Thierry Cruvellier est Rédacteur en chef de Justiceinfo.net. Depuis plus de vingt ans, il couvre la justice internationale et transitionnelle. Contributeur régulier aux pages Opinions du New York Times, il est l'auteur de trois livres sur le Rwanda, le Cambodge et la Sierra Leone et a enseigné à l'université du Wisconsin-Madison, aux Etats-Unis.
L'ancien commandant rebelle sierra-léonais, Gibril Massaquoi, par deux fois acquitté par la justice finlandaise, a déposé une demande de compensation pour sa longue détention pour un montant total d'environ 815 000 euros. Il a aussi engagé des poursuites au Liberia, où son avocat vient d'être nommé à la tête du bureau chargé de mettre en place un tribunal pour crimes de guerre...
Sur le site du Trésor public finlandais, les quatre critères de compensation en cas de détention injuste sont sobrement dressées : frais directement causés par la privation de liberté, pertes de revenus ou de pension, niveau de souffrances endurées, frais engagés pour la demande d'indemnisation.
Par e-mail, le département juridique explique que « le niveau de base de l'indemnisation est de 120 euros par jour d'emprisonnement », mais que « la réparation peut être augmentée, par exemple en fonction de la durée de l'emprisonnement, de la gravité des accusations et du niveau d'exposition médiatique », ajoutant que « le montant raisonnable de l'indemnisation est évalué au cas par cas. »
C'est sur cette base que Gibril Massaquoi a déposé, début mai, une demande de compensation pour les 709 jours qu'il a passés en prison en Finlande. En 2020, l'ancien commandant rebelle sierra-léonais avait été accusé de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre commis au Liberia entre 1999 et 2003. Il a été reconnu innocent par deux fois, en 2022 puis en 2024, par deux panels de juges qui ont tranché à l'unanimité.
Dans sa requête, Massaquoi demande désormais une compensation de 1000 euros par jour, soit 709 000 euros, ce qui constituerait un montant record. A cela s'ajoutent 106 370,50 euros de pertes de revenus (4 582,96 euros par mois, calculés sur la base de ses déclarations fiscales avant l'arrestation) et les frais de dossier (850 euros). Soit un total d'environ 815,000 euros à son bénéfice.
Compensation maximale à ce jour : un demi-million d'euros
En moyenne, entre 400 et 500 demandes de compensation sont traitées annuellement par le Trésor public finlandais. Le total varie selon les années, représentant 1,8 million d'euros en 2023 et atteignant 3,5 millions en 2018. Selon les données de l'administration finlandaise, les deux plus gros montants individuels accordés à ce jour ont été de 511 600 euros et 520 000 euros (hors pertes de revenus).
Dans le premier cas, une mère de famille, Anneli Auer, avait été acquittée par deux fois du meurtre de son mari dans une affaire très médiatisée et souvent présentée comme « le crime du siècle » dans le pays. Auer avait obtenu un taux de compensation de 800 euros par jour, pour 611 jours d'incarcération. « Cette affaire était exceptionnelle dans l'histoire de la Finlande.
Je ne sais pas si elle peut servir de base dans ce dossier », prévient cependant Noora Allenius, cheffe des services juridiques pour les citoyens du Trésor public finlandais. Un autre cas est celui de deux jumeaux irakiens qui avaient été poursuivis en Finlande pour des crimes de guerre commis dans un camp à Tikrit, dans le nord de l'Irak. Défendus par le même avocat que Massaquoi, Kaarle Gummerus, et acquittés, ils avaient passé 533 jours en prison et reçu 400 euros de compensation par jour de détention.
Une couverture médiatique « hostile et partiale »
La décision sur le montant accordé par le Trésor public est purement administrative, et prend entre deux et quatre mois à partir de la date de la requête. Si le plaignant n'est pas satisfait, il peut déposer un recours auprès de la justice. Selon Virva Vesanen, conseillère juridique au Trésor public, sur les quelque 400 dossiers examinés annuellement, entre 15 et 20 seulement font l'objet d'un appel auprès des tribunaux. Mais ces appels sont plus courants dans les affaires un peu hors du commun, précise-t-elle. Une majorité des dossiers concerne en effet des détentions inférieures à une semaine, des dossiers qui sont vite classés.
