Dans leur jugement contre l'ancien djihadiste malien Abdoulaziz Al-Hassan, les trois juges de la Cour pénale internationale ne sont jamais d'accord ensemble. Et lorsque deux d'entre eux se rejoignent, ce n'est pas pour la même raison.
Pour beaucoup, c'est un embarras. Mais la chercheuse Lucy Gaynor se demande si ce procès et ce jugement fracturés ne reflètent pas aussi les dilemmes de la CPI aujourd'hui.
Le mercredi 26 juin 2024, un panel de trois juges de la CPI - Antoine Kesia-Mbe Mindua (République démocratique du Congo), Tomoko Akane (Japon) et Kimberly Prost (Canada) - a rendu son verdict dans l'affaire Al Hassan Ag Abdoul Aziz Ag Mohamed Ag Mahmoud. Le procès de "M. Al Hassan" a été long, compliqué et controversé.
Les crimes qui lui sont reprochés ont été commis en 2012 et 2013. Il s'est rendu à la justice en 2018. Les charges ont d'abord été confirmées contre lui en 2019, avant d'être modifiées en 2020. Le procès lui-même a duré trois ans, de 2020 à 2023. Le jugement était initialement prévu pour janvier 2024, mais une maladie affectant le juge président Mindua a entraîné un retard imprévu et indéterminé. La durée et les raisons de ce retard ont été communiquées par à-coups, dans une opacité qui a autant frustré les observateurs du procès que les parties.
Finalement, le jugement rendu est une mosaïque de désaccords entre les trois juges. Accusé de 14 chefs d'accusation de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, Al Hassan a été reconnu coupable de huit chefs d'accusation et acquitté de six. Toutes les décisions ont été prises à la majorité plutôt qu'à l'unanimité. Les réactions au jugement ont été tout aussi irréconciliées : déception parmi les victimes et les avocats, confusion parmi les juristes, exaspération parmi les observateurs.
On peut y voir un chaos. C'est peut-être le cas. A moins que - à l'instar d'une certaine mégastar de la pop qui fait actuellement le tour du monde - la Cour pénale internationale ne soit tout simplement entrée dans une nouvelle "ère" : une ère qui reflète le désordre et l'imprévisibilité du projet contemporain de justice pénale internationale.
Un procès fracturé
Dans l'affaire Al Hassan, la controverse a commencé pendant les enquêtes du Bureau du procureur. L'équipe de défense d'Al Hassan, dirigée par Melinda Taylor, a tenté de mettre fin à la procédure avant même qu'elle n'ait commencé. Les procureurs avaient interrogé Al Hassan à 19 reprises sur une période de huit mois, alors qu'il était détenu au siège de la Direction générale de la sécurité de l'État (DGSE), à Bamako. Taylor a allégué que les déclarations d'Al Hassan étaient "entachées" parce qu'il avait été soumis à diverses formes de torture.
S'appuyant sur les expertises d'un médecin légiste et d'un psychologue, ainsi que sur les rapports de plusieurs anciens détenus de la DGSE et d'ONG, la défense d'Al Hassan a affirmé qu'il avait été soumis, entre autres, aux simulations de noyade, à l'électrocution, à la torture sensorielle, à des menaces de mort et à des simulacres d'exécution.
Les accusations de la défense n'ont pas interrompu la procédure. Les observateurs ont été contraints d'attendre la fin du procès pour voir si le témoignage prétendument entaché d'Al Hassan serait considéré comme fiable. La question de la torture a donc jeté une ombre permanente et problématique.
L'allégation, combinée à l'opacité du procès qui a duré trois ans et a rendu les procédures difficiles à suivre, ont même poussé les observateurs les plus déterminés et les plus enthousiastes à « arrêter de le suivre », selon Thijs Bouwknegt, sous le coup de la frustration à l'issue du verdict.
L'annonce, le 15 janvier 2024 - trois jours seulement avant la date initiale du verdict -, du report du jugement « en raison de l'état de santé actuel du président du tribunal » a suscité de nouvelles manifestations de mécontentement. À la mi-mars, certains observateurs, frustrés par le retard et le manque de communication de la Cour concernant l'état de santé du juge Mindua et la fixation d'une nouvelle date, ont émis l'hypothèse que la Cour était sur le point d'acquitter Al Hassan, et était nerveuse à l'idée de le faire.
D'autres sont allés plus loin en supposant qu'avec la prestation de serment de six nouveaux juges à la CPI et les inévitables remaniements qui allaient suivre, le juge Mindua (dont le mandat expirait en mars 2024), se faisait porter pâle pour des raisons de carrière. En avril 2024, lorsque le jugement a finalement été reprogrammé, ce procès et calendrier fracturés garantissaient que de nombreux regards contrariés et sceptiques - observateurs, victimes et avocats - seraient fixés sur la Chambre de première instance.
