Pour aider les populations à prévoir les aléas climatiques et réfléchir à la meilleure façon de s'adapter, les données relatives au climat et à l'agriculture n'ont jamais été aussi importantes. L'essor de nouvelles technologies a permis de multiplier les façons de les collecter. Mais par un triste paradoxe, alors que ces données n'ont jamais été aussi nombreuses et importantes, en Afrique de l'Ouest elles sont aussi de moins en moins accessibles, du fait d'aléas diplomatiques, sécuritaires, mais aussi d'une privatisation grandissante de la data.
En 2022, une sécheresse prolongée a ravagé les cultures de maïs dans le nord du Burkina Faso, laissant 2 millions de personnes sans ressources alimentaires suffisantes. Une situation dramatique qui aurait pu être mieux anticipée, et dont les impacts auraient également pu être atténués avec un relevé et un partage équitable de données précises : celle de l'agrométéorologie, la science qui étudie l'action des facteurs météorologiques, climatologiques et hydrologiques sur les cultures.
S'il est aujourd'hui trop tard pour prévenir la sécheresse de 2022, mieux protéger les populations des prochaines demeure urgent, particulièrement en Afrique, continent où le changement climatique menace fortement l'agriculture pluviale, sa principale activité agricole et économique.
Pour anticiper ces risques climatiques, il est essentiel de disposer de données météorologiques fiables, indispensables pour assurer des pratiques agricoles durables et résilientes. Mais en Afrique de l'Ouest, l'accessibilité et la fiabilité de ces données sont malheureusement de plus en plus menacées et doivent faire face à des défis diplomatiques, économiques et sécuritaires inédits.
Évolution du paysage des données et paradoxes émergents
Pour expliquer comment nous en sommes arrivés là, il est important de d'abord comprendre à quoi servent les données agrométéorologiques et comment celles-ci ont commencé à être collectées.
Les données agrométéorologiques, qui incluent principalement des informations sur les précipitations, la température et l'humidité, mais aussi l'ensoleillement et le vent, sont essentielles pour la planification agricole. En Afrique de l'Ouest, où se pratique principalement une agriculture familiale et pluviale vulnérable à la variabilité et au changement climatiques, ces données sont à l'origine de nombreux indicateurs de suivi des cultures.
Elles permettent par exemple de définir les dates de semis optimales pour minimiser les risques de « faux départs » (semis réalisés trop tôt avant la saison des pluies menant à la perte des plantules), de suivre l'état de satisfaction des besoins en eau des plantes, ou d'anticiper l'émergence de maladies et ravageurs. Elles peuvent être aussi utilisées pour prédire les rendements des cultures, et se préparer aux événements météorologiques extrêmes. En somme, ces données contribuent à anticiper les risques, qu'ils soient attribuables à la variabilité naturelle des phénomènes météorologiques ou aux changements climatiques, étant tous deux un enjeu de taille dans la région.
Ces dernières années, le paysage des données agrométéorologiques a subi de profondes mutations dues à l'utilisation de nouvelles techniques, qui permettent, et l'on peut s'en réjouir, des données de plus en plus nombreuses.
Les avancées en télédétection ont tout particulièrement révolutionné la collecte et l'analyse de types de données nouveaux. Cet ensemble de techniques permet, entre autres, de mesurer et de quantifier les précipitations quotidiennes, la température de surface ou l'état de la végétation à l'aide de capteurs disposés sur des satellites, des radars météorologiques, ou des avions. En intégrant ces données à des modèles climatiques globaux (voir par exemple AgERA5, fourni par le programme spatial européen d'observation de la Terre Copernicus), il est possible d'avoir accès en tout point de la Terre à des estimations de variables météorologiques, y compris des zones inaccessibles ou peu équipées en instruments de mesure au sol, à une échelle de quelques dizaines de kilomètres.
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Mais des points de référence au sol restent absolument nécessaires pour calibrer, valider, faire évoluer ces méthodes d'estimation et de prévision, de même que de développer de nouvelles approches (telles que l'estimation de la pluviométrie au travers de l'analyse des perturbations des réseaux de téléphonie mobile). En effet, ces points de référence permettent de corriger les valeurs issues de télédétection, leurs observations pouvant être faussées par la couverture nuageuse du jour, une tempête de sable, une dérive des instruments, etc. Cela réduit ainsi la précision des modèles météorologiques et climatiques, ces modèles étant de plus initialement moins fiables en Afrique.
Historiquement, la collecte de ces points de référence était assurée par les services météorologiques nationaux au travers de leurs réseaux de stations, inégalement répartis à travers la région. Mais le continent rencontre des défis significatifs en matière d'infrastructure météorologique. Avec en moyenne une station tous les 26 000 kilomètres carrés, soit environ huit fois moins que le niveau minimum recommandé par l'Organisation Météorologique Mondiale (OMM), l'Afrique présente la plus faible densité mondiale en stations météorologiques. Autre exemple : alors que les États-Unis et l'Union européenne, avec une population combinée de 1,1 milliard d'habitants, disposent de 636 stations radars météorologiques, l'Afrique, avec une population similaire de 1,2 milliard d'habitants, n'en possède que 37.
