Mariam Sankanu est une journaliste d'investigation gambienne qui travaille pour Malagen, la première plateforme médiatique de Gambie spécialisée dans le journalisme d'investigation et la vérification des faits. Elle a travaillé auparavant pour le Réseau africain contre les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées, une ONG. Mariam est diplômée de l'école de journalisme et des médias numériques de l'université de Gambie.
La décision prise en juillet par le parlement régional de la Cédéao de ne pas soutenir un tribunal spécial chargé de juger les crimes de l'ancien dirigeant gambien Yahya Jammeh a été un coup dur pour le gouvernement gambien. Il ne s'agit peut-être que d'un retard. Mais pourquoi la Gambie n'a-t-elle pas réussi à construire ce soutien politique et quels sont les acteurs derrière ce revers ?
En juillet, lors de la première session ordinaire du Parlement de la Cédéao à Abuja (Nigéria), cinq législateurs gambiens ont plaidé devant le Parlement de cette Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest, expliquant pourquoi celui-ci devrait soutenir un Tribunal spécial chargé de juger les crimes de l'ère Jammeh. Le parlement a toutefois voté contre cette proposition, estimant qu'il ne peut être à la fois « joueur et arbitre ». « Si les procédures du Tribunal sont contestées ou remises en question, la Cédéao risque de perdre sa légitimité en matière de médiation. Cela pourrait exacerber les problèmes car il n'y aura plus d'autre lieu auquel se référer dans la sous-région », a déclaré le comité conjoint du parlement de la Cédéao.
Le gouvernement gambien cherche ouvertement à mettre en place un tribunal spécial soutenu par la Cédéao et chargé de juger l'ancien président de la Gambie, Yahya Jammeh, et les principaux responsables des crimes commis sous son règne (1994-2017). La position prise par le parlement de la Cédéao est donc apparue comme un coup dur pour Banjul.
Selon les informations recueillies par Justice Info, la Gambie n'avait pourtant pas réussi à obtenir gain de cause avant même que cette position ne soit présentée aux parlementaires de la région. Alors que le gouvernement gambien a pratiquement couvert tous les aspects techniques de ce processus, il n'aurait pas réussi à accomplir le travail politique. Certains observateurs affirment que la véritable histoire n'est pas que le Parlement de la Cédéao ait voté comme il l'a fait, mais que les diplomates du Conseil de médiation et de sécurité de la Cédéao (CMS), qui fixent l'ordre du jour de la réunion des chefs d'État et de gouvernement, ont repoussé le sujet pendant 6 mois - et que le gouvernement gambien n'a pas fait le travail préparatoire pour le faire adopter là-bas (ou par le Parlement).
Le gouvernement gambien se défend
« Le gouvernement devra certainement poursuivre le dialogue technique et politique avec les États membres de la Cédéao, en particulier les ministres de la Justice, des Affaires étrangères et de la Défense, les ambassadeurs et les chefs d'État » - qui forment le CMS - « mais il serait imprudent, voire rebutant, de déclarer que nos homologues sont politiquement contre notre cause alors que le fond de la question n'a pas encore été testé sur le politique », réagit Ida Persson, conseillère spéciale pour la justice transitionnelle au ministère de la Justice gambien. «
Au niveau technique, les ministres de la Justice et leurs experts ont approuvé le statut et la décision relatifs au Tribunal spécial. Nous gardons donc l'espoir que la Communauté est pour et non contre l'idée de garantir la justice pour les violations graves des droits de l'homme et les crimes. » Elle reconnaît toutefois que, rétrospectivement, ils auraient dû insister pour que les ministres se réunissent avant les ambassadeurs. « Nous n'étions pas au courant de cette exigence procédurale », déclare-t-elle.