Pour appuyer la demande de son client, l'avocat de Massaquoi, Me Gummerus, invoque la durée de la détention, l'âge du détenu (50 ans au moment de son arrestation), les conditions de vie difficiles d'un étranger en captivité, les conditions restrictives de détention, dont des mesures d'isolement. Il souligne aussi l'extrême gravité des accusations (meurtres et exécutions sommaires, viols, tortures, incendies de villages, etc.), le niveau d'exposition médiatique et son caractère « hostile et partial », ainsi que la mauvaise conduite alléguée du directeur des enquêtes, Thomas Elfgren.
Des éléments d'enquête divulgués avant le procès
Ce dernier est accusé d'avoir essayé de faire pression sur Massaquoi sur le choix de son avocat et d'avoir divulgué, avant le procès, de nombreux éléments du dossier à Anu Nousiainen, une journaliste du Helsingin Sanomat, le plus grand quotidien finlandais. Juste avant l'ouverture des débats, Nousiainen a publié un long article à charge, sans recueillir la position de la défense, ce qui constitue des circonstances aggravantes pour Me Gummerus. « Ce n'est pas une façon normale de traiter un suspect dans les médias », écrit-il en substance, au nom de son client.
« Bien que l'État ne soit pas comptable par principe de la publicité donnée par les journalistes et les réseaux sociaux, il convient de noter que l'enquêteur dans ce dossier a activement contribué à l'image publique négative de Massaquoi. » Et de citer le commentaire cinglant du président du tribunal, Juhani Paiho, à l'ouverture du premier procès, le 8 février 2021 : « Nous n'avons pas besoin de décider de cette affaire quand Helsingin Sanomat l'a déjà fait. »
Si l'impact médiatique d'une affaire a clairement été pris en compte dans le passé pour estimer le tort causé et fixer le niveau de compensation, la mise en cause d'un directeur des enquêtes est un facteur moins bien établi. « Je ne suis pas sûre qu'il existe une jurisprudence sur ce point affirmant que c'est un facteur à prendre compte », commente prudemment Vesanen.
Mais quelle que soit la réparation accordée à Massaquoi, elle devrait se monter à des centaines de milliers d'euros, ce qui ne manquera pas de faire rêver toutes les personnes acquittées par les tribunaux internationaux après de nombreuses années en prison, comme au Tribunal pénal international pour le Rwanda ou à la Cour pénale internationale.
Par exemple, si l'ancien ministre rwandais André Ntagerura, - arrêté le 27 mars 1996, avant d'être acquitté et libéré le 24 février 2004, soit environ 2 900 jours passés en prison - avait pu réclamer une indemnisation à hauteur de 500 euros par jour, il aurait reçu près de 1,5 millions d'euros... Mais la justice internationale est beaucoup moins protectrice des droits individuels que la justice finlandaise : il n'y existe aucune limite à la détention provisoire, ni aucune compensation financière en cas d'acquittement.
Transparence finlandaise
La Finlande ne s'avère pas seulement très protectrice des droits des personnes accusées à tort. Elle est aussi inhabituellement transparente sur le coût de son engagement judiciaire. Dans un article publié le 27 février, la radio-télévision publique finlandaise, Yleisradio Oy (Yle), a établi que le procès Massaquoi avait été l'un des plus chers de l'histoire du pays. Du début de l'enquête en 2018 jusqu'au jugement en appel en 2024, après deux procès au fond, tous deux largement conduits au Liberia même, le coût s'élève à 3,9 millions d'euros.
Yle détaille scrupuleusement les dépenses : en première instance, 583 000 euros ont été consacrés aux déplacements au Liberia, 485 000 aux salaires des juges, 381 000 en frais d'avocat, et 232 000 pour la traduction et l'interprétation. En appel, 222 500 euros pour les déplacements, 451 000 pour les salaires des juges, 352 000 en frais d'avocat, et 189 300 pour les services d'interprétariat et frais des témoins, hors coût de traduction du jugement.
