Ouganda: Qui est Julia Sebutinde, la juge qui dit « non » ?

En 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) a pris trois décisions qui font date pour protéger la population palestinienne, mettant notamment en garde Israël contre le risque d'être accusé de génocide. Dans chacune de ces décisions, seule contre tous, une juge ougandaise s'est distinguée en étant systématiquement et totalement « contre » l'opinion majoritaire.

« Elle était très brillante en classe, indépendante d'esprit, à l'écoute et d'une classe à part », se souvient la Dr Maggie Kigozi, sa vieille amie à l'école de filles Gayaza, près de Kampala, la capitale de l'Ouganda. « Nous sommes fiers de son rôle international », poursuit Kigozi, 74 ans, qui est devenue directrice de l'autorité d'investissement de l'Ouganda, entrepreneuse, philanthrope, académicienne et qui dirige le mouvement scout national.

Julia Sebutinde est la deuxième d'une fratrie de quatre enfants, trois filles et un garçon. Elle a commencé sa scolarité à l'école primaire du lac Victoria, dans l'ancienne capitale administrative de l'Ouganda, Entebbe, où elle est née en 1954 sous la domination britannique. Elle a rejoint ensuite la prestigieuse Gayaza High School en 1968, puis le Kings College Buddo, où les enfants des privilégiés étaient envoyés, avant d'entrer à l'université de Makerere pour étudier le droit.

En Ouganda, Sebutinde a travaillé au ministère de la Justice de 1978 à 1990. Elle entre alors à l'école de droit de l'université d'Édimbourg, dont elle sort diplômée en 1991. En 2009, l'université d'Édimbourg lui décernera un doctorat honorifique en droit.

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Elle est mariée à John Bagunywa Sebutinde et a deux filles. Malgré sa célébrité, la famille préfère se tenir à l'écart des médias et mener une vie tranquille.

Sebutinde : Autant glorifiée que détestée

En Ouganda, Sebutinde est à la fois glorifiée et détestée. Ainsi, en mars dernier, une organisation locale de la société civile, Always Be Tolerant (ABETO), lui a décerné un prix pour sa décision dans le dossier palestinien, tandis que des hordes de critiques se déversaient sur les réseaux sociaux pour la condamner. Beaucoup rappelaient les relations historiques de l'Ouganda avec la lutte pour l'indépendance de l'Afrique du Sud - au cours de laquelle des combattants du Congrès national africain ont été hébergés dans le centre du pays, région d'origine de la juge - et ses parallèles avec la situation des Palestiniens.

En recevant le prix en son nom, son mari, John Bagunywa Sebutinde, a simplement déclaré : « Julia est une personne très indépendante, elle aime être fidèle à elle-même et nous sommes fiers de son travail ». « Nous sommes reconnaissants qu'elle soit honorée pour son travail », a-t-il prudemment ajouté.

Lorsque, le 26 janvier dernier, la Cour international de justice (CIJ) s'est déclarée compétente dans l'affaire opposant l'Afrique du Sud à Israël au sujet de Gaza et a ordonné à Israël de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour « empêcher la commission de tous les actes entrant dans le champ » de la Convention sur le génocide, Sebutinde s'est opposée à la décision point par point. Lorsque, le 24 mai, le tribunal des Nations unies a ordonné à Israël de cesser immédiatement son offensive sur Rafah, et à Gaza, elle s'est à nouveau opposée sans concession à la majorité. Enfin, vendredi 19 juillet, Sebutinde a exprimé son désaccord total avec la dernière décision de la CIJ, qui déclare illégale l'occupation des territoires palestiniens par Israël.

« Israël a le droit de se défendre »

Dans son opinion dissidente à l'ordonnance du 24 mai de la Cour de l'Onu, elle a expliqué que « les opérations militaires actuelles d'Israël à Rafah font partie du conflit plus large initié par le Hamas le 7 octobre 2023, lorsque le Hamas a attaqué le territoire israélien, tuant des citoyens et en enlevant d'autres ».

« À mon avis, une suspension de l'offensive militaire israélienne à Rafah, qu'elle soit temporaire ou indéfinie, n'a aucun lien avec les droits plausibles de l'Afrique du Sud ou les obligations d'Israël au titre de la Convention sur le génocide, comme l'exigent l'article 41 du statut de la Cour et la jurisprudence qui lui est associée. Cette directive, qui pourrait être interprétée à tort comme imposant un cessez-le-feu unilatéral dans une partie de Gaza, revient à faire du micro-management des hostilités à Gaza en limitant la capacité d'Israël à poursuivre ses objectifs militaires légitimes, tout en laissant ses ennemis, dont le Hamas, libres d'attaquer sans qu'Israël ne puisse réagir. Cette mesure ordonne aussi implicitement à Israël de ne pas tenir compte de la sécurité des plus de 100 otages toujours détenus par le Hamas, une organisation terroriste qui a refusé de les libérer sans condition. »