Un jugement fracturé
Le jugement est aussi surprenant qu'alambiqué et inhabituel. Sur 822 pages, la Chambre condamne Al Hassan « à la majorité » pour huit chefs d'accusation de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Il est acquitté des chefs d'accusation d'esclavage sexuel, de viol, de mariage forcé en tant qu'acte inhumain et d'attaques contre des édifices protégés, à travers la destruction de mausolées.
Le plus remarquable est l'absence de consensus entre les juges. Leur seul point d'accord est l'acquittement d'Al Hassan pour les attaques contre des lieux protégés, en tant que crime de guerre. Ils notent « qu'il n'y a pas de preuves suffisantes » pour démontrer qu'Al Hassan avait pris « une mesure particulière ou joué un rôle spécifique » dans la démolition des mausolées de Tombouctou.
L'ombre qui plane sur le témoignage d'Al Hassan n'a manifestement pas refroidi les juges. Les déclarations qu'il a faites pendant sa détention à Bamako sont jugées fiables par les juges. Considérant que « leur caractère volontaire n'était pas en question », les juges estiment qu'Al Hassan a été « bien traité au cours de ses entretiens [avec le Bureau du procureur], recevant de l'eau et du thé ainsi que des pauses régulières pour les repas et les prières ».
Les « déclarations de M. Al Hassan » sont mentionnées 470 fois dans les notes de bas de page du jugement, montrant à quel point les juges ont non seulement estimé que son témoignage était crédible, mais qu'ils se sont basés dessus.
La condamnation pour « persécution » ne divise pas seulement les juges ; elle sème également la confusion parmi les experts. Al Hassan est condamné pour persécution religieuse en tant que crime contre l'humanité. Le jugement contient une discussion approfondie sur la persécution pour des motifs « religieux/de genre ». Pourtant, le terme « genre » est absent du verdict final.
Les experts, même ceux qui jouent un rôle consultatif auprès de la CPI, ne s'y retrouvent pas. C'est finalement cette question de la persécution qui illustre la division entre les juges. Les juges Akane et Prost condamnent Al Hassan pour persécution religieuse. Le juge Mindua ne condamne Al Hassan pour aucun chef d'accusation. Et lorsque la juge Akane exprimé sa dissidence sur la question de la persécution fondée sur le genre, la juge Prost se retrouve seule à condamner.
Une dissidence de franc-tireur
La confusion qui entoure cette condamnation n'est pas seulement caractérisée par la profonde division entre les juges, elle reflète également le manque de transparence qui a entaché cette affaire depuis le début. Sur la persécution, la raison pour laquelle le mot « genre » a disparu du dispositif final n'est pas claire.
Contrairement aux opinions dissidentes d'Akane et de Prost, celle de Mindua n'a pas été publiée avec l'arrêt, en dépit du règlement de la Cour. L'opinion de Mindua n'est apparue, sans tambour ni trompette, que quatre jours plus tard, uniquement en français. Il fallait donc lire l'opinion dissidente de Prost pour confirmer que Mindua était d'avis que « Al Hassan n'est pas coupable de tous les chefs d'accusation en raison de l'application de certains moyens de défense, à savoir la contrainte [...] et l'erreur de droit ».
La dissidence du juge Mindua est un document de 52 pages qui apparaît - au regard de la jurisprudence de la Cour - provocateur, voire carrément hérétique. Un profond désaccord entre les juges est apparu sur la règlementation des femmes dans l'interprétation de la charia par Ansar Dine.
L'arrêt - qui passe sous silence le mot "genre" - ne souhaite manifestement pas discuter de cela publiquement. Mindua, en revanche, n'hésite pas : « De nombreuses personnes en Occident se sont demandé si la charia était compatible avec les droits de l'homme.
C'est une question pratique à laquelle il faut répondre », écrit-il. Constatant que la flagellation et l'amputation peuvent être assimilées à de la torture, mais que la peine de mort ne constitue pas, techniquement, une sanction illégale au regard du droit international, Mindua parvient à la conclusion qu'Al Hassan pensait mettre en oeuvre une loi correcte et juste.
La défense fondée sur la contrainte est examinée dans le jugement à la lumière de la jurisprudence dans l'affaire Dominic Ongwen devant la CPI. Ongwen, ancien enfant soldat devenu commandant de l'Armée de résistance du Seigneur (LRA) de Joseph Kony en Ouganda, a été reconnu coupable de 61 chefs d'accusation de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, en 2021.
La défense d'Ongwen, qui invoquait la contrainte, fondée également sur sa socialisation au sein de la LRA en tant qu'enfant soldat après son propre enlèvement à l'âge de 9 ans, a été rejetée. La chambre de première instance d'Al Hassan cite la jurisprudence Ongwen selon laquelle « une allégation de contrainte n'est pas recevable » si la menace de mort ou de préjudice grave « ne va pas se matérialiser suffisamment vite ».
