GENEVE — La première estimation détaillée jamais réalisée sur les dégâts réels causés par la fièvre de Lassa, une maladie endémique en Afrique de l'Ouest, révèle qu'elle infecte 2,7 millions de personnes par an, soit dix fois plus que ce que les agences de santé avaient supposé.
En 2016, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) avait désigné Lassa - une maladie pour laquelle il n'existe pas de vaccin autorisé ni de traitement spécifique - comme l'une des principales menaces en termes de pandémie.
Après cet avertissement, les recherches se sont intensifiées et quatre candidats vaccins sont désormais testés sur des personnes ; l'un d'eux ayant commencé des essais avancés en fin août 2024.
"Il semble que la zone à risque s'étende, en particulier avec le changement climatique"Robert Garry, Université Tulane, États-Unis
Une équipe de 16 scientifiques basés au Nigéria et à l'Université d'Oxford en Angleterre, a pour la première fois, évalué ce que pourrait être le véritable fardeau de la maladie, et comment utiliser au mieux la vaccination pour le réduire.
Leur étude , publiée dans Nature Medicine, a révélé que la vaccination des populations à haut risque pourrait éviter jusqu'à 4 400 décès en Afrique de l'Ouest et économiser des coûts sociétaux, notamment des pertes de main-d'oeuvre et des soins de santé, pour près de 129 millions de dollars par an.
Des cas de cette maladie sont présents dans les 15 pays d'Afrique de l'Ouest continentale, mais le plus souvent au Nigéria, en Guinée, au Libéria et en Sierra Leone. L' OMS considère désormais que le Bénin, le Ghana, le Mali et le Togo sont également des pays endémiques.
On pensait que le virus ne vivait que chez certains rats à plusieurs mamelles, le rongeur le plus commun en Afrique subsaharienne. Presque toutes les infections humaines par la fièvre de Lassa proviennent d'animaux, et les humains infectent très rarement d'autres personnes, principalement des professionnels de la santé. Mais le virus a maintenant été découvert chez d'autres espèces de rongeurs - et dans d'autres endroits.
« Il semble que la zone à risque s'étende, en particulier avec le changement climatique », déclare Robert Garry de l'Université Tulane à la Nouvelle-Orléans, aux États-Unis, un éminent expert de Lassa qui n'a pas participé à l'étude.
Les changements dans l'utilisation des terres mettent davantage de personnes en contact avec des excréments de rongeurs infectés et le virus de Lassa a été classé comme le virus animal le plus susceptible de se propager aux humains - même devant Ebola.
Mais il est difficile d'évaluer l'impact de la maladie dans son intégralité. Sa surveillance est limitée en Afrique de l'Ouest et aucun test simple et bon marché n'est disponible pour détecter le virus, même s'il y en un qui est désormais utilisé en Sierra Leone, explique Robert Garry.
Les statistiques fréquemment citées, évoquant jusqu'à 300 000 cas et 5 000 décès par an, sont basées sur une étude réalisée il y a près de 40 ans.
L'un des problèmes est que les principaux symptômes de la maladie de Lassa - fièvre et vomissements - sont similaires à ceux d'autres maladies locales, ce qui entraîne souvent des erreurs de diagnostic. La réponse à l'épidémie d'Ebola de 2014 a été retardée lorsque les premiers cas ont été confondus avec la maladie de Lassa.
De plus, la grande majorité des infections ne provoquent que des symptômes légers, voire aucun symptôme. La nouvelle étude a révélé que seulement 0,9 % d'entre elles deviennent graves, explique David Smith d'Oxford, l'un des auteurs principaux.
Cependant, 16 % des cas hospitalisés décèdent, tandis que de nombreux survivants deviennent sourds.
Les chercheurs affirment avoir mené cette étude car, si des vaccins deviennent disponibles dans un avenir proche, il faudra mieux comprendre comment ils peuvent affecter le nombre d'infections si les pays veulent les déployer efficacement.
Prédire le risque d'infection
David Smith et son équipe ont cartographié les données dont ils disposaient sur un modèle géographique informatisé de la région, en commençant par les précipitations locales, la végétation et les températures, qui influe sur le nombre de rongeurs.
Ils ont ensuite ajouté le pourcentage de personnes et de rats identifiés dans diverses études locales et dont le sang contenait des traces d'infection antérieure par le virus de Lassa. Cela a permis d'obtenir une image de l'infection chez les personnes plus précise que les rapports des médecins, car de nombreux cas bénins ne sont jamais diagnostiqués.
L'étude a également permis de mettre en évidence la relation entre la géographie et les infections connues, qui a ensuite été utilisée pour prédire le risque d'infection dans la région, y compris là où il n'avait pas été mesuré directement. Un modèle standard d'épidémies a ensuite été utilisé pour calculer le nombre réel d'infections qui résulteraient de ce risque.
David Smith explique que l'ajout de données sur les hospitalisations et les décès provenant d'endroits qui suivent de près la situation de cette maladie, comme Ondo au Nigeria, leur a permis d'extrapoler le nombre de décès qui résulteraient de ces infections dans toute l'Afrique de l'Ouest.
Cela représente 2,7 millions d'infections par an - dont plus de la moitié au Nigeria - et près de 4 000 décès.
Comme le pensaient les experts, explique le chercheur, les cas bénins sont bien plus nombreux qu'on ne le pensait. Ces cas comportent le risque de voir la maladie s'aggraver et de voir le virus s'adapter aux personnes.
Pourtant, nous disposons de peu de données directes sur le nombre de cas de ce type, explique David Smith. « Le Mali ne signale pratiquement aucun cas », dit-il, alors qu'une étude récente sur les marqueurs sanguins de l'infection menée par des chercheurs à Bamako en a trouvé chez 44 % des personnes par village.
Stratégies de vaccination
L'équipe a ensuite utilisé le modèle pour prédire les effets de différents schémas de vaccination. Le simple fait de vacciner les personnes vivant en milieu d'épidémies reconnues - comme cela se fait pour d'autres maladies - n'a pas permis de réduire sensiblement le nombre de cas dans l'ensemble.
Mais la vaccination de 80 % des habitants des zones à risque élevé et de 5 % des habitants des autres régions, avec un vaccin qui arrête 70 % des cas, a permis d'éviter 3 300 décès par an, soit dix fois plus que la vaccination en temps réel, selon le modèle. Elle a également permis d'éviter que 14 000 personnes ne se retrouvent sous le seuil de pauvreté en raison des frais médicaux.
En outre, la « valeur monétaire » des vies sauvées s'élève à 1,9 milliard de dollars ; ce qui montre à quel point le fardeau des maladies qui ne sont pas autrement maîtrisées, aggrave la pauvreté et freine le développement.
L'équipe a également calculé le coût pour la région si une variante plus grave du virus Lassa apparaissait et se propageait également plus facilement entre les personnes, comme cela se produit avec le Mpox.
« Nous n'avons aucune preuve de la probabilité que cela se produise », prévient David Smith. Mais dans le modèle, une épidémie explosive entraînerait 25 millions de morts rien qu'en Afrique de l'Ouest, et 100 000 personnes seraient poussées dans la pauvreté.
Le risque que cela se produise est réel. Au moins huit virus de la famille de Lassa, les arénavirus, sont connus pour provoquer des maladies chez l'homme, et beaucoup d'autres sont inconnus, prévient Robert Garry. « L'un d'entre eux pourrait émerger et s'il se propage un peu plus facilement que Lassa, cela poserait un problème », dit-il.