« Je suis fermement convaincue qu'Israël a le droit de se défendre contre ses ennemis, y compris le Hamas, et de poursuivre ses efforts pour sauver ses otages disparus. Ces droits ne sont pas incompatibles avec les obligations qui lui incombent en vertu de la Convention sur le génocide. »

Pas la position du gouvernement ougandais

Peu après son opinion dissidente du 26 janvier, Kampala s'était empressé de prendre ses distances : « En tant que gouvernement, nous avons pris note de la décision de la juge Julia Sebutinde sur la Palestine. Nous souhaitons préciser que la position qu'elle a prise est son opinion individuelle et indépendante et qu'elle ne reflète en aucun cas la position de l'Ouganda », a déclaré son ministre des Affaires étrangères, Jeje Odongo, à Justice Info. « Nous affirmons notre position en accord avec les positions du 19e sommet des chefs d'État et de gouvernement du Mouvement des non-alignés (MNA), qui s'est tenu à Kampala les 19 et 20 janvier 2024 », a-t-il ajouté.

« La position commune du MNA est de mettre fin immédiatement à l'agression militaire israélienne et au siège de la bande de Gaza et de fournir une aide humanitaire immédiate, sans entrave et suffisante, à grande échelle, afin de répondre aux besoins énormes de la population civile palestinienne et de permettre la reconstruction et le redressement urgents, en particulier des maisons et des infrastructures vitales », a déclaré le gouvernement ougandais après l'arrêt de la Cour.

A New York, la représentante permanente de l'Ouganda auprès de l'Onu, Adonia Ayebare, contactée par Justice Info, a jugé bon de rappeler que « la position de l'Ouganda sur le soutien à la lutte du peuple palestinien n'a jamais changé, et cela s'est exprimé à travers notre vote aux Nations unies ».

Une juge internationale « abrasive »

Ofwono Opondo, directeur de l'Uganda Media Centre, observatoire de l'information, n'hésite pas à qualifier Sebutinde d'« abrasive ».

« La juge Julia Sebutinde est revenue sur le devant de la scène médiatique ougandaise lorsqu'elle s'est jointe au juge israélien Aharon Barak pour exprimer sa dissidence dans l'affaire portée devant la Cour internationale de justice par l'Afrique du Sud contre l'État d'Israël pour sa guerre quasi génocidaire contre les Palestiniens de la bande de Gaza, dont les victimes sont des enfants, des femmes et des hommes, et pour la destruction d'hôpitaux, d'écoles et des centres de production énergétiques », a écrit Opondo dans une opinion publiée, le 3 février, sur le site web de l'observatoire gouvernemental.

Mais Barak lui-même a eu des positions moins radicales que Sebutinde, puisqu'il a voté en faveur de la disposition sur l'aide humanitaire à Gaza, ainsi que pour la mesure exigeant qu'Israël « prenne toutes les mesures en son pouvoir pour empêcher et punir l'incitation directe et publique à commettre un génocide » dans la bande de Gaza.

« Le fait que Sebutinde ne puisse pas 'voir' l'anéantissement militaire terrestre, maritime et aérien aveugle et disproportionné que les Forces de défense israéliennes (FDI) ont fait pleuvoir sur les Palestiniens non armés en représailles à l'attaque du Hamas du 7 octobre 2023 rend certains ougandais littéralement 'fous' [...] De nombreux Ougandais et le ministère des Affaires étrangères s'attendaient probablement à ce que Sebutinde, en tant qu'Ougandaise, suive la position du gouvernement en condamnant la guerre d'Israël, mais non », a ajouté Opondo, rappelant que ce n'est pas la première fois que le juge alimente la controverse.

Avant d'être élue à la CIJ, Sebutinde a été nommée en 2007 au Tribunal spécial pour la Sierra Leone, dans la chambre chargée de juger l'ancien président libérien Charles Taylor. À ce poste, elle a commencé à être internationalement connue pour son « non », lorsqu'elle a refusé d'assister à une audience disciplinaire tenue contre l'avocat de la défense de Taylor.

Une juge « rude » à la Haute Cour

En Ouganda, elle était déjà connue pour son tempérament inflexible, qui l'amenait parfois à passer outre les arguments juridiques.

En 1996, elle a été nommée juge à la Haute Cour d'Ouganda. À ce titre, elle a présidé trois commissions d'enquête. Sebutinde est apparue sous les feux de la rampe en 1999, lorsqu'elle a présidé la commission d'enquête judiciaire sur la corruption et la mauvaise gestion au sein de la police ougandaise, nommée par le président Yoweri Museveni.

