Afrique: Mettre les populations clés et les enfants au centre de la riposte au VIH

26 Juillet 2024
interview

DOUALA — Le programme commun des nations unies sur le VHI/sida a publié le 22 juillet 2024 son rapport annuel sur l'état de la maladie en 2023. D'où l'on apprend que 630 000 personnes en sont mortes en 2023, ce qui constitue le chiffre le plus bas depuis 2004.

Ce rapport qui regrette la persistance de la discrimination envers certaines populations clés comme les homosexuels martèle que l'on gagnerait à rendre les soins accessibles à tous pour favoriser l'éradication de la maladie.

Dans cet entretien qu'elle a bien voulu accorder à SciDev.Net, Anne-Claire Guichard, conseillère principale en matière de politique auprès de l'ONUSIDA revient de long en large sur les grandes lignes de ce rapport dont elle est l'un des auteurs.

Quels messages clés voudriez-vous que l'on retienne de ce rapport 2024, en particulier pour l'Afrique ?

Nous souhaitons que les dirigeants et les décideurs politiques agissent de toute urgence pour assurer l'accès aux traitements et aux services de prévention du VIH afin de réduire le nombre de décès liés au sida et la transmission ultérieure. L'accès aux services de dépistage, de traitement et de soins du VIH a fait un bond en avant depuis 2010, avec 30,7 millions de personnes vivant avec le VIH recevant une thérapie antirétrovirale salvatrice en 2023.

Certaines régions sont sur le point d'atteindre les objectifs 95-95-95 d'ici 2025. Neuf pays dont plusieurs en Afrique ont déjà atteint les trois objectifs. Il s'agit de l'Arabie saoudite, Botswana, Danemark, Eswatini, Kenya, Malawi, Rwanda, Zambie, Zimbabwe. Et dix autres sont en passe de le faire prochainement.

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"La riposte au VIH doit s'adapter pour devenir un pilier durable et intégré des services sociaux et de santé, avec les communautés et les droits de l'homme au centre"Anne-Claire Guichard, ONUSIDA

Néanmoins, bien qu'en baisse, l'incidence du VIH chez les adolescentes et les jeunes femmes reste extraordinairement élevée dans certaines parties de l'Afrique orientale et australe et de l'Afrique occidentale et centrale, où respectivement 120 000 et 36 000 adolescentes et jeunes femmes ont contracté le VIH en 2023. Les personnes issues des populations clés représentent une proportion accrue (55 %) des nouvelles infections dans le monde par rapport à 2010 (45 %).

Des études montrent que la criminalisation augmente considérablement la prévalence du VIH chez les travailleurs du sexe, les consommateurs de drogues injectables, les homosexuels et les autres hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes. Sans accès aux services de prévention, les nouvelles infections se poursuivront parmi ces populations clés.

Qu'est-ce qui peut expliquer la situation que vous décrivez en Afrique Subsaharienne ?

L'impact de l'expérience ou de la peur de la violence physique et sexuelle sur l'utilisation des services liés au VIH est de plus en plus préoccupant. Des études menées en Afrique subsaharienne montrent que les adolescents séropositifs exposés à la violence de leur partenaire intime et aux abus sexuels ont deux fois moins de chances d'adhérer à la thérapie antirétrovirale que leurs pairs qui n'ont pas subi de telles violences ou abus. Dans l'ensemble de la région, les efforts visant à réduire la violence à l'égard des femmes, et les inégalités liées au genre n'ont pas encore un impact suffisant sur les services de prévention du VIH destinés aux femmes et aux filles.

De puissantes technologies de prévention telles que la prophylaxie pré-exposition (PrEP) orale et à longue durée d'action, y compris le succès récemment annoncé du lenacapavir, existent mais ne sont pas disponibles pour les personnes qui en ont le plus besoin.

Le rapport de cette année s'intitule : « The urgencY of now : AIDS at a crossroads »[1]. Pourquoi ce titre ?

Ce rapport montre que le monde se trouve à un point critique de la riposte au VIH où les dirigeants, les communautés et les donateurs doivent réorienter leurs actions. Même si le monde parvient à mettre fin au Sida en tant que menace pour la santé publique d'ici fin 2025, plus de 30 millions de personnes vivront avec le VIH en 2050 et ces personnes auront besoin de services et de systèmes pour rester en bonne santé pendant des décennies. Or, près d'un quart (23 %) des personnes vivant avec le VIH ne recevront pas de traitement en 2023. Cela représente 9,3 millions de personnes, dont 4,7 millions en Afrique subsaharienne. Dans l'ensemble, la couverture des traitements continue d'être plus faible chez les hommes et les personnes appartenant à des populations clés.

