Beyrouth — Des concurrents potentiels au président Saied exclus, condamnés, et/ou emprisonnés
Les autorités tunisiennes ont poursuivi en justice, condamné et/ou emprisonné au moins huit candidats potentiels à l'élection présidentielle du 6 octobre 2024, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. La commission électorale n'a approuvé que trois candidatures, dont celle du président sortant, Kais Saied. Les autorités tunisiennes devraient mettre fin d'urgence aux poursuites judiciaires pour des motifs politiques et permettre la tenue d'élections libres et équitables.
La Tunisie se prépare à tenir une élection présidentielle dans un contexte de répression croissante de la dissidence et de la liberté d'expression, et en l'absence de mécanismes de contrôle vitaux aux pouvoirs du président Saied. Ce dernier a compromis l'indépendance du système judiciaire et remanié un certain nombre d'institutions clés après s'être arrogé des pouvoirs exceptionnels en 2021, notamment la commission électorale (l'Instance supérieure indépendante pour les élections, ISIE), qu'il a restructurée pour la placer sous le contrôle du président en 2022.
« Après avoir emprisonné des dizaines d'opposants et d'activistes de renom, les autorités tunisiennes ont écarté presque tous les concurrents sérieux de la course à la présidence, réduisant cette élection à une simple formalité », a déclaré Bassam Khawaja, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Le gouvernement devrait immédiatement cesser ses ingérences politiques dans le processus électoral, annuler les mesures répressives et permettre aux candidats de l'opposition de prendre part au scrutin ».
Le 10 août, la commission électorale a annoncé l'approbation préliminaire des trois candidats à la présidence, dont deux anciens députés, Zouhair Maghzaoui et Ayachi Zammel. Le président de cette commission, dont les sept membres sont nommés par le chef de l'État, a déclaré qu'il avait rejeté 14 candidatures parce qu'elles n'avaient pas recueilli le nombre requis de parrainages, ne présentaient pas les garanties financières requises, ou parce que les candidats ne répondaient pas aux critères de nationalité. Plusieurs de ces candidats ont fait appel de ces décisions auprès d'un tribunal administratif. À titre de comparaison, pour l'élection de 2019, la commission électorale avait approuvé 26 candidats de divers bords politiques.
Au moins huit candidats potentiels ont été condamnés à des peines de prison et/ou à des interdictions permanentes de se présenter à des élections depuis le début de la période électorale le 14 juillet, tandis que d'autres ont fait face à des actes de harcèlement et d'intimidation.
Le 14 août, le Tribunal de première instance de Jendouba a condamné le rappeur et homme d'affaires, Karim Gharbi, à quatre ans de prison et une inéligibilité à vie, sur la base d'accusations d'achat de parrainages. Gharbi avait annoncé le 26 juillet son intention d'être candidat à la présidence. Quatre personnes qui participaient à titre bénévole à la campagne de Gharbi ont été condamnées le 2 août à des peines de prison allant de deux à quatre ans.
Le 5 août, un tribunal de première instance de Tunis a condamné cinq candidats potentiels à la présidence à huit mois de prison assortis d'une interdiction à vie de se présenter à une fonction élective, pour avoir « présenté des dons afin d'influencer des électeurs », en vertu de l'article 161 du code électoral, a déclaré à Human Rights Watch l'un de leurs avocats, Mokhtar Jemai. Il s'agit d'Abdellatif Mekki, un homme politique ; Nizar Chaari, un animateur de télévision ; Mourad Messaoudi, un ancien juge ; Mohamed Adel Dou, un colonel à la retraite ; et Leïla Hammami, une universitaire.
Les candidats ont fait appel de cette décision, mais Chaari et Messaoudi ont annoncé le retrait de leurs candidatures à la présidence au lendemain de leur condamnation. Trois autres personnes ont été condamnées à huit mois de prison pour le même motif, dont un membre de la campagne d'Abdellatif Mekki et le directeur de campagne de Nizar Chaari, et une autre personne a été condamnée à quatre ans de prison.
Le même jour, un tribunal de première instance de Tunis a également condamné à deux ans de prison Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL) et opposante de premier plan au président Saied, a déclaré un de ses avocats, Nafaa Laribi, à Human Rights Watch. Elle avait été déclarée coupable d'avoir « répandu de fausses nouvelles et des rumeurs » au sujet de la commission électorale, aux termes de l'article 24 du très répressif Décret-loi 54 sur la cybercriminalité, à la suite d'une plainte déposée par la commission électorale.
