilisons le budget de développement reçu l'année dernière. Pour Derna, une allocation spéciale de 10 milliards de dinars [1,9 milliard d'euros, NDLR] a été décidée et nous l'avons reçue », explique l'ingénieur de formation. Mais pour Wolfram Lacher, chercheur à l'Institut allemand des affaires internationales et de sécurité (Stiftung Wissenschaft und Politik, SWP), « le financement du fonds de développement et de reconstruction de la Libye est entouré d'une opacité totale, qui est d'ailleurs voulue et inscrite dans la loi. Il n'y a pas de surveillance de la Cour des comptes. Le fonds dit être financé par le chapitre 3 du budget, mais pour l'instant, la Banque centrale nie, officiellement, tout versement ».

Quand on lui demande plus de précision, Belkasem Haftar renvoie aux résultats concrets et à la satisfaction des habitants, « nos critères de transparence ». Malgré sa position stratégique et son illustre père, l'ingénieur de formation refuse net de parler politique. Oussama Hamad, le Premier ministre de l'Est libyen - non reconnu par la communauté internationale - ne se montre pas plus dissert.

Les ONG dénoncent, elles, des violations répétées des droits humains dans les zones contrôlées par Khalifa Haftar, qui fait lui-même l'objet d'une plainte aux États-Unis pour la mort de civils. En mai, l'ONG Human Rights Watch (HRW) s'est alarmée des conditions entourant la mort d'un opposant politique, Siraj Dughman, en prison le 19 avril. Pour les autorités, le prisonnier, accusé d'avoir voulu renverser l'armée, est mort pendant une tentative d'évasion. « Les libertés sont bien plus importantes aujourd'hui que sous Kadhafi », assène Oussama Hamad pour clore ce chapitre des droits humains.

Après les échecs militaires - défaite de la bataille de Tripoli (2019-2020) - et diplomatique - la non-reconnaissance du gouvernement d'Oussama Hamad -, les autorités de Benghazi tablent sur sa « politique du béton » pour damner le pion à leur rivale de Tripoli.

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