« Ses interrogatoires musclés de hauts fonctionnaires de police, parmi lesquels l'inspecteur général de la police de l'époque, John Cossy Odomel, le chef du CID (Criminal Investigations Department), Chris Bakiza, le directeur de l'administration, Stephen Onyuu, et le commandant de police Edward Ochom, considérés comme déjà coupables aux yeux du public, lui ont valu l'affection de l'opinion publique », écrit Opondo dans son éditorial.

« Mais il s'est avéré que son approche brutale n'a pas permis d'obtenir des preuves solides et incriminantes à l'encontre des officiers accusés de comportement criminel, de trafic d'armes, de mauvaise administration, de conduite non professionnelle ou même de corruption, et nombre d'entre eux ont pu terminer leur carrière, souvent en bénéficiant d'une promotion, ce qui a déçu le public », poursuit Opondo. Mais bien que beaucoup pensent que ses efforts ont été vains, celles en cours dans les forces de police ougandaises, aussi graduelles qu'elles puissent paraître, découlent de ses recommandations, ajoute-t-il.

Opondo rappelle que Sebutinde a également présidé en 2002 une commission judiciaire d'enquête sur l'autorité fiscale ougandaise (Uganda Revenue Authority) et que beaucoup s'attendaient à ce qu'elle révèle comme annoncé une « liste des 100 fonctionnaires les plus corrompus ». Mais l'enquête « s'est déroulée de la même manière, avec des tacles grossiers. Au lieu d'interroger méthodiquement les personnes qui se présentaient devant elle, Sebutinde les a surtout haranguées avec des accusations farfelues, et celles qui ont été nommées dans son rapport final ont saisi la Haute Cour, qui les annulées ».

Au cours d'une autre enquête très médiatisée portant sur la corruption au sein de l'armée, notamment l'achat d'hélicoptères d'attaque de mauvaise qualité à la Russie par l'Ouganda et le Rwanda par l'intermédiaire d'un réseau d'intermédiaires liés au gouvernement de Museveni en octobre 2003, six hommes armés ont attaqué sa résidence dans la banlieue huppée de Kampala, Bugolobi, au cours de la nuit. Ses gardes militaires ont repoussé l'attaque. Aucun des assaillants n'a jamais été retrouvé et l'enquête est restée morte née.

« Un symbole de l'émancipation des femmes »

Outre ses missions internationales, Sebutinde est l'actuelle chancelière de l'université royale Muteesa I, appartenant au royaume traditionnel du Buganda, en Ouganda, dont sa famille est originaire.

« La juge Sebutinde fait la fierté non seulement du Buganda en tant que royaume et en tant que loyale servante du roi Ronald Mutebi, mais aussi de l'Ouganda et de l'Afrique en général », a souligné Charles Peter Mayiga, premier ministre du royaume du Buganda, à Justice Info. « Elle est un symbole de l'émancipation des femmes, mais elle est restée fermement ancrée dans la culture du Buganda », a-t-il ajouté, la décrivant comme une femme travailleuse. « En raison de son engagement et de sa passion pour l'éducation, elle a été nommée chancelière de notre université », ajoute-t-il.

Avant cela, la juge Sebutinde a occupé un autre poste de chancelière, à l'Université internationale des Sciences de la santé, à Kampala, de 2008 à 2017.

Première femme africaine à siéger à la CIJ

Lors de l'élection des juges de la CIJ en 2011, Sebutinde était l'une des huit candidats, pour cinq sièges vacants, désignés par la Croatie, le Danemark et l'Ouganda. Pour être retenu, le candidat doit obtenir la majorité absolue des voix à l'Assemblée générale des Nations unies et au Conseil de sécurité. Le premier jour du scrutin, quatre candidats ont été élus, mais le cinquième poste n'a pas été pourvu. Abdul Koroma, l'ancien président de la Sierra Leone, avait obtenu la majorité au Conseil de sécurité. Mais à l'Assemblée générale, après cinq tours de scrutin, le candidat Sebutinde avait obtenu 97 voix sur 193, alors que 97 voix étaient nécessaires pour être élu. À la reprise du scrutin, Sebutinde obtient la majorité absolue des voix au Conseil de sécurité et à l'Assemblée générale, et est donc déclarée élue.

Elle a ensuite été élue pour un second mandat à la CIJ en mars 2021. Le 6 février 2024, quelques jours après avoir dit « non » à toutes les mesures d'urgence demandées par l'Afrique du Sud contre Israël, elle a été élue vice-présidente de la CIJ par ses pairs, pour un mandat de trois ans.

Sebutinde est la première femme africaine à siéger à la CIJ.

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