La génération des Kenyans nés entre 1997 et 2012 (les "Gen-Z") a été la plus touchée par la lenteur de la croissance économique du pays. Lorsqu'un pays connaît une faible croissance économique, il est généralement confronté à des taux de chômage plus élevés, à une baisse des revenus et à une diminution des investissements. Il en résulte une baisse générale du niveau de vie.
Au cours des dix dernières années, entre 2013 et 2023, le taux de croissance moyen du Kenya a été de 4,52 %. C'est moins de la moitié du taux de croissance de 10 % que le président Mwai Kibaki avait envisagé dans Vision 2030.
L'objectif du plan de développement national était de transformer le Kenya en un pays à revenu intermédiaire offrant une qualité de vie élevée à tous ses citoyens d'ici à 2030. Mais le Kenya en est encore loin.
J'ai étudié plusieurs aspects de l'économie kenyane au cours de la dernière décennie et je souhaite faire la lumière sur les raisons économiques des manifestations.
Le projet de loi de finances, qui proposait plusieurs hausses d'impôts, a été l'élément déclencheur des manifestations, mais la colère s'accumulait depuis des années, depuis l'indépendance en 1963, alors que certains problèmes nationaux urgents n'étaient pas traités de manière adéquate. Il s'agit notamment de la croissance démographique, de la dégradation des sols, de la corruption et de la prédominance de la politique sur l'économie.
Le fait que 80 % de la population kenyane ait moins de 35 ans exige que le gouvernement adopte au plus vite** des approches nouvelles et innovantes pour créer des opportunités économiques.
Le cocktail explosif
Plusieurs facteurs économiques se sont conjugués, créant le cocktail explosif pour ces manifestations de masse.
Tout d'abord, les jeunes Kenyans ont enduré des temps économiques difficiles provoqués par le COVID-19 et la guerre en Ukraine.
Les tensions étaient déjà évidentes à l'approche de l'élection présidentielle de 2022 au Kenya, avec des plaintes concernant l'augmentation de la dette nationale et le coût de la vie.
À l'époque, l'alliance du président William Ruto a su lire les signes et exploiter le mécontentement. En tant que candidat à la présidence, Ruto a promis de réduire le coût de la vie s'il remportait les élections. Il a également promis aux plus démunis, popularisés sous le nom de "hustlers" (notamment des jeunes qui peinent à joindre les deux bouts), de meilleurs emplois. Et ils ont voté pour lui en masse.
Mais en deux ans, l'économie n'a pas progressé aussi vite que prévu. Les "hustlers" ont perdu patience.
Ils n'ont vu aucune transformation dans leur vie économique. Et ce, bien que l'économie ait atteint un taux de croissance de 4,9 % en 2022, pour grimper à 5,6% en 2023. Cette croissance n'a pas suffi à résorber les retards économiques. C'est pourquoi la question que l'on me pose le plus souvent en tant qu'économiste est la suivante : si l'économie croît, où est l'argent ?
Jeunes frustrés
Le deuxième facteur est le nombre élevé de jeunes frustrés et éduqués dans le pays.
Kibaki, qui a dirigé le pays de 2002 à 2013? a proposé une éducation gratuite et un passage à 100 % de l'école primaire à l'école secondaire. Cela a permis d'augmenter non seulement les niveaux d'alphabétisation, mais aussi les attentes.
Mais l'incapacité du Kenya à créer des opportunités adéquates pour ses jeunes instruits s'est retournée contre les dirigeants politiques. Ces jeunes sont en première ligne des protestations.
La Génération Z est plus éduquée que ses parents. Ils ont des diplômes et ont accès à davantage d'informations grâce à Internet. Ils sont également cosmopolites, moins liés à leurs tribus ou à leurs partis politiques. Ils sont donc faciles à mobiliser.
Bien qu'ils soient éduqués, beaucoup sont sans emploi. La croissance démographique a dépassé la croissance économique, ce qui a eu pour conséquence de limiter les possibilités d'emploi dans l'économie formelle. L'alternative a été le secteur informel, qui représente plus de 80% des emplois. Des emplois qui sont peu rémunérés et peu prestigieux, et n'offrent aucune sécurité.
