L'Alliance des États du Sahel (AES) composée du Burkina Faso, du Mali et du Niger passe d'une alliance de sécurité à une confédération d'États. Christian Bouquet explique à The Conversation Africa les défis et opportunités d'une confédération de ces trois pays qui ont quitté le bloc régional, la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao), dont ils étaient membres fondateurs.
Les pays de l'AES ont annoncé la création d'une confédération. Quels changements économiques cela implique-t-il pour les trois pays ?
Puisque les trois pays concernés ont quitté "de manière irrévocable" la Cedeao, ils renoncent de facto aux accords de libre-échange qui permettaient la libre circulation des marchandises, mais aussi des capitaux et des populations entre les 15 pays membres de l'organisation. Pour eux, cette libre circulation n'est désormais possible qu'entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger.
Par ailleurs, ce bloc géographique présente une caractéristique quasiment rédhibitoire : il est totalement enclavé. Il n'a aucune ouverture sur la mer, et peut faire l'objet par les autres pays membres de la Cedeao d'un blocus, auquel il ne pourrait échapper que par l'Algérie, la Mauritanie et le Tchad. La nouvelle Confédération va donc rencontrer des difficultés importantes pour ses exportations et pour ses importations.
Peu après la création de l'AES en 16 septembre 2023, on avait pointé la proposition marocaine d'ouvrir sa façade maritime aux trois pays en voie de confédération. Mais j'avais également noté le caractère irréaliste de cette démarche, aussi bien au plan géographique qu'au plan diplomatique.
L'autre problème qui risque de surgir rapidement est celui de la monnaie. Les pays confédérés utilisent toujours le franc CFA. Ils sont donc encore dépendants de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) et de la Banque centrale des Etats de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO), et ne pourront s'en libérer qu'en créant leur propre monnaie. On sait à quel point cette démarche est difficile et longue à mettre en oeuvre.
Quelles sont les conséquences pour la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest ?
À l'évidence, la signature du traité portant création de la Confédération Alliance des États du Sahel (6 juillet 2024) fragilise la Cedeao. D'abord parce qu'elle perd un morceau de territoire couvrant 2 758 000 km2, soit presque la moitié de la superficie de la Cedeao (6,1 millions km2), et comptant un peu plus de 70 millions d'habitants, soit seulement un tiers de la population de la communauté ouest-africaine (210 millions d'habitants). La carte montre bien l'ampleur de cette amputation.
Mais cette fragilisation se révèle surtout sur le plan diplomatique. En effet, la Cedeao avait récemment multiplié les gestes d'ouverture et de bonne volonté à l'endroit des militaires putschistes qui gouvernent les trois pays concernés. Collectivement, elle avait renoncé aux sanctions et, individuellement, certains pays avaient déverrouillé leurs frontières, notamment le Nigeria.
La décision du 6 juillet 2024 apparaît donc comme un camouflet à l'encontre d'une institution qui, par le passé, était parvenue à régler bon nombre de conflits régionaux. À l'échelle continentale, la Cedeao était probablement la seule organisation sous-régionale en mesure d'intervenir diplomatiquement, politiquement et même militairement avec une efficacité généralement reconnue par la communauté africaine et internationale. La défection des trois pays risque de lui faire perdre du poids et du crédit sur la scène internationale.
Au plan économique, les conséquences sont difficiles à estimer par avance, mais on doit remarquer que les trois pays de la Confédération sont ceux dont le PIB par habitant est le plus bas : 882 USD pour le Burkina Faso, 877 USD pour le Mali et 629 USD pour le Niger. On estime parfois que ces chiffres n'ont pas beaucoup de sens, mais ils sont significatifs du déséquilibre régional quand on les compare à ceux de la Côte d'Ivoire (2 630 USD), du Ghana (2331 USD), du Nigeria (2316 USD) et du Sénégal (1695 USD).
Autrement dit, les économies fortes des États côtiers n'ont probablement pas grand-chose à perdre de la défection de leurs voisins du Sahel. Elles devront toutefois s'adapter au nouveau contexte.