Et qu'en est-il des enfants qui semblent être les victimes un peu oubliées de ce combat ?

La couverture est particulièrement faible chez les enfants. L'épidémie de VIH a coûté la vie à environ 76 000 enfants en 2023. Une personne sur huit décédée des suites du sida était un enfant âgé de 0 à 14 ans. Seuls 48 % des enfants vivant avec le VIH ont une charge virale supprimée. La prévention de la transmission verticale et les diagnostics précoces chez les nourrissons sont au point mort. Le nombre de nouvelles infections par le VIH diminue, mais d'importantes lacunes subsistent en Afrique subsaharienne et l'autosatisfaction est une menace sérieuse dans d'autres régions.

Il y a eu 1,3 million de nouvelles infections par le VIH en 2023, loin de l'objectif de 370 000 par an fixé pour 2025. Quatre pays dont le Kenya, Malawi, Népal et Zimbabwe, ont réduit leur nombre de nouvelles infections annuelles par le VIH de 75 % et sont en bonne voie pour atteindre l'objectif de réduction des nouvelles infections par le VIH de 90 % d'ici 2030. Dix-huit autres pays ont réduit leur nombre de nouvelles infections annuelles par le VIH de plus de 60 % depuis 2010 et, grâce à des efforts concertés, pourraient atteindre l'objectif de réduction de 90 %.

Environ la moitié des personnes qui auront contracté le VIH en 2023 vivent en Afrique orientale et australe et en Afrique occidentale et centrale, les régions qui, ensemble, ont enregistré la plus forte baisse (56 %) du nombre de nouvelles infections depuis 2010. La lutte contre le VIH est à la croisée des chemins. Le moment est venu d'investir pour que les objectifs de 2025 soient atteints et qu'une riposte durable soit mise en place pour les décennies à venir.

Dans le rapport, on perçoit un certain pessimisme quant à l'atteinte des objectifs fixés pour 2025 et 2030. Quels sont les principales raisons de cet échec ?

Pessimisme? Non. Car, il est encore temps d'agir mais la réalité c'est que des lacunes importantes subsistent dans l'accès aux services de prévention et de traitement du VIH et doivent être comblées. Les progrès en matière de prévention du VIH sont loin d'être suffisants. Et les services de prévention et de traitement du VIH ne seront accessibles que si les droits de l'homme sont respectés, si les lois injustes à l'encontre des femmes et des personnes issues de communautés marginalisées sont abrogées et si la discrimination et la violence sont combattues. Un environnement juridique qui facilite l'accès à des services de lutte contre le VIH efficaces, équitables et axés sur les personnes, est essentiel pour mettre fin à la pandémie.

En 2024, seuls quatre pays notamment, la Colombie, Pays-Bas, Uruguay et la République bolivarienne du Venezuela, ne disposaient pas de lois criminalisant l'une des quatre populations clés ou le VIH. L'accès équitable aux médicaments et aux innovations, y compris aux technologies à longue durée d'action, est essentiel. Le nombre total de personnes utilisant la PrEP orale est passé d'un peu plus de 200 000 en 2017 à environ 3,5 millions en 2023, mais ce chiffre est loin de l'objectif de 21,1 millions fixé pour 2025.

Le rapport regrette aussi des financements insuffisants...

Un déficit de financement croissant freine la riposte au VIH dans les pays à revenu faible et intermédiaire. Environ 19,8 milliards de dollars US étaient disponibles en 2023 pour les programmes de lutte contre le VIH dans les pays à revenu faible et intermédiaire, soit près de 9,5 milliards de dollars US de moins que le montant nécessaire en 2025. Contrairement au traitement du VIH, les besoins en ressources pour la prévention du VIH et les programmes de soutien sociétal restent très importants et non satisfaits dans presque toutes les régions.

On estime qu'entre 1,8 et 2,4 milliards de dollars étaient disponibles pour les programmes de prévention primaire dans les pays à revenu faible et intermédiaire en 2023, alors que les besoins sont estimés à 9,5 milliards de dollars en 2025. Les dépenses totales pour les programmes de soutien aux programmes de droits de humains, de lutte contre la discrimination et la violence en 2023 étaient estimées entre 0,9 milliard et 1,1 milliard de dollars, soit près de 2 milliards de dollars de moins que les 3 milliards de dollars estimés nécessaires en 2025.

On constate que malgré les efforts consentis pour faire reculer la maladie dans le monde, les chiffres sont toujours importants dans les pays africains. Comment expliquez-vous cela ?

La baisse globale de 39 % des nouvelles infections par le VIH dans le monde est principalement due aux progrès réalisés en Afrique subsaharienne. Entre 2010 et 2023, l'Afrique orientale et australe a enregistré une réduction de 59 % et l'Afrique occidentale et centrale une réduction de 46 % du nombre annuel de personnes ayant contracté le VIH.

