L'ancien directeur général de l'UNESCO Amadou Mahtar Mbow, décédé dans la nuit de lundi à mardi à Dakar, à l'âge de 103 ans, a consacré toute sa vie aux combats pour le triomphe des valeurs humanistes. Homme de culture, leader éclairé, universitaire, intellectuel et trésor humain vivant, il est le premier Africain à diriger cette institution (1974-1987).
Le président de la République, le Premier ministre et le gouvernement ont à l'unanimité adressé leurs "sincères condoléances" à sa famille et à la nation sénégalaise.
L"'engagement" et la "vision" d'Amadou Mahtar Mbow "pour une justice éducative et culturelle continueront d'inspirer les générations à venir", a déclaré Bassirou Diomaye Faye, depuis New York, où il prend part à la 79e Assemblée générale des Nations unies.
"Un homme multidimensionnel", disent en choeur tous ceux qui l'ont connu ou côtoyé. Si cette expression employée pour les personnalités semble galvaudée de nos jours, elle garde toute sa pertinence dans le cas d'Amadou Mahtar Mbow.
Homme de culture, humaniste, leader éclairé, universitaire, intellectuel, trésor humain vivant... Amadou Mahtar Mbow est tout cela à la fois. Et bien plus encore. "On lui reprochera de vouloir sauver la conscience du monde, de donner trop de place à l'éthique et à l'humanisme", a une fois dit de lui l'écrivain sénégalais Fadel Dia.
Dans un hommage paru dans la presse sénégalaise, il avait évoqué "son combat pour un nouvel ordre économique international et pour un nouvel ordre de l'information et de la communication", qui "lui vaudra l'inimitié des plus nantis et lui coûtera son poste" de directeur général de l'UNESCO.
Il n'est pas tant besoin de dérouler le CV kilométrique de M. Mbow. Il suffit de rappeler ses brillantes communications aux rencontres et congrès fondateurs du panafricanisme et de la libération des peuples à l'époque dominés, pour suggérer la dimension exceptionnelle de l'homme. Les conférences d'experts auxquels il avait été convié pour discuter des réformes, des manuels scolaires et des programmes d'enseignement en Afrique noire et à Madagascar, comme on disait à l'époque, contribuent aussi à donner une idée de ce qu'il représentait.
La postérité va retenir que lors des grands-messes, le Sénégalais avait proposé des innovations restées gravées dans le marbre.
Au moins 32 publications scientifiques parues dans des ouvrages de référence portent sa signature. Il en est de même de 30 autres publications thématiques (éducation, culture, etc.).
Une conscience politique précoce
Très tôt guidé par les idéaux de liberté et de dignité, l'adolescent Amadou Mahtar Mbow s'engageait volontairement dans l'armée de l'air coloniale, lors de la Seconde Guerre mondiale, à 18 ans. À la fin de celle-ci, il avait poursuivi ses études en France en même temps qu'il prenait part à tous les combats pour l'émancipation du continent africain et des peuples opprimés.
Membre fondateur de la célèbre Fédération des étudiants d'Afrique noire en France et du Parti du regroupement africain-Sénégal, il a fréquenté les plus grands cercles intellectuels et militants de la diaspora africaine à Paris, avec Abdoulaye Ly, Assane Seck, Cheikh Anta Diop, Alioune Diop, Joseph Ki-Zerbo, Amady Aly Dieng... Nous sommes dans les années 1950 et 1960. Amadou Mahtar Mbow et ses camarades sont sur tous les fronts pour démonter les idéologies et thèses suprémacistes ou racistes de l'époque.
Pour l'ancien ministre et écrivain Cheikh Hamidou Kane, auteur du roman "L'Aventure ambiguë" (1961), "ce qui fascine dans cette existence d'Amadou Mahtar Mbow et celle de la génération des autres membres des 'aînés du XXe siècle africain' qui ont noms, entre autres, Senghor, Cheikh Anta Diop, Amadou Hampaté Bâ, Alioune Diop, Joseph Ki-Zerbo, c'est à la fois leur indéfectible fidélité au génie de cette 'Afrique-Mère' si universellement décriée et leur combat victorieux pour sa renaissance et son nouvel avènement au monde".
"Pour ce qui les concerne eux tous, il n'est que de citer leurs combats pour opposer au mépris un défi victorieux", ajoute le célèbre romancier.
Un éducateur de base
Ces combats parachevés par les indépendances de nombreux États africains, Amadou Mahtar Mbow décide de rentrer dans son pays natal pour éduquer et former les futurs cadres sénégalais et africains.
C'est ainsi qu'au Sénégal, l'éducation et l'instruction de masse des populations, celles du monde rural notamment, deviennent son cheval de bataille. L'administration coloniale lui confie la direction du service de l'éducation de base, un programme d'alphabétisation et de développement des communautés rurales.
