Cote d'Ivoire: Livre - Dr Amina A. Soulimani dissèque 'Les déboires de Dieudonné' de Francis Nyamnjoh

11 Juillet 2024

A travers les Déboires de Dieudonné, l'anthropologue et philosophe Camerounais, Francis Nyamnjoh, nous invite à rejoindre un périple intriguant, qui se tisse autour de la subjectivité africaine, la servitude, la domesticité et des emblèmes de valeurs morales.

Publié en 2007 en Anglais sous le titre "The Travail of Dieudonné?, cette version française traduite par Bill F. Ndi a été publiée par Langaa Press en 2023. Ce roman rejoint d'autres oeuvres de fiction que Nyamnjoh a réalisé vers la fin de la première décennie des années 2000.

Le roman tourne autour de Dieudonné, un serviteur noir chez une famille bourgeoise nommée les Toubaaby au quartier Beverly Hills à Mimboland. Perplexe par un quotidien exigeant, Dieudonné parvient à trouver son confort dans l'ivresse au bar Grand Canari.

Au long des 18 chapitres, son histoire se dévoile : ses relations avec sa femme, Tsenga, avec ses employeurs Blancs, et son vieil âge qui lui rappelle son exil de son village natal, Warzone. Lorsque Dieudonné rencontre Dieumerci, un étudiant de Mr. Toubaaby provenant de l'Ouest Oublié, et venu explorer la bibliothèque de son professeur pour sa thèse sur Warzone, une nouvelle phase pour Dieudonné s'entame.

L'apprenti académique repère chez Dieudonné un génie de langue, une archive remarquable digne d'être explorée à des fins personnelles comme académiques. A la naissance de cette relation particulière entre ces deux hommes - qui portent des "noms enracinés en Dieu - se perçoit la souffrance de Dieudonné plus épaisse et plus épanouie. Celle-ci accumule des déceptions qui se manifestent entre les murs de la maison de ses maîtres, là où il est invisible, ivre, bavard, négligeant, et immobile malgré tout effort.

Au-delà de Dieudonné, le roman raconte une histoire d'un continent en mouvement, pour lequel l'interrogation sur sa temporalité est une aptitude de résistance post-coloniale. En s'approchant du quotidien de Mimboland, on embrasse un style littéraire que Nyamnjoh déploie afin de peindre une réalité amère et ardente qui s'exige et qui se répète et forge une sagesse dont elle est le produit.

Dieudonné est mis à l'écart dans une économie de productivité qui voit en lui la personnification d'un potentiel gaspillé. Tout au long du roman, on s'approche de Dieudonné petit à petit, à sa guise, lorsque les événements de sa vie, organisé par Nyamnjoh, dévoilent ses réflexions sur la dignité humaine, la politique de solidarité des maîtres blancs et leurs compétences à gérer leurs serviteurs comparés aux Toubaaby. Malgré leur bourgeoisie et exigences, ces derniers n'ont pu guère hériter d'un savoir-faire digne pour Dieudonné de servir.

Une des façons de comprendre le roman et que j'envisage d'explorer dans ce compte rendu, est de me concentrer sur ce personnage énigmatique, Dieudonné, dont le livre est l'intitulé. Nyamnjoh nous offre l'opportunité de lire et connaître Dieudonné anthropologiquement, ainsi que de le situer et lui permettre une mobilité de narration dans tout environnement où on le retrouve.

Dieudonné est avant tout un orateur qui captive son audience qu'il soit ivre ou sobre. Ses expériences chez ses anciens employeurs blancs sont riches de critiques satiriques sur un présent et un passé jamais effacé du quotidien, dans une Afrique postcoloniale contemporaine à l'ombre de la modernité, qui l'absorbent, arrachent, déchirent et maintiennent une hégémonie psychosociale sur son corps, son identité et sa personne.

Comparant son état à celui d'une "boite d'allumette trempée?, sa femme Tsenga décide de le quitter. Sa solitude est soudainement nourrie par la présence de Dieumerci, qui est représenté comme son antonyme.

