Enseignant chercheur en Droit public à l'Université Gaston Berger de Saint-Louis, Dr Yaya Niang apporte ses éclairages juridiques sur le bras de fer que mène actuellement la majorité parlementaire Benno bokk yakaar et le nouveau régime.
Dans cet entretien, Dr Yaya Niang aborde plusieurs questions dont la programmation de la déclaration de politique générale du Premier ministre mais aussi les répercussions que la dissolution de l'Assemblée nationale agitée par le nouveau régime pourrait avoir sur le fonctionnement de l'Etat.
Quelle lecture faites-vous de cette décision de la conférence des présidents de fixer la date de la DPG, au 11 septembre 2024 ?
Cette controverse soulève deux questions de droit : la computation des délais et l'application de la loi dans le temps. Sur la computation des délais, la loi organique n°2024-12 du 30 août 2024 modifiant le Règlement intérieur de l'Assemblée nationale est entrée en vigueur le 30. Elle réintroduit dans le Règlement intérieur un article 97 qui précise que « L'Assemblée nationale doit être informée huit jours au moins avant la date retenue ». Seulement, l'article précité ne mentionne pas le caractère franc des délais.
Un délai franc ne tient compte ni du jour de la décision ni du jour de l'échéance et si le dernier jour tombe sur un dimanche ou un jour férié, le délai est prolongé jusqu'au premier jour ouvrable. Inversement, les délais non francs tiennent compte du jour de la décision et celui de l'échéance. L'on dit que les délais francs sont exclusifs et que les délais non francs sont inclusifs.
Il faut reconnaitre cependant que les délais de huit jours mentionnés à l'article 97 du Règlement intérieur n'indiquent pas qu'ils sont francs. Or, à chaque fois que les délais sont francs, le texte en fait mention expressément. Il en résulte que ce délai n'est pas franc. Par conséquent, la computation des délais de huit jours prend comme point de départ le jour de la décision.
Par décret n°2024-1880 du 04 septembre 2024, le Président convoque l'Assemblée nationale en session extraordinaire tout en mentionnant la DPG au titre des points inscrits à l'ordre du jour. Cette mention de la DPG dans l'ordre du jour vaut information de l'Assemblée nationale. La computation se fait donc à partir du 4 septembre, date de la prise du décret. Dans ce cas, une DPG tenue le 11 septembre tient compte des délais de huit jours prévus par l'article 97 du Règlement intérieur.
Mais, ma préoccupation, c'est moins la computation des délais de huit jours que l'applicabilité de la loi organique qui introduit ce délai.
A titre de rappel, le Premier ministre est nommé par décret n°2024-921 du 02 avril 2024. La loi organique n°2024-12 du 30 aout 2024 modifiant le Règlement intérieur de l'Assemblée nationale est entrée en vigueur le 30. Elle réintroduit dans le Règlement intérieur un article 97 formulé ainsi qu'il suit : « la Déclaration de politique générale doit intervenir trois mois après l'entrée en fonction du Gouvernement. L'Assemblée nationale doit informer huit jours au moins avant la date retenue ».
La question juridique qui se pose est surtout celle de savoir si une loi promulguée le 30 aout 2024 pourrait rétroagir et régir la DPG d'un Premier ministre nommé le 02 avril 2024 ?
Le principe de la non-rétroactivité des lois dans le temps voudrait qu'on ne légifère que pour l'avenir. Une disposition nouvelle ne saurait régir une situation qui lui est antérieure sous réserve des exceptions en matière pénale ou lorsque la loi elle-même prévoit sa rétroactivité.
Certains peuvent être tentés de soutenir que la Constitution est d'application immédiate. Ils pourraient dans ce cas nous démontrer comment appliquer cet article 97 nouvellement introduit qui astreint le Premier ministre à faire sa Déclaration de politique générale dans un délai de trois mois compte étant tenu qu'il est entré en fonction depuis le 02 avril 2024. Ce délai étant dépassé, comment remonter le temps ?
L'on ne saurait faire une application partielle de l'article 97. Il ne peut être permis, dans un même article, d'isoler le délai d'information de huit jours et ignorer le délai de trois mois impartis au Premier ministre pour faire sa DPG. En définitive, je suis d'avis qu'aussi bien les délais de trois mois que ceux de huit jours d'information ne sont applicables à la DPG de l'actuel Premier ministre. Le régime de celle-ci ne se détermine pas par référence à la nouvelle loi organique modifiant le Règlement intérieur de l'Assemblée. Par conséquent, l'invocation de l'article 97 nouvellement introduit n'est pas convaincante.
