Afrique: Comment les publicités de la bière Guinness sur le continent exploitent les hommes

interview

L'Afrique est le plus grand marché du monde pour la bière Guinness. Le Nigeria est le deuxième pays, après la Grande-Bretagne, à compter le plus grand nombre de consommateurs dans un seul pays. Le succès de la marque irlandaise sur le continent est considéré comme un modèle commercial novateur. Et cela a beaucoup à voir avec les campagnes publicitaires qu'elle a menées au fil des ans.

La sociologue Jordanna Matlon a récemment publié un travail de recherche qui analyse trois grandes campagnes publicitaires de Guinness Africa. Elle étudie les forces du marché qui les sous-tendent, la manière dont elles ciblent les consommateurs masculins et façonnent la masculinité d'une manière qui fait écho à l'extraction coloniale. Nous lui avons demandé de nous détailler le résultat de ses recherches.

Comment la marque Guinness s'est-elle emparée du marché africain ?

On peut considérer que l'arrivée de Guinness en Afrique s'est faite en deux temps. La première étape était moins une affaire de marketing que de domination impériale à l'ancienne, dans laquelle les territoires sous domination britannique étaient des marchés captifs pour les importations britanniques. Malgré ses fières origines irlandaises, la Guinness entretient des liens étroits avec le Royaume-Uni depuis les années 1800. Suivant les routes maritimes impériales britanniques, la brasserie a commencé à exporter vers l'Afrique en 1827. En 1959, Guinness a conclu un accord d'importation et d'exportation avec la United Africa Company de Grande-Bretagne.

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À l'époque de l'indépendance de l'Afrique, entre le milieu des années 1950 et les années 1970 - c'est la deuxième phase -, Guinness était déjà une marque bien connue sur place. Ses stratégies publicitaires ont trouvé un public africain réceptif. Comme le colonialisme en général, Guinness associe la consommation de produits étrangers à une "mission civilisatrice".

Pour être un homme civilisé et moderne, disait-on, il fallait boire ce que buvaient les colonisateurs. Mais cela faisait partie d'un lien plus large entre le travail et la consommation, dans lequel les hommes modernes étaient des salariés qui pouvaient s'offrir un tel luxe. Les femmes, devrais-je ajouter, ont toujours été exclues : les idéaux coloniaux exprimaient des divisions claires entre les sexes, avec les hommes dans la sphère publique et les femmes à la maison, cuisinant pour leurs (supposés) maris et élevant leurs (supposés) enfants.

Adaptées aux consommateurs africains, les publicités de Guinness du milieu du siècle dernier mettaient en scène des hommes africains sophistiqués, en costume et cravate, dégustant leur bière - manifestement après une longue journée au bureau. Mais comme pour beaucoup d'importations, une partie de l'attrait de Guinness consistait à s'adapter aux goûts locaux. Elle jouait sur l'idée de la force africaine et surtout de la virilité en tant que force masculinisée.

Pouvez-vous nous parler de votre analyse de la campagne "Michael Power" ?

Cela découle directement de mon dernier point. Guinness s'est fait connaître comme une boisson qui rendait fort. À partir des années 1960, la brasserie a fait de « Guinness gives you power » son cri de ralliement auprès de ses consommateurs africains. Ce slogan s'est transformé en un personnage fictif, Michael Power, qui, au tournant du siècle, est apparu dans des courts métrages et dans un long métrage primé, Critical Assignment, qui faisaient tous partie de la campagne publicitaire de Guinness.

Power, journaliste globe-trotter, était beau, intrépide, impeccablement habillé et typiquement africain. Avec Michael Power, Guinness répondait directement à la question de savoir comment l'Afrique se positionnait dans un monde encore fortement marqué par les hiérarchies coloniales. Voilà un personnage qui a tourné la page, incarnant l'élégance, l'esprit, le cosmopolitisme et, bien sûr, le pouvoir.