Le paradoxe de la vente des données
De plus et malgré les besoins urgents en données fiables pour l'agriculture, on observe en Afrique depuis une quarantaine d'années un déclin rapide du nombre de stations météorologiques. Plusieurs travaux académiques analysent en détail les facteurs de ce déclin (Dinku, 2019, Bliefernicht et coll., 2021), parmi lesquels un sous-financement des services météorologiques nationaux, un manque de personnel et d'infrastructures, et la dégradation des infrastructures existantes.
Se met alors en place une situation paradoxale : alors que le manque de ces données impacte directement les services météorologiques (Sultan et coll., 2016), ceux-ci se tournent alors vers des stratégies fermées de vente de leurs données afin d'assurer leur propre survie. Si celles-ci apportent un soulagement financier à court terme, elles créent des obstacles de long terme à l'accès aux données, précisément quand ces dernières sont plus que jamais essentielles pour l'aide à la prise de décision, la recherche et l'usage public.
Ce paradoxe est complexifié par les questions sécuritaires, qui impactent profondément les météorologues aussi bien sur le terrain qu'au bureau. Alors que la problématique des données est transposable à une grande partie du continent Africain, l'Afrique de l'Ouest fait de plus face à une instabilité politique, aux conflits et aux activités terroristes, qui perturbent la collecte et la gestion des données.
Par ailleurs, alors que l'AGRHYMET (une instance du CILSS, le Comité Inter-états de Lutte contre la Sécheresse au Sahel créé suite aux grandes sécheresses des années 1970) assure la mise en commun et la sauvegarde des données météorologiques nationales, depuis quelques années certains pays ont purement et simplement cessé leurs transferts. Le partage de ces données devient ainsi source d'enjeux diplomatiques entre les pays de la région, mais aussi avec les pays du Nord, qui utilisent ces données dans le cadre de leurs activités de recherche pour le développement.
Ces problèmes mettent à rude épreuve les ressources des organisations régionales comme AGRHYMET, le CILSS, ou l'ACMAD (Centre Africain pour les Applications de la Météorologie au Développement), limitant leur efficacité. La diminution de l'influence de la CÈdÈao (Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest), due à des divisions internes et des pressions externes, aggrave le problème. Les institutions qui dépendent de la CÈdÈao pour le soutien et la coordination perdent le cadre institutionnel qui pouvait fluidifier ce partage de données.
Cette évolution dans le paysage de la météorologie permet l'émergence de nouveaux acteurs privés tels que l'initiative TAHMO (Trans-African Hydro-Meteorological Observatory), une société issue de l'université technique de Delft (Pays-Bas) et de l'université d'état de l'Oregon (...tats-Unis), qui tente d'apporter une réponse à ce paradoxe en développant un réseau d'observation complémentaire basé sur un modèle économique hybride :
- Le financement et le déploiement des stations sont assurés par des programmes de recherche et des initiatives de développement, qui restent propriétaires des données.
- Les données des stations sont remontées au réseau et fournies gratuitement aux services météorologiques nationaux ainsi qu'aux chercheurs qui en font la demande.
- Les données du réseau sont revendues aux initiatives privées.
Ce paradoxe souligne néanmoins une tension critique : les données nécessaires pour améliorer la résilience agricole et la sécurité alimentaire deviennent moins accessibles à un moment où elles sont le plus nécessaires. En effet, après deux décennies d'amélioration de la sécurité alimentaire en Afrique Sub-saharienne, ses indicateurs repartent à la baisse.
La voie à suivre : plaidoyer pour les données ouvertes
Pour relever ces défis, il est nécessaire de reconnaître les données météorologiques comme un bien public. Garantir un accès ouvert à ces données est essentiel pour une modélisation, une prévision et une prise de décision précises en agriculture, qu'elles soient réalisées par des chercheurs ou entreprises des pays du Nord, mais surtout par les chercheurs et entrepreneurs des pays du Sud.
Cet enjeu a bien été compris par des acteurs comme Météo-France, qui a ouvert l'ensemble de ses données en fin d'année 2023, mais aussi par la Banque Mondiale, qui met à disposition en accès ouvert ses résultats d'enquête permanente agricole, permettant de faire le lien entre signaux agrométéorologiques et observations des pratiques paysannes. La question de la sauvegarde et la numérisation de documents d'archives et de la mise à disposition de bases de données historiques est aussi cruciale. Cela pose cependant des questions lorsque de grands jeux de données sont détenus par des entreprises privés, un problème que nous avons rencontré pour notre jeu de données de précipitations au Nord Cameroun issu en grande partie des données de la société cotonnière nationale.
Pour conclure, à défaut d'investissement dans des infrastructures d'observation météorologique coûteuses tels que les radars (quasi-absents en Afrique), et dans un contexte de maintien des stations en place, la meilleure solution à court terme pour améliorer la résilience aux chocs agrométéorologiques réside dans l'entretien et la maintenance du réseau d'observations existants et l'ouverture des données.
Jérémy Lavarenne, Research scientist, Cirad
Asse Mbengue, Phd student, Ing. Agrométéorologie, ANACIM, Institut de recherche pour le développement (IRD)