Saviez-vous que les populations des zones touchées par des conflits armés ont jusqu'à trois fois plus de risques de se trouver en insécurité alimentaire que celles qui vivent dans des pays même à revenu plus faible, mais plus stables ? Au cours des dernière années, les conflits armés ont été à l'origine de six des dix crises alimentaires le plus sévères - en République démocratique du Congo, au Yémen, en Afghanistan, en Syrie, au Nigeria et au Soudan du Sud. La situation actuelle à Gaza est le dernier exemple dramatique de cette dynamique.
Dans une autre partie du monde, au Burkina Faso, les attaques armées sont également la réalité quotidienne d'une grande partie de la population depuis plusieurs années. Sans surprise, la sécurité alimentaire s'est dégradée très rapidement en particulier dans le nord et le nord-est du pays, où le nombre d'attaques armées est le plus élevé.
Dans ces circonstances, la majorité des analyses proposées dans la littérature spécialisée se concentrent sur les agriculteurs et montrent comment les activités agricoles sont affectées par le niveau accru d'insécurité.
En tant que chercheurs spécialisés en résilience et en sécurité alimentaire, et en collaboration avec un groupe d'autres spécialistes, nous venons de publier une étude qui montre que bien qu'il soit important d'étudier comment les conflits affectent la capacité des agriculteurs et du secteur agricole à produire des aliments, cette approche reste incomplète. En effet, la sécurité alimentaire des populations locales ne dépend plus seulement de la capacité des agriculteurs à produire des aliments. Elle repose également, et peut-être même davantage, sur la capacité des acteurs de l'ensemble du système alimentaire à s'adapter aux nouvelles circonstances et à continuer à fonctionner, même dans des conditions d'insécurité élevée.
Impact dévastateur sur les acteurs du système alimentaire
Dans les pays du Sud, une proportion croissante de la population vit désormais dans des centres urbains. Ces derniers ent de plus en plus d'aliments "lointains" voire importés, même dans les zones rurales du nord du Burkina Faso. Par conséquent, la sécurité alimentaire de ces populations locales repose principalement sur la capacité de tous les acteurs du système alimentaire - à savoir les producteurs, les transformateurs, les transporteurs, les détaillants et les vendeurs - à travailler ensemble pour fournir à tous et de façon prévisible des quantités régulières d'aliments sains.
L'analyse menée dans la province du Yagha, dans le nord-est du Burkina Faso, montre que, comme on pouvait s'y attendre, ce ne sont pas seulement les agriculteurs qui sont touchés par les attaques, mais tous les groupes d'acteurs du système alimentaire. Le groupe qui se révèle le plus affecté est celui des transporteurs. Ce résultat est logique puisque les transporteurs sont généralement les plus exposés aux risques d'attaques lors de leurs déplacements sur les routes rurales isolées. Dans l'ensemble, cependant, les données indiquent que tous les acteurs du système alimentaire local sont touchés. En moyenne, ils ont connu une très forte contraction de 40 à 50 % de leurs activités. Cela suggère que l'ensemble du système alimentaire a diminué de près de la moitié de sa taille normale.
Mais les attaques armées ont un autre impact. De nombreuses personnes de la région n'ont pas eu d'autre choix que de fuir l'insécurité. En juin 2022, les populations déplacées qui se sont réfugiées à Sebba, le chef-lieu de la province du Yagha, étaient estimées à plus de 12 000 personnes, ce qui représente plus de la moitié de la population de la ville en temps normal. Cela signifie que les acteurs du système alimentaire local n'ont pas seulement à faire face à l'insécurité qui affecte fortement leurs activités. Ils sont également confrontés à un afflux soudain de population concentrée dans un environnement urbain réduit.
Ce constat est une autre bonne raison pour regarder au-delà de l'agriculture et de la production. Il montre combien les conflits reconfigurent complètement la dynamique et la structure des systèmes alimentaires locaux. Le défi pour les acteurs du système alimentaire n'est donc pas seulement de produire de la nourriture dans un contexte d'insécurité, mais de distribuer cette nourriture à une population plus concentrée géographiquement avec la moitié des ressources et des moyens dont ils disposent habituellement.
Mais l'analyse révèle d'autres perturbations importantes du système. En particulier, elle montre que ce n'est pas seulement le volume de nourriture commercialisée qui est affecté (diminué de moitié dans notre cas), c'est aussi la qualité. Par qualité, nous entendons la diversité. Les céréales, l'huile de cuisine, le sucre, les légumineuses, les boissons, les légumes, les fruits, tous ces éléments ont été signalés par les acteurs du système comme étant sévèrement réduits.
Ces informations sont essentielles d'un point de vue nutritionnel. Elles attirent l'attention sur le fait que ce n'est pas seulement la quantité de nourriture encore disponible qui doit être surveillée pendant un conflit, mais aussi sa qualité et sa diversité.
Résilience par le réseau social
Un autre aspect important des travaux était d'essayer de mieux comprendre quels acteurs s'en sortaient le mieux face à ces attaques armées récurrentes. Quels acteurs étaient les plus résilients ? S'agissait-il des commerçants disposant des plus gros actifs financiers ? Ou bien des commerçants ayant la plus longue expérience du secteur ? Quels étaient les facteurs critiques à leurs résiliences individuelles et collectives?
Les données révèlent que davantage que la quantité des actifs financiers ou le niveau d'expérience, c'est la taille du réseau social de ces acteurs - le nombre de contacts professionnels dont ils disposent dans leur réseau - qui est critique. Plus le réseau est étendu et diversifié, plus ces acteurs semblent être en mesure de mieux supporter les chocs du système.
Ces différents résultats offrent une vision complètement nouvelle sur l'insécurité alimentaire en zone de conflit. Ils soulignent l'importance de travailler plus étroitement avec l'ensemble de tous les différents acteurs du système alimentaire (et non pas seulement avec les agriculteurs, comme c'est fait encore aujourd'hui dans la plupart des études). Car l'étude des stratégies et des réponses mises en place par chacun de ces groupes d'acteurs apporte une nouvelle pièce au puzzle et permet d'améliorer notre compréhension globale de la dynamique de ces systèmes sous stress. En tant que telles, elles fournissent des informations précieuses aux agences de développement et humanitaires dont la mission est de protéger et de maintenir la sécurité alimentaire et la nutrition des populations locales, même dans les conditions difficiles des conflits armés.
Chris Béné, Researcher, CIAT (Centro Internacional de Agricultura Tropical)