Un autre article de presse a par ailleurs relaté, en février, une enquête engagée contre Thomas Elfgren, ancien chef des investigations dans le dossier Massaquoi et acteur central de son fiasco. Elfgren avait caché dans les cloisons de son hôtel au Liberia l'équivalent de plusieurs milliers d'euros en dollars libériens, de l'argent liquide destiné aux dépenses locales.
Mais environ 7 500 euros n'ont pas été retrouvés dans les comptes fournis après l'opération. Elfgren a expliqué avoir dû organiser ces caches car les coffres forts de l'hôtel étaient trop petits et pas assez sécurisés, après avoir essuyé, dit-il, un refus des ambassades de Suède et de l'Union européenne pour entreposer l'argent. Selon lui, il est possible que la somme manquante soit restée dans sa cachette, mais une inspection sur les lieux a fait chou blanc. Finalement, aucune charge n'a été retenue contre Elfgren, qui s'est acquitté du remboursement de 6 000 euros avant de prendre sa retraite.
Poursuites engagées contre deux ONG au Liberia
L'heure des comptes ne se cantonne pas aux frontières finlandaises. Selon la presse libérienne, Massaquoi a également engagé des poursuites au Liberia contre les deux ONG à l'origine des poursuites contre lui, l'organisation suisse Civitas Maxima et l'organisation libérienne Global Justice Research Project. L'affaire a pris une plus grande tournure encore après la nomination du directeur exécutif du nouveau bureau chargé de la mise en place d'un tribunal pour les crimes de guerre et les crimes économiques, en la personne de Jonathan Massaquoi.
Ce dernier est l'avocat de Gibril Massaquoi pour sa plainte au Liberia. Me Massaquoi (sans aucune relation familiale connue avec Gibril Massaquoi) est réputé pour avoir défendu d'autres suspects de crimes internationaux, comme Agnès Reeves-Taylor, une ancienne épouse du président libérien Charles Taylor, condamné pour crimes contre l'humanité et qui purge une peine de 50 ans de prison au Royaume-Uni.
« Si tout individu a le droit d'être représenté par un avocat, les implications éthiques et morales de la nomination d'une personne ayant défendu des criminels de guerre présumés à un poste consacré à la poursuite de tels crimes ne peuvent être ignorées. (...) La coalition [des défenseurs du Tribunal pour les crimes de guerre et crimes économiques] fait valoir à juste titre qu'une personne qui a défendu des auteurs présumés de violations flagrantes des droits de l'homme n'est pas la figure appropriée pour défendre la justice au nom de leurs victimes », écrit le journal The Liberian Investigator dans un éditorial, le 24 juin.
« Des observateurs s'inquiètent du fait que l'implication de [Jonathan] Massaquoi dans la représentation de clients, dont Agnes Reeves-Taylor, dans des procès en diffamation contre des militants de la justice tels que Hassan Bility du Global Justice and Research Project, l'ancienne commissaire à la vérité et à la réconciliation Massa Washington, et Alain Werner, directeur de l'organisation suisse Civitas Maxima, pourrait soulever des doutes quant à son impartialité et son indépendance aux yeux de l'opinion publique », insiste également The Daily Observer.
Selon ce quotidien libérien, Me Massaquoi serait soutenu par l'Américain Alan White qui serait, quant à lui, devenu un conseiller du nouveau président libérien Joseph Boakai. Ancien directeur des enquêtes au Tribunal spécial pour la Sierra Leone, White est celui qui avait recruté Gibril Massaquoi comme informateur il y a 20 ans et s'était assuré qu'il échappe aux poursuites devant ce tribunal de l'Onu. Et son animosité et son ressentiment envers les deux ONG mises en cause, à l'origine des poursuites contre son protégé en Finlande, sont de notoriété publique...