La mémoire du massacre de Thiaroye n'a pas disparu en Afrique de l'Ouest, particulièrement au Sénégal, lieu du drame. Il y a quatre-vingt (80) ans, le 1er décembre 1944, à la levée du jour, des militaires français ouvraient le feu, sans merci, sur des «Tirailleurs Sénégalais» massés dans le camp de Thiaroye qui a accueilli les rapatriés de la Seconde Guerre mondiale.
Accusés de mutinerie par leur hiérarchie, ces soldats et ex-prisonniers de guerre originaires de toute l'Afrique occidentale française (AOF), avaient simplement osé réclamer le paiement de leurs arriérés de soldes de captivité. Une répression qui, selon la version officielle, faisait suite à une mutinerie. En prélude à la commémoration, Sud Quotidien revient sur cette histoire tragique, considérée comme l'un des pires crimes commis par l'Armée française à l'encontre des «Tirailleurs Sénégalais» et camouflée pendant plus de 60 ans.
Le 1er décembre prochain, le Sénégal va commémorer le 80e anniversaire d'un événement qui reste l'un des plus sanglants de l'histoire de l'Afrique de l'Ouest, dans les années 1940-1960. Un massacre qui concerne d'anciens prisonniers de guerre, des «Tirailleurs Sénégalais», dont certains s'étaient évadés et avaient rejoint la Résistance des Forces françaises.
Tout est partie de ces années de Guerre. Après la défaite française de juin 1940, les Tirailleurs Sénégalais ont été faits prisonniers, d'abord avec les soldats français, puis enfermés dans les Frontstalags, c'est-à-dire les camps de prisonniers allemands situés en territoire français, dans la zone occupée, de l'automne 1940 à l'été 1944.
Mais les dirigeants de l'Allemagne nazie ne voulaient pas de la présence d'«hommes de couleur» sur le sol allemand. A partir de 1943, la surveillance de certains de ces camps est assurée par des officiers et sous-officiers français, à la demande des autorités allemandes qui ont besoin de plus en plus de troupes pour combattre en U.R.S.S.
Libérés par les Américains à la suite du débarquement de Normandie, l'Armée les regroupe progressivement dans des camps de transit de l'Armée française. A l'automne 1944, les autorités militaires françaises décident ainsi d'effectuer le rapatriement des troupes coloniales vers l'Afrique. Ils partent du Port de Morlaix (Finistère), le 5 novembre 1944, après avoir été placés dans des camps de transition.
A ce sujet, l'historienne Armelle Mabon, Maître de Conférences à l'Université Bretagne Sud, qui a consulté les archives, informe qu'ils étaient au nombre de 1950 à 2000 à embarquer à Morlaix. Contrairement aux rapports des officiers et du gouvernement de l'AEF, qui n'avait mentionné plus que 1200 à 1300 à avoir débarqué à Dakar. Quoiqu'il en soit, les ex-prisonniers effectuent le voyage retour à bord du navire britannique, Circassia, du 5 au 21 novembre 1944. Le voyage relie Morlaix à Dakar, avec une escale à Casablanca au Maroc.
LE CAMP ET LE VILLAGE
Prochain point de chute des Tirailleurs : Thiaroye qui était, en 1944, un village d'agriculteurs et de pêcheurs de la banlieue dakaroise, situé à 15 km à l'Est de Dakar, devenue, en 1902, capitale de l'Afrique Occidentale Française (l'A.O.F), remplaçant dans cette fonction la ville de Saint-Louis. Le traité de concession, signé entre les autorités françaises et les habitants lébou du village, avait permis la construction du camp qui date de 1905. Le camp s'agrandit en 1913, et en 1920, il était l'un des plus grands camps militaires de l'A.O.F. Les autorités militaires françaises ont entrepris, en octobre 1944, de rénover le camp pour y accueillir les milliers de Tirailleurs Sénégalais rapatriés depuis la France.
Ces soldats doivent, à l'arrivée en A.O.F, toucher leurs droits, en premier lieu leurs soldes de captivité, qui peuvent correspondre à des sommes importantes, vu la durée de cette captivité. La circulaire n°2080 qui émane du ministère de la Guerre (Direction des Troupes coloniales - 21 octobre 1944), relevait à cet effet que «la solde de captivité des indigènes ex-prisonniers de guerre doit être entièrement liquidée avant le départ de la métropole. Le paiement devant intervenir un quart dans la métropole, trois quarts au moment du débarquement dans la colonie».
