Cette semaine, Projecteur fait le grand écart en s'intéressant à la prétendue théâtralité du cinéma africain et à la vampirisation des esprits de jeunes Africains par les mangas japonais. Dix ans après la disparition de l'écrivain Jacques Prosper Bazié, Projeteur se demande s'il ne mérite pas le titre de poète national.
La théâtralité du cinéma africain
Un critique ivoirien a reproché à la série Ma famille d'Akissi Delta le jeu trop théâtral de ses acteurs et une volée de bois vert se serait abattue sur le pauvre. Pour la défense de la série, un critique camerounais a asséné que le cinéma africain était théâtral et que ce serait une grave erreur de vouloir imiter le jeu du cinéma occidental, arguant par ailleurs que le cinéma indien aussi avait sa particularité dans le jeu d'acteur.
Pour nous, les deux critiques ont tout faux. S'il faut saluer le fait qu'un critique de cinéma africain s'intéresse aux séries télé, parce que très rares sont les critiques sur les séries africaines, il faut néanmoins dire qu'il confond cinéma et télévision, deux media différents qui imposent deux esthétiques différentes. Le film n'est pas le téléfilm, même si le home cinéma et Netflix tendent à effacer la différence.
D'autre part, il n'a pas tenu compte du fait que le genre comique tolère un jeu caricatural, emphatique. Enfin, il a oublié que la tradition du théâtre filmé avec le Koteba de Souleymane Koly et les sitcoms de Léonard Grogouet ont déteint sur le jeu des comédiens de cette série dont certains sont issus de ces deux formations dramatiques.
Pour ce qui est du critique défenseur d'un cinéma africain théâtralisé, il se méprend sur deux choses : d'abord en confondant sitcom et film de cinéma ; ensuite, en omettant que le jeu théâtral africain est différent du jeu européen. Le premier est plus dispendieux en gestes et en voix, le second plus économe de ses moyens. En Occident, un comédien de théâtre sait que son jeu théâtral ne peut être transposé tel quel sur les plateaux parce que la caméra hypertrophie tout. Il sait qu'il doit réduire la voilure pour entrer dans le crédible. En Afrique aussi, le comédien le sait. Ibrahima Mbaye, qui fut longtemps le premier rôle du théâtre Sorano, n'a pas un jeu théâtral au cinéma.
L'erreur du second critique est de faire d'une erreur de jeunesse une caractéristique du cinéma africain. En effet, si les premiers films africains réalisés par des autodidactes ont montré ce côté théâtral, cela est plus dû à la faiblesse de la direction d'acteur qu'à une démarche artistique voulue et assumée. La preuve en est que lorsque des cinéastes ont été bien formés, dès les réalisateurs de la seconde vague dans les années 1980, et ont rencontré des acteurs professionnels, on a eu des films avec acteurs aux jeux tout en nuance et subtilité. Les films d'Hailé Gerima, d'Abderrahmane Sissako, de Mahmat Saleh en sont la preuve.
Pour conclure, évitons d'ériger les faiblesses de notre cinéma en exception esthétique. Ce que peut apporter le cinéma africain, c'est une façon de narrer le monde, montrer des cultures et une approche du monde particulières.
Par conséquent, entre le montage narratif de Griffith et celui formaliste d'Eisenstein, il y a place pour une proposition esthétique africaine... Mais pas le jeu théâtral de comédiens mal dirigés...
Ces Japonais dans nos maisons
Si un jour vous prêtez attention aux discussions des enfants, vous serez surpris de les entendre raconter les aventures de Son Gokouet, surtout de Naruto, le personnage éponyme du manga écrit et dessiné par Masashi Kishimoto et réalisé par Hayato Date, qui occupe nos écrans depuis plus d'une décennie...
Ils sont très familiers de l'univers culturel japonais, connaissent les valeurs et l'éthique des Samouraïs et des Ninjas, acceptent la vision bouddhiste du monde. Ils connaissent les traditions japonaises, celles liées au cérémonial thé, à l'art floral, à la fratrie, les arts martiaux et même la généalogie du héros sur plusieurs générations, etc. De leur famille, ils ne connaissent pourtant que le premier cercle.
En réalité, nous abritons des étrangers sous nos toits, nous les élevons mais leur éducation est assurée par la télévision qui les abreuve de dessins animés adaptés des mangas japonais. Ils savent peu de leur culture, du Panthéon africain. Qui sont Boukary Koutou ? Samory Touré ? Soundjata ? Ils n'en savent rien. Mais ce n'est pas de leur faute, car on ne leur offre pas leur culture. La littérature de jeunesse africaine est quasi inexistante, très peu de contenus culturels qui allient distraction et éducation.
Si on assiste actuellement à une volonté africaine de se déprendre de l'influence des anciennes puissances coloniales, on oublie souvent de prémunir la jeunesse contre la colonisation culturelle de l'Asie. Aux Africains de créer des contenus adaptés à leurs enfants pour les ouvrir au monde tout en les baignant dans leurs cultures, leur histoire... Sinon, après les Peaux noires, masques blancs des pères que dénonçait Fanon, ce seront bientôt des peaux noires, âmes jaunes pour les enfants.
Jacques Prosper Bazié, un poète national ?
Il est des auteurs dont l'oeuvre est dédiée à la célébration de leur patrie, de sorte qu'ils en deviennent les porte-parole et surtout une sorte de conscience politique de leurs concitoyens. On les appelle poètes nationaux (rashtrakavi chez les Indiens) comme Walt Whitman pour l'Amérique, Pouchkine pour la Russie, Mahmoud Darwich de la Palestine, Pablo Neruda pour le Chili, etc.
Qui pourrait être désigné comme le poète national du pays des hommes intègres ? Si J.P. Bazié était encore vivant, il aurait toutes ses chances, tant sa poésie dessine les contours de l'histoire et de la géographie de son pays. Mais plus que cela, il y a chez lui la volonté de faire de chaque livre, poésie, nouvelle ou roman, un panneau de localisation d'un village oublié ou d'un quartier méconnu du Burkina.
Les titres de ses livres, mis ensemble, constituent des relevés toponymiques, une invite à la découverte des zones du Burkina qui ne figurent pas sur les guides du tourisme. Ainsi a-t-on Agonies de Gorom-Gorom (ville mythique aux portes du Sahel), Crachin de Rissiam (Centre de pouvoir du Bam devenu un village isolé, perché sur les collines), Croquis de Panguin (le quartier du Moogho Naaba), L'Epave d'Absouya (petit village inaccessible du Plateau central)...
Il est peu d'écrivains qui, comme lui, utilisent la couverture de leur ouvrage pour promouvoir une zone méconnue du pays. Cette particularité, jointe à son engagement à défendre l'histoire et la culture de toutes les communautés, aurait pu faire de J.P Bazié notre poète national.