« En tant que membre d'un comité technique conjoint Cédéao-Gambie, j'ai été impliqué dans l'aspect technique avec d'autres membres du comité », confie Salieu Taal, ancien bâtonnier de Gambie. « À cet égard, le comité technique conjoint a finalisé le projet de statut du Tribunal spécial proposé et l'a soumis à des consultations approfondies avec des représentants de la Commission et de la Cour de la Cédéao, des experts des différents ministères de la Justice dans la Cédéao et un groupe d'éminents experts en justice pénale internationale et en droit constitutionnel, y compris des ressortissants gambiens. Il ne reste plus qu'à laisser le processus politique suivre son cours et à espérer que les dirigeants de la Cédéao approuveront le projet de statut lors du prochain sommet des chefs d'État, en décembre. »
Réagissant à la décision du Parlement de la Cédéao, Alamami Gibba, représentant à l'Assemblée nationale gambienne de Foni Kansala, le district d'origine de Jammeh, et fervent partisan de l'ancien président, a déclaré à un média gambien qu'il ne s'agissait pas d'une décision inattendue. « J'ai vu venir la vague. C'est le gouvernement qui a pillé et mangé toutes les ressources de Jammeh. Aujourd'hui, vous voulez poursuivre ce que vous avez pillé et mangé de ses ressources, vous voyez à quel point certaines de ces choses sont ironiques », a-t-il dit. Il est heureux que la Cédao ait fait ce qui était « juste ».
Justice Info a contacté le ministre des Affaires étrangères Mamadou Tangara pour comprendre le rôle joué par ses services dans ce processus, mais il n'a pas répondu à nos questions.
Des députés libériens contre la justice ?
« Bien sûr, nous sommes tous d'accord pour dire que le gouvernement gambien peut et doit faire beaucoup plus pour générer un soutien politique entre le premier et le second tour, mais il vaut également la peine d'examiner quelles autres forces peuvent travailler en coulisse pour saboter ce projet et pourquoi », affirme Martin Petrov, conseiller spécial auprès du procureur général de Gambie.
Des rapports ont en effet mentionné que deux députés libériens, Edwin Snowe et Taa Wongbe, ont pris la parole pour soutenir cette décision majoritaire au sein du Parlement de la Cédéao. Wongbe, homme d'affaires, est un député nouvellement élu et le président de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants du Liberia. Dans le passé, Snowe a eu des liens politiques et familiaux avec l'ancien président du Liberia, Charles Taylor, qui purge actuellement une peine de 50 ans de prison prononcée par un tribunal parrainé par les Nations unies pour des crimes de guerre commis en Sierra Leone.
Snowe a récemment été accusé de corruption par un groupe de pression libérien basé aux États-Unis, fondé et dirigé par Jérôme Verdier, l'ancien président de la Commission vérité et réconciliation du Liberia. (Un tribunal libérien a « blanchi son nom » de corruption dans le passé, nous a répondu Snowe, ajoutant qu'il avait divorcé de la fille de Taylor et quitté le Liberia alors que Taylor était encore président.)
« La première chose que je dois clarifier, c'est qu'il ne s'agit pas d'une décision d'Edwin Snowe, comme beaucoup le pensent. Il s'agit d'une décision du Parlement », répond Snowe dans une interview accordée à Justice Info. « Oui, je préside la commission des affaires politiques, de la paix et de la sécurité. J'ai donc joué un rôle clé dans cette décision. Suis-je opposé à la création du tribunal ? Non. Est-ce que je veux que les auteurs de ces crimes soient traduits en justice ? Oui. Ai-je besoin d'une réponse pour les victimes ? Oui. Mais est-ce que je veux que la Cédéao soit un partenaire de ce tribunal ? Je répondrais non. [Mais] je soutiens le tribunal. Qu'il soit donc consigné ici que je soutiens la création de la Cour. »
« Le mot 'partenariat' a été spécifiquement utilisé dans le texte. Le texte demande à la Cédéao d'approuver certaines choses, de sélectionner les juges ou de débourser des fonds. Nous essayons seulement de sauver l'image déjà écornée de la Cédéao », assure Snowe. « Lorsque j'ai parlé au ministre des Affaires étrangères de la Gambie à ce sujet, vous savez ce qu'il m'a répondu ? Que même lui n'a pas vu ce document lorsqu'il a été transmis à la Cédéao. »
Selon Petrov, « au moins certains des députés qui ont pris la parole pour exprimer leurs préoccupations ou leur opposition à la création du Tribunal spécial n'ont pas nécessairement parlé au nom de leurs pays respectifs. Leurs remarques n'ont pas été coordonnées avec leurs capitales respectives ».