Dans un récit fait dans son cahier de l'histoire de Thiaroye, Françoise Croset révèle que le 27 novembre de cette année 1944, l'ordre a été donné à un groupe de 549 tirailleurs de prendre le train vers Bamako, pour regagner leurs régions d'origine. Leurs revendications financières n'ayant toujours pas été satisfaites, ces soldats, précise-t-elle, ont refusé de partir. Leur décision reste inflexible les jours suivants. «Nous ne partirons pas», déclarent les tirailleurs, en réponse à l'ordre donné par leurs officiers de sortir des baraquements et de se rassembler, le 29 novembre 1944.
Le sous-officier Doudou Diallo, lors de son interrogatoire, le 7 décembre 1944, après son arrestation, témoignera que lui-même, en tant que sous-officier, avait reçu l'ordre de faire rassembler les tirailleurs. Il précise : «c'était presque la totalité du détachement.»
Les tirailleurs restaient encore intransigeants et décidés à ne pas se laisser séparer, à rester unis. Autrement dit, à ne pas laisser les soldats originaires des régions rurales repartir dans leurs villages, avant que les réclamations aient été satisfaites.
Françoise Croset rapporte que l'historien Jean Suret-Canales, qui vécut à Dakar à la fin des années 1940 et qui avait consulté les archives de Dakar, a confié à ce sujet que des rumeurs ont circulé parmi la population européenne de Dakar, à partir du 27 novembre, sur le risque d'un «soulèvement noir», d'un «massacre des Européens» à l'occasion de la fête musulmane de la Tabaski. Il n'en sera rien.
UN CRIME DE MASSE PREMEDITE
L'irréparable se produit le 1er décembre 1944, à 9h30. L'historienne Armelle Mabon, de l'université Bretagne-Sud, affirme, dans ses écrits, avoir un rapport de l'officier qui commandait l'opération de tir. Elle souligne que l'opération de tir a été décidée la veille, au moment où l'officier a fait venir chez lui, la veille au soir, le commandant des automitrailleuses. Les anciens prisonniers de guerre seront ainsi rassemblés sur ordre des officiers français, qui ont fait encercler la caserne de Thiaroye par des Tirailleurs Sénégalais du service d'ordre. Ils ont fait venir trois automitrailleuses, un half-track (engin semi-chenillé), un char américain.
Combien y a-t-il de victimes ? C'est là un premier point obscur à partir des archives officielles. Officiellement, on parle de 35 morts et 35 blessés. Il fallait faire passer cela pour une mutinerie au cours de laquelle les mutins auraient tiré les premiers. Alors qu'ils étaient désarmés.
Un nombre que l'historienne réfute, en avançant qu'il y a eu près de 400 victimes, en ce sens que la hiérarchie militaire française de Dakar avait fait croire que les 35 victimes étaient dans des tombes anonymes du cimetière militaire de Thiaroye. Comme le reconnaitra, en février 2021, le ministre français Jean-Yves Le Drian qui a fait état de l'existence de trois (3) fosses communes.
Après plusieurs années de recherches et de fouilles d'archives publiques et privées en France, au Sénégal et au Royaume-Uni, l'historienne Armelle Mabon, a pu établir que ce drame est bien un «crime de masse prémédité» puis maquillé en rébellion armée. Une machination a été mise en place pour dresser un bilan «mensonger» de 35 morts et camoufler les 300 à 400 victimes jetées dans des fosses communes.
Les archives de la justice militaire, conservées aux localités françaises de Le Blanc, dans l'Indre, permettent de remettre en cause la version des officiers supérieurs selon laquelle les tirailleurs du camp auraient été lourdement armés. Il n'y a pas eu de tirs de la part des tirailleurs.
Les recherches d'Armelle Mabon et de Martin Mourre permettent d'affirmer que l'argument de la «rébellion armée» et de la nécessaire riposte armée ne résiste pas à la confrontation des différents documents. «L'absence de procès-verbal d'information du lieutenant de vaisseau Salmon, commandant les automitrailleuses qui avait reçu un ordre oral pour une mission bien précise, ajoutée à une chronologie des faits amputée du moment des tirs permet de supposer une possible préméditation.»