Quel enjeu présente la dissolution de l'Assemblée nationale de plus en plus agitée sur le fonctionnement de l'Etat ?
La question de la dissolution de l'Assemblée nationale qui semble relever de l'évidence est, en réalité, loin de l'être. L'évidence tient dans la clarté de l'article 87 qui habilite le Président de la République à pouvoir prononcer, par décret, la dissolution de l'Assemblée nationale. Cependant, en isolant l'unique article 87 pour apporter une réponse à la question que soulève la dissolution de l'institution parlementaire, l'on emprunte la voie d'une démonstration juridique très superficielle. Une réponse à cette question constitutionnelle nécessite une mise en relation de plusieurs dispositions constitutionnelles. La marque de celles-ci c'est la solidarité. La séparation peut les vider de leur charge normative.
La charte fondamentale est un enchainement de dispositions le plus souvent interdépendantes. L'application de l'une ne doit nullement emporter l'anéantissement de l'autre à partir du moment où les dispositions constitutionnelles sont d'égale valeur. C'est d'ailleurs en application de cette technique d'interprétation que le juge constitutionnel avait conclu, dans sa décision du 15 février 2024, à l'annulation de la Loi n°4/2024 portant dérogation à l'article 31 de la Constitution compte tenu de ses répercussions qu'elle pourrait avoir sur l'article 27 fixant la durée du mandat et l'article 103 alinéa 7 de la Constitution rendant intangible cette durée.
C'est dire que le juge constitutionnel avait mobilisé les articles 27 et 103 de la Constitution pour se faire une conviction sur l'inconstitutionnalité d'une loi dont l'objet portait pourtant sur l'article 31 de la Constitution, mais dont les conséquences touchent d'autres dispositions de la Constitution, comme celle de la durée du mandat présidentiel. Cette jurisprudence spectaculaire conforte la thèse de la solidarité des dispositions constitutionnelles, ou tout au moins de certaines dispositions constitutionnelles qui se distinguent par les matières qu'elles régissent.
Il y a de ces dispositions, telles qu'elles sont formulées, et compte tenu de leur objet, le constituant ne préfigure nullement une situation juridique provoquée susceptible de faire obstacle à leur mise en oeuvre, même temporairement.
La charge normative qu'elles contiennent s'oppose à toute neutralisation pouvant résulter d'une application éventuelle d'une disposition constitutionnelle, lorsque cette application est potentiellement génératrice d'une situation juridique inédite qui ne trouve pas de solution immédiate dans l'architecture constitutionnelle.
Ma conviction est que toute dissolution de l'Assemblée nationale en application de l'article 87 évoqué n'est pas sans conséquences neutralisantes sur l'article 68 relatif à la loi de finances et l'article 39 traitant la suppléance du Président de la République en cas de vacance du pouvoir. Or, les articles 68 et 39 de la Constitution sont de l'ordre de ces dispositions décrites ci-dessus.
La dissolution pourrait-elle donc avoir un impact sur l'adoption de la loi de finances ?
Immanquablement, la dissolution de l'Assemblée nationale risque de générer des situations inédites qui ne trouvent pas de solution dans le tissu constitutionnel. Elle risque de neutraliser l'article 68 de la Constitution. L'article 68 de la Constitution a la particularité de décrire avec précision le temps imparti à l'Assemblée nationale pour l'adoption de la loi de finances. Il prévoit avec force que l'Assemblée nationale dispose de soixante jours au plus pour voter les projets de lois de finances. Dans le cadre de cette procédure décrivant les rapports entre le Président de la République et l'Assemblée nationale, trois situations peuvent survenir et la Constitution a apporté une solution à chaque cas de figure.
Le premier cas de figure, c'est lorsque, par suite d'un cas de force majeure, le Président de la République ne dépose pas le projet de loi de finances à temps pour permettre à l'Assemblée nationale de l'adopter dans les délais. Le retard est donc imputable au pouvoir exécutif. Dans ce cas, l'article 68, alinéa 3, envisage la prolongation de la session jusqu'à l'adoption du projet de loi de finances.
La deuxième hypothèse survient lorsque, bien que déposé dans les délais, l'Assemblée nationale n'arrive pas à voter définitivement le projet de loi de finances dans le délai de soixante jours indiqué plus haut. La faute étant imputable à l'institution parlementaire, l'article 68, alinéa 4, habilite le Président de la République à mettre en vigueur, par décret, le projet de loi de finances, en tenant compte des amendements parlementaires qu'il a acceptés.