Abir Moussi, qui est détenue arbitrairement depuis octobre 2023, avait soumis sa candidature à la commission électorale deux jours seulement avant cette condamnation. Elle fait l'objet de plusieurs autres poursuites judiciaires, dont trois sur la base de plaintes de la commission relatives à des déclarations ou des activités politiques.
Le 18 juillet, un tribunal de Tunis a condamné Lotfi Mraihi, président de l'Union populaire républicaine (UPR) et candidat potentiel à la présidence du pays, à huit mois de prison, assortis d'une amende de 2 000 dinars tunisiens (environ 650 dollars US, ou 590 euros), ainsi qu'à l'inéligibilité à vie, pour avoir prétendument « présenté des dons en liquide ou en nature afin d'influencer des électeurs. » Le directeur exécutif et trois autres membres de son parti ont également été poursuivis et condamnés.
Mraihi avait été précédemment arrêté le 3 juillet, apparemment sur des soupçons de blanchiment d'argent, selon un porte-parole d'un tribunal de Tunis. En janvier, un tribunal de Tunis lui avait infligé une peine de six mois de prison avec sursis en vertu du Décret-loi 54, pour un commentaire qu'il avait fait à la radio considéré comme offensant pour le président.
D'autres candidats potentiels sont maintenus arbitrairement en détention, comme Ghazi Chaouachi, l'ancien secrétaire général du parti Attayar (Courant démocrate), qui a annoncé le 15 juillet son intention de briguer la présidence, et Issam Chebbi, secrétaire général du Parti républicain (Al Jomhouri), dont les instances ont ultérieurement retiré la candidature. Tous deux sont détenus depuis février 2023 et attendent toujours d'être jugés pour des chefs d'accusation à caractère politique, notamment de complot contre la sûreté de l'État et terrorisme. Plus d'une dizaine de membres du parti Ennahda (la Renaissance), anciennement au pouvoir, dont son président et deux vice-présidents, sont également détenus arbitrairement.
Dix candidats potentiels à la présidence ont dénoncé le 31 juillet le « harcèlement par les forces de sécurité » et les restrictions visant les membres de leurs campagnes, notamment des arrestations et la confiscation de parrainages par les forces de sécurité. Au moins huit candidats potentiels ont affirmé que le ministère de l'Intérieur avait refusé de leur fournir un extrait de leur casier judiciaire, qui est exigé pour être candidat à l'élection, alors que le président de l'ISIE a assuré qu'aucun candidat n'avait été rejeté pour n'avoir pas produit ce document.
Le 5 août, le président Saied a affirmé : « Aucune pression n'a été exercée sur quiconque .... Ceux qui évoquent des entraves et des difficultés ... cherchent à propager le chaos, la discorde, et à propager des rumeurs et des mensonges. »
Aux termes de nouvelles règles, les postulants à la présidence sont tenus de présenter une liste de parrainages de 10 membres du parlement ou de 40 présidents élus d'autorités locales, ou de 10 000 électeurs inscrits répartis sur au moins 10 circonscriptions législatives, avec un minimum de 500 électeurs par circonscription. La constitution de 2022 a également durci le critère de nationalité, n'autorisant à postuler à la présidence que les personnes de nationalité tunisienne, ayant des parents tunisiens, ainsi que des grands-parents paternels et maternels tunisiens, excluant les personnes dotées d'une double nationalité.
La Tunisie est un État partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) des Nations Unies et, à ce titre, elle est tenue de s'assurer que chaque citoyen, sans discrimination basée sur les opinions politiques, ait la possibilité de prendre part et de voter dans des élections réellement libres. Le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies a affirmé que « le droit à la liberté d'expression, de réunion et d'association est une condition essentielle à l'exercice effectif du droit de vote et doit être pleinement protégé. ».
« En faisant obstacle aux candidatures de concurrents potentiels, le président Saied enterre avec cette élection les derniers vestiges de la démocratie tunisienne », a affirmé Bassam Khawaja. « La communauté internationale ne devrait plus garder le silence et devrait exhorter le gouvernement à rectifier un processus électoral qui est d'ores et déjà terni. »