Dans la journée du 1er décembre 1944, d'autres tirailleurs sont raflés, après le massacre. Des supposés meneurs ont été lourdement condamnés, dix ans de prison infligés à certains, pour rébellion armée, sur ordre des autorités militaires. Témoin oculaire, feu Doudou Diallo, ancien tirailleur et président des anciens combattants, racontait dans un de ses témoignages fait en 1983, l'histoire de sa propre arrestation.
Le 30 novembre, il était parti comme d'habitude passer la nuit à Dakar, dans sa famille. Il est rentré au camp avec le car rapide dans la fin de la matinée du 1er décembre, ignorant des événements de l'aube au camp. «Au carrefour de Thiaroye, il y avait un détachement de tirailleurs, avec un caporal. Ils m'ont fait descendre. J'étais étonné, car je ne pensais pas qu'un caporal puisse arrêter un sergent et sous quel chef d'inculpation ?
On m'a conduit devant les gradés français. Il y avait, en particulier, un adjudant-chef qui s'appelait Lerouge. On a commencé à me fouiller et à me traiter de façon incorrecte. J'ai réagi violemment parce que ne comprenant pas la raison de cette attitude. Je leur ai alors lancé, au comble de la colère : «C'est facile de faire la guerre à Thiaroye, mais si vous voulez vous battre, ce n'est pas ici qu'il faut le faire.»
On a pris cela pour la rébellion et les esprits étant surchauffés par les événements de l'aube, un officier français a donné l'ordre, qu'on me fasse taire, par tous les moyens. Les tirailleurs hésitaient, je leur ai crié : «Allez-y, qu'est-ce que vous attendez ? Les officiers étaient stupéfaits, ils ne pouvaient comprendre. J'avais vu la mort bien des fois.»
D'après des témoignages recueillis dans les années postérieures à la tragédie, les autorités obligèrent les tirailleurs arrêtés à traverser Dakar, menottés et sous la surveillance de soldats armés notamment de mitrailleuses. Quarante-cinq (45) ou quarante-huit (48) tirailleurs seront emprisonnés à la prison civile.
DES RAPPORTS SUR L'ABSENCE DE RESPONSABILITE DANS L'ÉTAT FRANÇAIS, L'OPERATION MILITAIRE RESTE OFFICIELLEMENT APPROUVEE
Le ministre des Colonies, Paul Giaccobi, qui a remplacé René Pleven, le 16 novembre 1944, approuvera les autorités de Dakar. Le 10 décembre 1944, il envoie un télégramme au Gouverneur général de Dakar : «Je ne puis que vous approuver d'avoir maintenu discipline». Il écrit, plus loin, qu'il attribue ces «incidents», ceux de Thiaroye et d'autres en métropole, «à deux causes seulement : la question de soldes et les défauts d'encadrement».
Un rapport pour le ministère de la Guerre est confié au général de Perrier et rendu public le 5 février 1945 ; le général de Perrier justifie l'opération armée du 1er décembre 1944 et considère les tirailleurs comme seuls coupables. Il considère comme légitime que le feu ait été ouvert pour rétablir l'ordre «dans cette circonstance».
L'autre rapport, fait sur instruction du ministère des Colonies par l'Inspecteur général de première classe Mérat, est rendu public le 15 mars 1945. Ce rapport conclut à l'absence de responsabilité de l'État français, quant au drame de Thiaroye. Il n'y a cependant peut-être pas unanimité des responsables gouvernementaux à Paris sur la légitimité de l'opération décidée par les autorités françaises de Dakar.
Mais, en tout état de cause, l'opération militaire contre les tirailleurs du camp de Thiaroye reste officiellement approuvée et la censure est maintenue sur les faits qui se sont déroulés. Les divergences sont restées dans le secret des archives, pendant des décennies.
ONDE DE CHOC A DAKAR, INDIGNATION DE ME LAMINE GUEYE, THIERNO AMATH MBENGUE...
