Tunisie: Emigration clandestine - Les nouvelles destinations des «harragas»

8 Août 2024

De plus en plus de nos harragas ont rompu avec l'île de Lampedusa pour choisir la Grèce, Chypre, Malte et l'Espagne. Récit émouvant d'un aventurier tunisien refoulé dernièrement de l'île hellénique de Kros.

Dans un précédent article publié l'année dernière dans ces mêmes colonnes, nous avons annoncé, en exclusivité, que nos migrants commençaient à rompre avec leur douce dulcinée qu'était Lampedusa, la belle île italienne qui les ensorcelait et enivrait, au point que, pour espérer y atterrir un jour, ils étaient prêts à y laisser leur vie. Mais, pourquoi cette rupture subite après plus de trente ans «Eh bien, parce que la partie n'était plus alors jouable là bas», nous répond Mondher Boughanemi, ex-harrag de 27 ans originaire du quartier populaire de Jebel Lahmar. «Personnellement, raconte-t-il, j'en ai fait l'amère expérience au mois de janvier dernier. A bord de l'embarcation de fortune partie des côtes de Kélibia, nous étions 80 personnes, dont 15 subsahariens, qui, à l'étroit, jouions des coudes. A quelque 300 mètres de Lampedusa, nous n'étions plus qu'une quarantaine de rescapés après la mort de nos autres compagnons, qui par soif, qui par fatigue, qui encore par noyade après avoir malencontreusement chuté dans l'eau. Accouru, un navire italien nous embarquera pour une nuit dans un centre de détention provisoire.

Et, sans crier gare, on nous a rapatriés vers la Tunisie. «Mondher, alias «Papillon», avoue avoir eu, depuis, la conviction que Lampedusa c'est fini, surtout que des centaines de nos migrants avaient connu le même sort, sans compter les centaines d'autres qui ont péri, emportés par les vagues, rapporte-t-il, ajoutant que «les autorités italiennes ont abusivement durci les opérations de patrouille en mer et sur terre, ce qui a, d'une part, bouché toutes les brèches qu'on pouvait exploiter jusque-là, et, d'autre part, fait le jeu des passeurs qui, sautant sur l'aubaine tels des vautours, ont.. quadruplé les tarifs de prise en charge des migrants pour couvrir et assurer leur fuite».

%

Acropolis, adieu

Rentré la mort dans l'âme au bercail, le temps de souffler et d'enterrer sa peine, revoilà Mondher tenté de nouveau par l'iode de la Méditerranée. Il est vrai qu'il n'a pas cessé, depuis, de recevoir des coups de fil, non plus de l'Italie et de la France, mais de... la Grèce, Malte, Turquie, Chypre et Espagne. Çà et là, un bon nombre de ses amis avaient trouvé refuge et emploi. De surcroît, a-t-on appris, les passeurs tunisiens qui ne comptaient plus les déroutes sur la ligne de Lampedusa, se rabattent désormais sur ces cinq destinations considérées comme «plus harassantes et chères, mais plus sûres». Sitôt dit, sitôt fait : notre « Papillon» atterrit un jour dans l'île hellénique de Kros.

« C'était le 31 janvier dernier, se souvient-il. Nous étions cinq Tunisiens et 53 subsahariens à mettre le cap sur la Grèce. Un froid glacial, des vagues qui grondent et continuent de prendre de la hauteur, des passagers qui crient de faim, quand d'autres pleurent, la terrible hantise d'être appréhendé par les navires et bateaux de surveillance militaires. Bref, tous les ingrédients d'une odyssée étaient réunis. Avant notre arrivée à l'île grecque, la consigne était claire : contourner le port, puis emprunter une embouchure éloignée du quai et abandonnée par les garde-côtes, qui donne sur une rivière de deux kilomètres longeant l'autoroute et débouchant sur le centre-ville.