Amadou Mahtar Mbow s'attèle alors, avec ardeur, à la dissémination de la culture au sein des "masses laborieuses", comme on disait à l'époque. À Darou Mouhty (centre), Badiana (sud), Sénoudébou (est), Gaya (nord), etc. Il sillonne le Sénégal en enseignant l'histoire et la géographie.
Le Sénégal était à l'orée de son indépendance, qui lui sera octroyée par la France en 1960. Amadou Mahtar Mbow sera plus tard ministre de l'Éducation nationale (1966-1968), puis de la Culture et de la Jeunesse (1968-1970). Il fut également député, membre du conseil exécutif et du conseil municipal de Saint-Louis (nord).
Quelques années plus tard, en 1974, arrive la consécration. Amadou Mahtar Mbow devient directeur général de l'UNESCO, l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture. Pour la première fois, avec M. Mbow, un Africain dirige une institution spécialisée des Nations unies !
La bénédiction du pape Jean-Paul II
Le Sénégalais passe treize ans à la direction générale de l'UNESCO, exerçant deux mandats salués en raison des avancées de l'institution.
L'espagnol Federico Mayor Zaragoza, qui le remplace à l'UNESCO, a dit de son prédécesseur qu'il était "un grand monsieur de ce monde".
En 1984, le pape Jean-Paul II lui adresse une lettre de félicitation en saluant le combat qu'il mène à la tête de l'UNESCO "en faveur d'une alphabétisation qui, tout en répondant à des besoins économiques et pratiques, vise fondamentalement la promotion et l'épanouissement de l'homme au niveau de sa vocation spirituelle".
"J'invoque, sur tous ceux qui se consacrent ou donnent le temps dont ils disposent à cette expansion de la culture humaine chez les peuples et les individus les plus déshérités, la lumière et la force du Dieu Tout-Puissant", avait prié le pape.
Dans sa grande besace de satisfecit et de distinctions glanés à travers le monde, Amadou Mahtar Mbow compte au moins 42 titres de docteur honoris causa. Il a également reçu 37 décorations dans le monde. À titre comparatif, l'agrégé de grammaire et premier président sénégalais (1960-1980), Léopold Sédar Senghor, en compte 11.
Un militant visionnaire
Amadou Mahtar Mbow était également un visionnaire aux idées et aux combats avant-gardistes. Septième directeur général de l'UNESCO, il a lancé avant tout le monde, dès 1978, le débat sur la restitution des biens culturels des peuples anciennement colonisés. C'est dire que l'actuel président français, Emmanuel Macron, en commanditant le rapport "Restituer le patrimoine africain" (2018) à Bénédicte Savoy, professeure d'histoire de l'art, et à Felwine Sarr, universitaire sénégalais, n'a fait qu'emprunter le sillon tracé par le fonctionnaire international sénégalais, quarante ans plus tôt.
Et ce n'est pas tout. Le nouvel ordre mondial de l'information et de la communication, le fameux NOMIC, porte également son empreinte. De même, les questions d'accès universel à l'information et aux technologies de la communication, la résorption du gap technologique (la fracture numérique) entre le Nord et le Sud demeurent plus que jamais des préoccupations actuelles.
Témoin de son temps et acteur majeur de la vie nationale sénégalaise, Amadou Mahtar Mbow n'a jamais rechigné à servir la nation chaque fois que l'on faisait appel à lui, même s'il devait bénéficier d'un repos bien mérité.
Citoyen engagé, il avait accepté de présider les Assises nationales (1eᣴ juin 2008-24 mai 2009). Une "parodie de conférence nationale", avait raillé le président sénégalais, Abdoulaye Wade, qui n'avait pas du tout accepté la tenue de cet évènement.
M. Wade finira par partir, défait électoralement en 2012 par Macky Sall. Ce dernier, une fois au pouvoir, confie à Amadou Mahtar Mbow la tâche de réfléchir à des institutions solides et capables de prévenir les dérives des tenants du pouvoir. Les rapports qui en étaient issus seront plus tard boudés par son commanditaire.
À l'époque, l'écrivain Fadel Dia avait bien résumé la situation : "La seule occasion qui lui (Amadou Mahtar Mbow) fut offerte de donner une démonstration de sa lucidité fut la présidence des Assises nationales du Sénégal, rare moment de communion nationale qui fut malheureusement snobé par un président et rangé au placard par le suivant !"
L'intéressé, lui, ne s'en était pas offusqué outre mesure. Car, qui connait Amadou Mahtar Mbow sait qu'il n'avait fait que répondre à l'appel de la nation.
Comme il l'a fait durant toute sa vie, au Sénégal et partout où le devoir l'appelait. C'est cet homme-là qui vient de partir à jamais à l'âge canonique de 103 ans. Une université sénégalaise porte son nom.