Le dernier cas de figure est celui où la loi de finances de l'année n'entre pas en vigueur avant l'année financière (janvier de l'année suivante), du fait des rapports entre les deux pouvoirs politiques résultant de la procédure décrite par l'article 68. Dans ce cas, l'article 68, alinéa 5, autorise le Président de la République à reconduire, par décret, les services votés. Les services votés correspondent aux dotations budgétaires inscrites dans la loi de finances de l'année précédente.
Il apparait clairement que tous ces cas de figure ne correspondent aucunement à une situation où l'Assemblée nationale est dissoute avant l'adoption de la loi de finances. L'article 68 agité ne prévoit que des situations résultant des rapports entre le Président de la République et l'Assemblée nationale. C'est pour cette raison d'ailleurs qu'on trouve l'article 68 dans le titre VII de la Constitution traitant les rapports entre le pouvoir législatif et le rapport exécutif.
En définitive, la dissolution de l'Assemblée nationale mettra en échec l'application de l'article 68 de la Constitution dès lors que la situation qu'elle provoque n'est pas envisagée par l'article précité. C'est un cas de figure qui n'est pas envisagé par la Constitution.
La seule solution, c'est d'espérer que les élections législatives puissent se tenir en novembre 2024 et que la XVème législature soit dans les conditions d'adopter la loi de finances suivant une procédure accélérée. En tout cas, c'est ce qui serait plus conforme à notre Constitution. Dans le cas contraire, si par extraordinaire, par une interprétation extensive, le Président de la République reconduit par décret le budget précédent, un autre écueil se dressera contre cette volonté.
Peut-on reconduire les services votés si l'on sait que l'alternance politique a entrainé des changements des services comme en témoigne l'entrée en vigueur du décret n°2024-940 du 5 avril 2024 portant répartition des services de l'Etat et du contrôle des établissements publics, des sociétés nationales et des sociétés à participation publique entre la Présidence de la République, la Primature et les Ministères.
Comment le Président de la République va-t-il gouverner sans l'Assemblée nationale ?
La configuration atypique de la XIVème législature nous rappelle l'importance de la fonction législative. Le pouvoir législatif peut toujours éprouver le pouvoir exécutif malgré la prépondérance de ce dernier dans l'allocation des prérogatives entre les deux pouvoirs politiques.
Concernant spécifiquement la question de l'aptitude du Président de la République à gouverner sans l'Assemblée nationale, le seul obstacle que j'ai trouvé c'est celui évoqué plus haut et se rapportant à la loi de finances. J'ai soutenu que la Constitution n'envisage pas ce cas de figure. L'adoption de la loi de finances n'est envisageable qu'avec une Assemblée fonctionnelle.
Il faut aussi rappeler, qu'en tout état de cause, les élections législatives doivent obligatoirement se tenir dans les soixante jours au moins et quatre-vingt-dix jours au plus, à compter de la date de publication du décret de dissolution.
La question qu'il faut plutôt se poser est celle relative à la suppléance du Président de la République pendant la période de dissolution de l'Assemblée nationale.
L'article 39 de la Constitution dispose qu'« en cas de démission, d'empêchement ou de décès, le Président de la République est suppléé par le Président de l'Assemblée nationale ».
S'il est vrai que les députés gardent leur statut jusqu'à l'installation de la nouvelle Assemblée, qu'en est-il du bureau ? La dissolution de l'Assemblée nationale emporte nécessairement la disparition du bureau. Elle éteint concomitamment la fonction de Président de l'Assemblée nationale. Le Président de l'Assemblée nationale ne saurait garder la plénitude de ses attributs.
Par conséquent, la suppléance prévue à l'article 39 sera tenue en échec avec la dissolution de l'Assemblée nationale. La Constitution n'a pas proposé une suppléance pendant la période de dissolution de l'Assemblée nationale. L'Etat du Sénégal risque de rester trois mois sans possibilité de suppléance du Président de la République lorsque surviennent les cas de vacance du pouvoir prévus à l'article 39 précité.
Quelles sont les conséquences d'une gouvernance par ordonnance ?
La dissolution de l'Assemblée nationale n'ouvre pas un régime de gouvernance par ordonnances. La gouvernance par ordonnances est envisageable soit par habilitation législative de l'Assemblée nationale prévue à l'article 77, alinéa 2, ou lorsque le Président de la République met en oeuvre ses pouvoirs exceptionnels prévus à l'article 52 de la Constitution. Nous ne sommes pas dans ces cas de figure.