« Et le tour est joué. Mondher, comblé de joie, venait de gagner son pari de récidiviste incurable. Ce n'est que trois mois après qu'il a été arrêté au plus fort d'une bataille rangée à laquelle il a malheureusement pris part. La sentence est sans appel :renvoi en Tunisie. « Mon chagrin est encore incommensurable : d'un côté, je me suis bêtement mêlé à cette bagarre à cause d'un verre de trop, et, de l'autre, je devais, le surlendemain, prendre fonction dans un grand restaurant de l'île». Acropolis, adieu, chantait l'ex-icône française, Mireille Mathieu..

Jusqu'aux îles Caraïbes !

Dans les milieux de nos harragas où La Presse a enquêté, c'est aujourd'hui la même rangaine : la Grèce, Malte, Chypre, la Turquie et l'Espagne (via le Maroc) sont désormais leurs destinations préférées. Parmi eux, qui n'y a pas encore déposé son sac à dos d'aventurier ? Combien ont échoué? Combien y ont laissé leur peau ? Nul ne sait en l'absence de statistiques officielles disponibles. Mais, des certitudes, il y en a. A commencer par les chiffres éventés récemment par l'Organisation internationale des migrants (OIM) qui fait état de la disparition, en 2023 en Méditerranée, de pas moins de 3.155 personnes (contre 2.411 en 2022), ce qui fait de la Mare Nostrum l'une des routes migratoires les plus meurtrières au monde.

Selon les mêmes sources, Malte, Chypre, la Turquie, les îles Canaries et surtout la Grèce ont supplanté l'Italie pour devenir les pays méditerranéens les plus sollicités et touchés par l'émigration clandestine, avec, par nationalités, les nord-africains en première ligne (40%)suivis des subsahariens (35%)et des syriens (25%). Dans ce tableau, la Grèce et la Turquie sont les plus critiquées tant par l'Union européenne que par les agences onusiennes pour les réfugiés et les migrants. Si celles-ci reprochent aux Grecs de faire montre de «générosité» dans la prise en charge des migrants et leur intégration facile dans la population, les Turcs, eux, sont critiqués «pour n'avoir pas assez fait pour endiguer les flux migratoires, ce qui va à l'encontre de la nécessité, maintes fois réitérée par les pays du Sud de la Méditerranée, de sécuriser leurs frontières stratégiques qu'ils partagent avec la Grèce, la Bulgarie, la Syrie et l'Irak, autres exportateurs potentiels de migrants et de demandeurs d'asile.

Il est aussi bon de savoir que l'île de Malte, dont la population est estimée à 563.443 habitants, abrite, à elle seule, quelque 20.960 migrants, révèle l'OIM qui assure que «Les îles Canaries ne sont pas non plus épargnées, en enregistrant, durant le premier semestre de l'année en cours, 6.686 entrées irrégulières (en hausse de 48%) affluant sur cet archipel espagnol de l'océan Atlantique depuis le Maroc, la Mauritanie et le Sénégal. Quant au nombre total des arrivées illégales, toutes provenances confondues, recensées en Espagne depuis le début de l'année jusqu'au 30 juin dernier, il s'élève à 18.977 personnes (en progression de 78,5%, annonce ledit organisme onusien, au moment où le ministère ibérique de l'Interieur a déploré récemment le décès par noyade de pas moins de...cinq mille migrants (soit 33 morts par jour) rien qu'au cours des cinq premiers mois de 2024 !

A la lumière de ces données effrayantes, et face à l'inquiétude grandissante sans cesse exprimée par l'UE, les organismes spécialisés de l'ONU et les ONG internationales, l'on ne sait si nos harragas qui se rabattent de plus en plus sur ces pays, en sont conscients ou non. That is the question.

AllAfrica publie environ 500 articles par jour provenant de plus de 100 organes de presse et plus de 500 autres institutions et particuliers, représentant une diversité de positions sur tous les sujets. Nous publions aussi bien les informations et opinions de l'opposition que celles du gouvernement et leurs porte-paroles. Les pourvoyeurs d'informations, identifiés sur chaque article, gardent l'entière responsabilité éditoriale de leur production. En effet AllAfrica n'a pas le droit de modifier ou de corriger leurs contenus.

Les articles et documents identifiant AllAfrica comme source sont produits ou commandés par AllAfrica. Pour tous vos commentaires ou questions, contactez-nous ici.