Étalage de richesses
Troisièmement, les jeunes opposent leur vie misérable à celle des dirigeants politiques qui font étalage de leur richesse. Les étalages de richesse, des voitures aux montres, ont mis les Kenyans en colère, d'autant plus que beaucoup d'entre eux ont du mal à joindre les deux bouts.
Quatrièmement, il faut mentionner la corruption, un problème persistant qui est devenu une source majeure de colère. Les membres de la génération Z estiment que la corruption leur a volé leur avenir. Ils la voient partout, du bord des routes aux bureaux. Le mot "tenderpreneur" - un membre du gouvernement ou du secteur privé qui obtient des appels d'offres privés ou gouvernementaux - est aujourd'hui une expression consacrée au Kenya. Ces entrepreneurs gagnent de l'argent en obtenant frauduleusement des appels d'offres du gouvernement et en gonflant les prix.
Cinquièmement, ils ont des besoins plus exigeants sur le plan économique - créés par ce que leurs parents leur ont fourni et ce qu'ils ont vu d'autres avoir.
De mal en pis
La goutte d'eau qui a fait déborder le vase, déclenchant l'action, a été le projet de loi de finances 2024.
Elle visait à élargir l'assiette fiscale afin que davantage de Kenyans paient des impôts. Les membres de la génération Z ont considéré que la loi de finances aggravait leurs difficultés économiques et celles de leurs parents, déjà accablés par le coût élevé de la vie en raison de la hausse des prix. Beaucoup se demandent où va l'argent des impôts. Beaucoup ont l'impression qu'il est soit volé, soit mal utilisé. Le projet de loi proposait une série de taxes qui, selon les citoyens, augmenteraient encore le coût de la vie.
Les rapports sur les entreprises qui ferment boutique au Kenya, entraînant des pertes d'emploi, soi-disant à cause des taxes, ont peut-être fait monter la colère. La génération Z, qui nourrissait de grandes attentes en raison de son niveau d'éducation, a vu ses possibilités d'emploi se réduire.
En outre, les jeunes Kényans bien éduqués qui cherchaient à gagner leur vie dans l'économie informelle - qui représente 35 % du PIB - auraient été pris dans ce filet fiscal élargi. Par ailleurs, l'obligation faite aux contribuables d'utiliser la technologie pour suivre leurs ventes n'a pas été bien accueillie par les propriétaires de petites entreprises.
Ajoutons à cela la proposition de la Kenya Revenue Authority - agence du gouvernement chargée de l'évaluation, de la collecte et de la comptabilisation de toutes les recettes - d'espionner les transactions financières. Les jeunes Kenyans sont les utilisateurs les plus prolifiques de l'argent mobile et des services numériques, même dans le secteur informel. Ils ont donc demandé pourquoi les taxes sur les services numériques devraient être augmentées sur "leur maison".
Autre source de colère, la croyance largement répandue selon laquelle le Fonds monétaire international et la Banque mondiale font la pluie et le beau temps au Kenya, prennent des décisions économiques pour le pays et érodent sa souveraineté et son indépendance.
Que faire maintenant ?
Le retrait du projet de loi de finances ne mettra pas fin à la colère. La transformation économique prend du temps. Le gouvernement n'a pas convaincu les Kenyans sur ce point.
Le gouvernement devrait se concentrer sur les fruits les plus faciles à cueillir, comme la révision de Vision 2030 avec la contribution de la génération Z. Il pourrait également se doter d'un objectif plus ambitieux, semblable à Vision 2030. Quel est le rêve kenyan ? Peut-on l'articuler ?
Les Gen-Z apprennent des autres. Le Kenya peut-il s'inspirer d'autres pays, comme le New Deal qui a aidé les États-Unis à faire face aux conséquences de la Grande Dépression ?
Le gouvernement actuel peut-il s'inspirer de Kibaki ? Comment a-t-il augmenté les impôts sans susciter de protestations ? En montrant où allait l'impôt ?
Il est nécessaire d'améliorer la communication afin que les citoyens comprennent pleinement la réalité de la situation concernant les impôts et la dette du pays.
Les "Gen-Z" ont raison de protester. Mais la solution est plus difficile à trouver que la protestation. Elle exige de la patience, de leur part et de celle du gouvernement. Les Kenyans attendent la mise en oeuvre des propositions économiques de Ruto après le retrait du projet de loi de finances. Ce sera un bon début.