Ensemble, ils reflètent de manière créative l'angoisse que les vérités vécues au sein d'un pays qui tremble à cause du président Longstay renvoie sur la parure du quotidien où l'appartenance et les déboires se retrouvent logés au Bar Grand Canari.

La métaphore de la juxtaposition de Dieudonné et Dieumerci va au-delà du récit. Ils peuvent être perçus comme représentatif de toute relation ayant deux variables exponentielles qui s'attirent et s'élargissent. L'un apprend de l'autre mais aussi s'accroche inconsciemment à l'ambition d'un changement subtile. Quand Dieumerci reçoit c'est parce que Dieudonné est l'émetteur d'actes, de paroles et de contradictions.

Cette mutualité qui les relie s'avère transformative car entre le "donné? et le "merci? s'impose un lexique du reçu et la possibilité d'une gratitude, telle qu'elle peut l'être. A travers ces deux personnages, Nyamnjoh démontre, implicitement, que le merci comme un geste énoncé de gratitude peut refléter un moment attendu ou inattendu.

Une gratitude est démontrée pour ce que l'un reçoit sans avoir demandé ou quand une demande est réalisée. Le donné ne peux recevoir, mais comme acte, il est toujours attendu à n'importe quel moment de se mettre à disposition.

Quand la conscience politique de Dieumerci étonna Dieudonné, ce dernier découvrit ses avis, mis à l'écart pendant des années, retrouver une place centrale. Tous les deux s'affirment grâce à l'autre.

L'espoir de Dieumerci donne un nouveau souffle à Dieudonné, car derrière le voile de la sagesse infinie de ce dernier s'est accumulée une insouciance qui irrite, jusqu'à vouloir s'en débarrasser. Voilà une mutualité humaine nécessaire et oublieuse qui nécessite de reconnaître la phénoménologie de l'action, et les moments inachevés.

Dieudonné, corps et âme, d'après ce qu'il raconte et ressent a toujours était perçu comme corps émetteur, léger à exploiter pour toute glorification souhaitée. Il l'a reconnu aussi en Dieumerci mais décida de lui donner une chance. On parvient à comprendre que Dieudonné arrive à reconnaître chaque rituel où il se trouve invoqué à "donner?.

Nyamnjoh vise des degrés d'abstraction qui permettent à Dieudonné de maintenir son opacité subjective. Il est obscur mais aussi transparent dans ses énoncés sur la déception morale, sociale et politique de Mimboland. Ses relations avec ses employeurs sont régulières et quotidiennes, faisant allusion à la permanence de sa souffrance et des relations de forces héritées d'une génération à une autre.

Ce roman comme travail ethnographique, reflète l'investissement philosophique de Nyamnjoh à donner parole à toute terrain comme atelier de pensée individuelle mais aussi collective. Au bar Grand Canari, Dieudonné retrace une enfance et une jeunesse caractérisée par la guerre et la pauvreté, réunissant des souvenirs vifs et nostalgiques de son village Warzone où les plantations de cotons envahissent les champs, et de la résistance de son corps depuis son arrivée à Mimboland.

Au bar aussi, yeux mi-clos, Dieudonné gardait pourtant l'oreille attentive, collectant toute information utile et inutile qui s'échangeait sur la politique de gouvernance ou les récoltes saisonnières et la sécheresse fiscale. Et en écoutant la misère des autres, Dieudonné pouvait reconnaître ceux qui, comme lui, souffraient d'être privés des richesses de leur État, de l'amour et de l'affection.

En s'approchant du quotidien de Mimboland, on embrasse un style littéraire que Nyamnjoh déploie afin de peindre une réalité amère et ardente qui s'exige et qui se répète et forge une sagesse dont elle est le produit.

A la fin de ma lecture, je réalise que Dieudonné et a jamais bouclé dans ses déboires. Je repose le livre et le laisse assis dans un coin au Bar Grand Canari. Je crée une scène imaginaire dans laquelle le personnage de Wangrin de Hampaté Bâ l'a rejoint.

Ils sont l'un à côté de l'autre et ne perdent pas de temps pour enchaîner un long débat sur le destin, leurs fortunes et déceptions en quête d'une éventuelle survie digne de leur humanité.

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