Quels sont les défis à relever par ces États pour réussir la confédération ?
La création de l'AES répondait à des impératifs sécuritaires. Il s'agissait de mettre en commun les moyens militaires pour lutter contre les groupes terroristes armés, après avoir mis fin aux interventions internationale - Mission Multidimensionnelle Intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation au Mali (MINUSMA) - et française (Barkhane dans les trois pays). On pouvait d'ailleurs noter que l'option militaire restait privilégiée plutôt que l'ouverture de négociations avec les djihadistes.
Le traité instituant la Confédération élargit le champ de la mutualisation à des secteurs considérés comme stratégiques : l'énergie, l'agriculture, l'eau et les transports. On pense immédiatement à la colonne vertébrale de cet ensemble géographique que constitue le fleuve Niger, facteur majeur de l'équation eau-agriculture, qui traverse le Mali et le Niger. Longtemps incantatoire, le concept de "Vision partagée" sur la maîtrise de ce cours d'eau pourrait trouver un nouveau terrain d'entente, avec toutefois le risque de se fâcher avec le Nigeria, qui accueille le cours aval du fleuve et demeure donc à la merci des éventuels barrages en amont.
Quant à la mutualisation en termes d'énergie, on peut imaginer que le Niger aurait une carte à jouer avec ses ressources en pétrole et surtout en uranium, mais on voit mal comment il pourrait en faire profiter ses nouveaux alliés à titre exclusif, et surtout dès les prochains mois.
Attachés au souverainisme, les trois États semblent avoir relancé une autre idée souvent invoquée par les nationalistes mais rarement mise en oeuvre : l'utilisation plus large des langues locales, notamment dans les médias. Le défi sera de ne pas fragmenter davantage leurs communautés, déjà tiraillées par des conflits d'usage et promptes à des replis identitaires pouvant déboucher sur des milices d'auto-défense.
Quelles sont les opportunités offertes par une confédération ?
Dans une économie mondialisée, les regroupements régionaux permettent généralement de peser plus lourd dans un environnement concurrentiel dérégulé. Si l'Union européenne y est plus ou moins parvenue, il lui a fallu beaucoup de temps et une grande maîtrise des mécanismes politico-économiques mondiaux pour constituer le bloc fort qu'elle représente aujourd'hui.
La Cedeao elle-même n'en est pas encore là, et la Confédération créée le 6 juillet 2024 en est donc très éloignée. Toutefois, cette nouvelle entité se situe dans un contexte particulier : ses dirigeants ont clairement tourné le dos à la démocratie et aux droits de l'homme, et ils peuvent donc envisager des alliances avec des États que l'on qualifie d'illibéraux.
Selon le politiste néerlandais Matthijs Bogaards, la démocratie illibérale est :
une situation démocratique où, néanmoins, l'indépendance de la justice est malmenée et les citoyens ne bénéficient pas d'un traitement égalitaire face à la loi, ni de protections suffisantes face à l'État ou à des acteurs privés. Discriminations, corruption et népotisme impunis en sont les traductions concrètes.
Sur de tels critères, nul doute que la nouvelle Confédération trouvera des partenaires étatiques de poids, comme la Russie, la Chine, et quelques autres à l'affût des opportunités que leur offrent le Burkina Faso, le Mali et le Niger. Il est peu probable, cependant, que ces derniers en tirent de gros bénéfices.
En fait, la confédéralisation décidée par les putschistes sahéliens ressemble à une fuite en avant. Et comme dans la plupart des cas, quand on fuit on est rattrapé. À la mort de la Confédération, les Burkinabè, les Maliens et les Nigériens pourront peut-être se pencher sur un nouveau découpage cette fois-ci à l'intérieur de leurs propres pays : le fédéralisme, solution possible à leurs déchirements internes.
Christian Bouquet, Chercheur au LAM (Sciences-Po Bordeaux), professeur émérite de géographie politique, Université Bordeaux Montaigne