Un simple retard de six mois ?
En avril, l'Assemblée nationale gambienne a adopté deux projets de loi censés donner le coup d'envoi de procès pour les crimes commis sous le régime de Jammeh. Bien qu'aucun délai n'ait été fixé par le gouvernement gambien, cela a renforcé l'espoir que des procès soient en marche. Lorsque la décision du parlement de la Cédéao est tombée, beaucoup ont cru qu'elle signifiait le retrait complet de l'organisme régional de ce processus. Bien que le parlement de la Cédéao ne soit qu'un organe consultatif et que sa décision ne soit pas définitive, cette décision a été largement considérée comme un revers pour le processus de justice.
Pourtant, cette décision pourrait n'être qu'un simple retard.
« Cela va retarder les choses de six mois, mais cela pourrait aussi aider à asseoir le tribunal sur des bases plus solides », pense Reed Brody, avocat américain et membre du comité technique de la Cédéao/Gambie, qui a joué un rôle de premier plan dans le plan de faire comparaître Jammeh devant la justice. « L'avis consultatif du Parlement de la Cédéao ne constitue pas un recul dans la mise en place du Tribunal spécial », affirme également Persson.
« Cela aurait certainement été le cas si l'avis était contraignant pour le CMS ou les chefs d'État, mais comme vous le savez, ce n'est pas le cas. Le processus de création d'un Tribunal spécial suit son cours. L'introduction du Tribunal spécial en décembre plutôt qu'en juin n'est pas un retard parce qu'entre-temps, le Bureau du procureur spécial doit être mis en place, les dossiers examinés, les enquêtes lancées là où elles sont nécessaires, etc. »
Le meurtre d'autres ressortissants d'Afrique de l'Ouest
La Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) de la Gambie, qui a examiné les violations commises entre juillet 1994 et janvier 2017, a recommandé dans son rapport final de 2021 de poursuivre jusqu'à 69 personnes, dont Jammeh. Le gouvernement, dans son Livre blanc publié en mai 2022, a accepté ces recommandations et a mis en place un bureau de procureur spécial chargé de juger ces crimes.
Le régime de Yahya Jammeh a été marqué par des violations généralisées des droits de l'homme et des abus qui ont touché des ressortissants non gambiens. Si le soutien de la Cédéao est préconisé ou nécessaire, c'est en partie parce que plusieurs pays d'Afrique de l'Ouest ont eu leur part de victimes. Dans le rapport de la TRRC, Jammeh a été associé aux meurtres d'environ 59 migrants ouest-africains, dont la plupart étaient originaires du Ghana.
« Rappelons qu'en 2005, les Junglers de Jammeh [des hommes de main] ont tué environ 59 migrants originaires de sept pays de la Cédéao, dont 44 du Ghana, neuf du Nigeria, trois du Sénégal, et d'autres de Côte d'Ivoire, du Liberia, de la Sierra Leone et du Togo », rappelle Brody. « Tous ces pays ont intérêt à ce que Jammeh soit traduit en justice, et leur soutien renforcera le tribunal et rendra plus difficile le refus de la Guinée équatoriale de transférer Jammeh au tribunal.
Tout le monde, et en particulier le gouvernement de la Gambie, peut donc profiter de cette occasion supplémentaire pour parler à leurs collègues, aux dirigeants et aux militants de la région et s'assurer que, lors du prochain sommet de la Cédéao, les diplomates et les parlementaires d'Afrique de l'Ouest comprennent la raison d'être de ce tribunal et le bénéfice que pourront en tirer leurs propres citoyens. »