La dissidence de Mindua - bien qu'assez hérétique au sein de la jurisprudence établie devant les tribunaux internationaux (qui a systématiquement rejeté la contrainte comme moyen de défense) - alimentera sans aucun doute le débat sur les difficultés de la CPI sur la dichotomie "victime-auteur". Mindua soutient que, dans Ongwen, la Chambre d'appel a interprété la contrainte « de manière trop restrictive, avec le risque de la vider de son sens ».
Cela reflète quelque peu l'opinion dissidente du géant du droit international Antonio Cassese dans la célèbre affaire de Drazen Erdemovic, au Tribunal de l'Onu pour l'ex-Yougoslavie. Il ne fait guère de doute qu'elle sera réexaminée si le procureur décide de faire appel. Ainsi, une fois de plus, la CPI risque de devoir s'attaquer à une zone grise de la commission d'un crime pour laquelle elle n'a pas d'appétit.
PARAGRAPHE DE CONCLUSION DU JUGEMENT AL HASSAN DEVANT LA CPI
« La juge Akane joint une opinion séparée et partiellement dissidente au présent jugement ; la juge Prost joint une opinion séparée et partiellement dissidente au présent jugement ; le juge Mindua joint une opinion séparée et partiellement dissidente au présent jugement. »
La division comme avenir ?
L'absence du genre dans le délibéré sur les persécutions, combinée à l'acquittement pour d'autres formes de violence sexuelle et sexiste, a suscité de vives réactions chez de nombreuses personnes. Le responsable d'une association de victimes a dénoncé ces acquittements, affirmant que la CPI avait « abandonné les femmes ».
Manifestement attristée, la juge dissidente Prost écrit qu'il n'y avait « pas l'ombre d'une preuve » pour justifier l'acquittement d'Al Hassan au motif qu'il avait été contraint de participer aux activités d'Ansar Dine à Tombouctou (ce qui est le point de vue de Mindua). Prost n'aborde pas l'argument de la dissidence d'Akane sur les accusations liées au genre, à savoir que la base factuelle des accusations de viol et d'esclavage sexuel faisait défaut.
Alors que le jugement soulève d'importantes questions juridiques sur la violence sexuelle, les trois dissidences abordent la question sous des angles différents, réussissant d'une certaine manière à les obscurcir davantage. Il ne fait aucun doute qu'il y a là matière à appel. Il reste à voir comment la question sera traitée lorsqu'elle sera à nouveau soulevée devant un panel de juges plus large.
La divergence des juges est frappante, mais pas nécessairement décevante. Le dernier paragraphe du jugement, qui annonce les opinions dissidentes des trois juges, montre que la Chambre de première instance est disposée à débattre de questions de justice complexes et controversées. Les longues opinions dissidentes des trois juges témoignent d'une volonté impressionnante non seulement d'être en désaccord, mais aussi d'exposer la nature de ce désaccord.
La juge Akane, par exemple, a rédigé une opinion de 39 pages, bien qu'elle n'ait jamais été isolée dans sa dissidence. En étant dissidente « pour des raisons différentes » du juge Mindua, il est admirable (et important) qu'elle soit disposée à fournir autant de détails sur son raisonnement juridique. La dissidence du juge Mindua n'aborde vraiment Al Hassan lui-même que vers la fin. Pour l'essentiel, elle se lit comme son traité sur des questions litigieuses en droit international.
Étant donné que les délibérations des juges de la CPI se déroulent entièrement à huis clos, de telles dissidences bien clarifiées, si elles deviennent une caractéristique plus régulière dans cette nouvelle ère de la Cour, pourraient bien s'avérer inestimables. Une nouvelle ère de débats et de dissidences parmi les juges de la CPI, mettant davantage en lumière leurs logiques, favoriserait la recherche sur la prise de décision judiciaire.
Il me semble peu probable que le dernier mot ait été dit dans l'affaire Al Hassan à la CPI, au-delà de la sentence. Le procureur Khan a déjà insinué la possibilité d'un appel. Il serait également surprenant que la défense d'Al Hassan ne profite pas de la division entre les juges pour faire appel de ses condamnations.
L'affaire Al Hassan a incarné à la fois les tendances les plus frustrantes de la CPI dans le passé et indiqué la réalité potentielle du futur de la Cour : une maison encore plus divisée sur les questions de fait et de droit. Bien que désordonnée, déroutante et souvent source de colère, l'affaire Al Hassan pourrait bien devenir la pierre de touche de nombreuses tendances futures - tant positives que négatives - de la justice pénale internationale du 21e siècle.