Les événements de Thiaroye ont toutefois bouleversé la population de Dakar : malgré la censure exercée par les autorités coloniales, la nouvelle s'est très vite répandue et l'indignation fut très grande. L'historien Mariel Mourre nous rapporte le récit d'un habitant de Thiaroye, El Hadj Fall, récit que lui-même tient de ses parents : «Quand les militaires ont été attaqués, les rescapés se sont réfugiés au village. D'après mes parents, il y a même des villageois qui ont participé parce qu'ils ont essayé de sauver quelques militaires (...) C'était le seul village environnant, alors ils ont couru et sont entrés dans le village.»
En revanche, un conseiller colonial de Dakar, Thierno Amath Mbengue, appartenant au mouvement nationaliste lébou, prit l'initiative de s'adresser aux autorités militaires françaises de Dakar, en l'occurrence au général de Boisboissel, pour protester contre la répression très grave et la décision de «tirer sur des Tirailleurs sans armes» et lui faire connaître l'émotion des populations de la ville.
Deux conseillers municipaux de Dakar, Ibrahima Thiaw et Chekeline Diop, s'associent à sa démarche, selon une note des Renseignements généraux de Dakar. Même indignation de la part de M. Alcantara, un riche négociant français d'origine portugaise, toujours d'après les Renseignements généraux relayés par l'historienne Françoise Croset.
Le président de l'Association des Anciens Combattants, Papa Seck Douta, annoncera après, le 1er décembre 1944, qu'il dénonce cette sanglante opération contre les ex-prisonniers rapatriés. Il contacte Maître Lamine Guèye, l'avocat sénégalais le plus célèbre de l'époque.
Parmi les habitants français de Dakar, il y a, à l'époque, quelques militants communistes, organisés dans un Groupe d'Études Communistes. Selon le récit de l'historien Jean Suret-Canale, ces militants, réunis le 2 décembre, décident de demander à Paris une enquête parlementaire sur les événements du camp de Thiaroye, initiative qui n'a pas abouti.
Lamine Guèye, premier avocat africain du territoire de l'A.O.F et militant important de la S.F.I.O. (Section Française de l'Internationale Ouvrière), le Parti socialiste français d'alors, envoie, dès le 7 décembre 1944, une lettre à Gaston Monnerville, président de la Commission des Colonies à l'Assemblée Consultative, pour demander une enquête parlementaire. «C'est une question d'argent qui a amené les militaires à abattre, à coups de mitraillette, des Tirailleurs arrivés de France le 21 novembre 1944», écrit-il.
LE PROCES DE MARS 1945
L'organisation du procès fut l'occasion pour les autorités coloniales de Dakar de mener une propagande contre les tirailleurs ex-prisonniers. Quelques 34 tirailleurs ont comparu, les 5 et 6 mars 1945, devant le Tribunal militaire permanent de Dakar. Rien ne figure dans les archives sur les 14 autres tirailleurs qui avaient été arrêtés, le 1er décembre 1944, dans la journée et qui n'ont pas été inculpés. L'instruction, préalable au procès, a été menée à charge, du 2 décembre 1944 au 15 février 1945 : il s'agissait de démontrer la culpabilité des accusés.
Les chefs d'inculpation contre eux sont plus ou moins graves : «outrage aux supérieurs», «refus d'obéissance», «provocation de militaires à la désobéissance», «rébellion commise par des militaires armés au nombre de huit au moins». En clair, l'armée les accuse de mutinerie. La version officielle des événements du 1er décembre 1944, à savoir une répression par l'armée rendue nécessaire par cette «mutinerie» des tirailleurs, version établie dès le 1er décembre, est développée lors de l'instruction et du procès.
En septembre 1947, les avis individuels d'amnistie de chacun des condamnés sont signés, en application de cet article de loi. Contrairement à ce qui s'est écrit pendant des décennies, à la suite d'un article du journal Réveil, le président de la IVe République, le président socialiste Vincent Auriol, n'a jamais accordé de grâce amnistiante aux condamnés de Thiaroye.
Il a cependant été sollicité par Senghor, élu député du Sénégal, et par Jean Silvandre, élu du Soudan. C'est à Senghor que, le 30 mai 1947, Marius Moutet, ministre de la France d'Outremer, apprend que les 18 demandes individuelles d'amnistie ont été transmises au ministère de la Guerre, avec avis très favorable.