Et les deux autres campagnes Guinness "Greatness" et "Made of More" ?

Si la campagne Michael Power a réussi à faire de Guinness la première bière importée d'Afrique, celles qui ont suivi ont pris un tournant radical. Michael Power était un personnage fictif qui reflétait davantage les aspirations que la réalité de la plupart des hommes africains.

Arriver à l'âge adulte en Afrique dans les années 2000, c'est avoir grandi en subissant les effets des politique d'ajustement structurel. Les emplois qui offraient les meilleures perspectives de vie pour la classe moyenne se trouvaient auparavant en grande majorité dans le secteur public. Les conditions liées à l'allégement de la dette ont considérablement réduit le nombre de ces emplois. Aujourd'hui, l'économie informelle est en plein essor. Pour élargir son marché cible, Guinness devait parler de l'expérience de vrais consommateurs : des hommes qui avaient depuis longtemps abandonné la perspective d'un emploi qui aurait exigé une cravate et un porte-documents.

Dans la publicité de la campagne Greatness que je viens d'évoquer, un recruteur de footalleurs se rend en Afrique (on ne sait pas exactement où sur le continent) et découvre des talents partout, même chez son chauffeur. Ce n'est pas une coïncidence si cette publicité a été diffusée au moment de la Coupe du monde de football masculin en Afrique du Sud en 2010, alors que le rêve d'une célébrité dans le monde du ballon rond était particulièrement palpable.

Dans une publicité Made of More, un véritable collectif de dandys congolais connus sous le nom de sapeurs rentrent chez eux après un travail journalier ingrat et se transforment en hommes nouveaux grâce à leurs vêtements élégants - nous pourrions dire ostentatoires. Le narrateur dit : « Dans la vie, on ne peut pas toujours choisir ce que l'on fait. Mais on peut choisir qui on est ». Bien qu'ils ne soient pas salariés, ils prouvent ainsi leur valeur.

Ces campagnes prennent un tournant majeur par rapport à l'itération coloniale de l'homme idéal. On y trouve plutôt le succès improbable mais spectaculaire de l'athlète international, ou l'abandon du travail au profit d'une consommation ostentatoire. Ces deux phénomènes reflètent une nouvelle Afrique - voire un nouvel ordre mondial - qui a abandonné le travail salarié au profit d'économies axées sur les entrepreneurs et les consommateurs.

Qu'en concluez-vous, et qu'entendez-vous par la « masculinité du milliard d'en bas » ?

J'emprunte cette idée du "milliard d'en bas" au monde des affaires, où les marchés émergents sont la dernière frontière pour les profits des entreprises. Elle est censée célébrer le potentiel de richesse des personnes les plus pauvres de la planète, en vertu de l'argument suivant: la minuscule "richesse" d'un milliard de personnes est en réalité une fortune.

Bien entendu, si l'on décortique un peu les choses, il apparaît clairement que la richesse n'appartient pas aux pauvres, mais aux entreprises qui leur vendent des produits. Il n'y a pas de véritable "rehaussement de l'Afrique" dans cette vision, pas de plan pour élargir la classe moyenne africaine. Reflétant un héritage colonial plus long, la richesse est simplement quelque chose à extraire.

La "masculinité du milliard d'en bas" modifie cette dynamique. Elle nous invite à réfléchir à la manière dont la consommation ostentatoire devient un moyen pour les hommes de montrer leur valeur, un substitut au rôle de pourvoyeur qui est hors de portée pour tant d'hommes travaillant de manière précaire dans les économies informelles d'Afrique.

Les récentes campagnes de Guinness célèbrent l'homme ordinaire africain, les hommes du milliard d'en bas. Ce faisant, elle leur vend une bière. C'est un exemple puissant de la façon dont la quête de légitimation des hommes peut en fait enrichir les entreprises.

Jordanna Matlon, Associate Professor of Sociology, School of International Service, American University

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