Dans toute l'Afrique subsaharienne, le nombre annuel de nouvelles infections par le VIH a diminué plus rapidement chez les jeunes hommes que chez les jeunes femmes, qui sont en moyenne trois fois plus susceptibles de contracter le VIH. La baisse rapide chez les hommes est probablement due au fait que les femmes ont davantage recours à la thérapie antirétrovirale. Grâce à l'augmentation des niveaux de suppression virale chez les femmes et les hommes séropositifs, la baisse actuelle des nouvelles infections par le VIH est en grande partie due à cette dynamique.

Mais, cela est-il assez ?

Cela dit, des failles persistent en particulier pour les populations clés et les enfants. Des estimations récentes pour les pays d'Afrique subsaharienne montrent que dans les endroits où la couverture de la population générale par la thérapie antirétrovirale est de 80 %, la couverture est inférieure de 11 à 13 % chez les travailleuses du sexe, les homosexuels et les autres hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes, et de 30 % chez les femmes transsexuelles.

En Afrique occidentale et centrale, un peu plus d'un tiers (35 %) des enfants vivant avec le VIH recevaient un traitement en 2023. La région abrite 20 % des femmes enceintes vivant avec le VIH dans le monde, mais près de la moitié d'entre elles (46 %) ne sont pas sous traitement. Dans l'ensemble le nombre élevé de nouvelles infections parmi les populations clés, les adolescentes et les jeunes femmes constitue toutefois un défi et nécessite un investissement accru dans les programmes de prévention primaire.

Quelles sont les recommandations que vous formulez au terme de ce rapport, pour le monde en général et pour l'Afrique en particulier?

La riposte au VIH doit s'adapter pour devenir un pilier durable et intégré des services sociaux et de santé, avec les communautés et les droits de l'homme au centre. L'ONUSIDA prévoit qu'il y aura 46 millions de personnes vivant avec le VIH en 2050 si des efforts supplémentaires ne sont pas faits pour s'assurer que les personnes vivant avec le VIH, exposées au risque d'infection ou affectées par le VIH puissent avoir accès à la prévention et au traitement du VIH. Bien qu'elle ne soit pas exempte de difficultés, une intégration plus poussée est en train de marquer les esprits. Le traitement lié ou intégré de la tuberculose et du VIH pour les personnes vivant avec le VIH et la tuberculose, par exemple, a permis d'éviter environ 6,4 millions de décès entre 2010 et 2022.

Les adolescentes et les jeunes femmes ont besoin de services qui répondent à leurs besoins en matière de santé sexuelle et reproductive en un seul endroit, mais les ressources sont rares. Les besoins non satisfaits en matière de contraception moderne sont particulièrement élevés en Afrique subsaharienne, où ils s'élèvent à près de 47 % chez les femmes adultes ; un écart qui atteint 53 % chez les adolescentes âgées de 15 à 19 ans.

Quels autres écueils caractérisent la lutte contre la maladie dans la région?

On note aussi des obstacles structurels, notamment les inégalités entre les genres, la pauvreté et l'exclusion sociale qui persistent et empêchent les gens, en particulier ceux des populations clés, de réaliser leur droit à la santé.

La plupart des pays de la région maintiennent des lois qui criminalisent les relations sexuelles entre personnes de même sexe, le travail du sexe ou la consommation de drogues. Les attitudes discriminatoires à l'égard des personnes vivant avec le VIH ont diminué dans certains pays, comme l'Eswatini, le Gabon et le Rwanda, mais elles restent répandues dans d'autres, comme les Comores, Madagascar et la Mauritanie. En outre, la montée de la rhétorique anti genre et anti-LGBTQI+ met en péril la santé sexuelle et reproductive, le VIH et d'autres services vitaux pour les femmes et les filles, ainsi que pour les personnes issues de communautés marginalisées.

Comment peut-on y remédier alors?

Les organisations communautaires sont les mieux placées pour fournir à leurs pairs les traitements et les services de prévention du VIH dont ils ont tant besoin, ainsi que des services sociaux et de santé plus généraux, selon des modalités acceptables et accessibles, et pour s'attaquer aux inégalités sous-jacentes qui rendent ces mêmes communautés vulnérables au VIH.

Mais elles manquent souvent de ressources et de reconnaissance pour leur travail. Il est temps d'agir pour atteindre les objectifs de 2025 et mettre en place une riposte durable. Une riposte durable au VIH doit être fondée sur des données, s'appuyer sur des systèmes nationaux intégrés solides, garantissant un accès équitable aux services et aux innovations et s'appuyant sur une volonté politique, et être entièrement financée.

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