Un procès historique de fonctionnaires pénitentiaires a ouvert une brèche dans le mur de l'impunité
- Pendant des décennies, les autorités rwandaises ont soumis des détenus, dans des centres de détention officiels comme non officiels, à des mauvais traitements et à des actes de torture sans qu'elles n'aient à rendre de comptes.
- Un procès historique de fonctionnaires pénitentiaires inculpés de meurtre, de torture et de coups et blessures volontaires, qui s'est achevé en avril, a montré qu'il est possible de commencer à briser la pratique bien ancrée de la torture.
- Le gouvernement devrait mener une enquête approfondie sur la torture dans les prisons rwandaises, avec l'aide des experts de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples et des Nations Unies.
(Nairobi) - Pendant des décennies, les autorités rwandaises ont soumis des personnes détenues dans des centres de détention officiels et non officiels à des mauvais traitements et à des actes de torture, sans devoir rendre de comptes, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. Cependant, un procès historique jugeant 6 fonctionnaires pénitentiaires et 12 détenus inculpés de meurtre, de torture et d'agression à la prison de Rubavu, qui s'est achevé en avril 2024, a montré qu'il est possible de commencer à briser la pratique bien ancrée de la torture au Rwanda.
Le rapport de 23 pages, intitulé « "Ils m'ont jeté dans l'eau et battu" : La nécessité de rendre des comptes pour la torture au Rwanda », documente la torture et les mauvais traitements infligés à des détenus par des fonctionnaires pénitentiaires et des détenus à la prison de Nyarugenge dans la capitale, Kigali ; à la prison de Rubavu, dans l'ouest du Rwanda ; et dans un centre de détention non officiel à Kigali connu sous le nom de « Kwa Gacinya ». Human Rights Watch a constaté que des juges ont ignoré les plaintes de personnes actuellement ou précédemment détenues lors de procès concernant la détention illégale et les mauvais traitements, créant un environnement d'impunité quasi totale.
« Nos recherches montrent que des fonctionnaires pénitentiaires ont été autorisés à torturer des détenus en toute impunité pendant des années, soulignant les failles des institutions rwandaises chargées de protéger les droits des détenus », a déclaré Clémentine de Montjoye, chercheuse senior auprès de la division Afrique à Human Rights Watch. « Le procès historique des responsables pénitentiaires constitue un premier pas important vers l'obligation de rendre des comptes, mais une réponse plus complète serait nécessaire pour lutter contre la pratique profondément enracinée de la torture au Rwanda. »
Entre 2019 et 2024, Human Rights Watch a mené des entretiens avec plus de 28 personnes, dont 13 anciens détenus qui étaient incarcérés dans des lieux de détention non officiels et dans les prisons de Rubavu et de Nyarugenge au Rwanda entre 2017 et 2024. Human Rights Watch a aussi examiné des interviews sur YouTube d'anciens prisonniers qui ont décrit avoir été torturés en détention, et a étudié les documents judiciaires liés aux procès de 53 personnes. Certains ont témoigné lors du procès de l'ancien directeur des prisons de Nyarugenge et de Rubavu, Innocent Kayumba, et de 17 autres personnes accusées de torture, de coups et blessures volontaires, de meurtre et d'autres délits.
D'anciens détenus ont décrit à Human Rights Watch le calvaire vécu par les prisonniers dans un site appelé « Yordani » qui existait dans les deux prisons, où des détenus étaient submergés de force dans un conteneur rempli d'eau sale et battus. Certains ont ajouté que des détenus ont ensuite été forcés de courir pieds nus dans la cour jusqu'à ce qu'ils s'effondrent.
Innocent Kayumba a d'abord été directeur de la prison de Rubavu avant d'être muté à Nyarugenge en 2019 - la même année que le meurtre d'un détenu pour lequel il a été ultérieurement jugé. À Nyarugenge, il a mis en place le même système qu'à Rubavu pour infliger des tortures, d'après les témoignages d'anciens détenus. Human Rights Watch a obtenu les noms de 11 prisonniers qui, selon d'anciens détenus, sont morts en détention à la suite de passages à tabac. Plusieurs de ces cas ont été cités lors du procès d'Innocent Kayumba.
Human Rights Watch a constaté la récurrence systématique de mauvais traitements, de simulacres d'exécutions, de passages à tabac et de torture à Kwa Gacinya, datant depuis au moins 2011. À Kwa Gacinya, d'anciens prisonniers ont raconté que les détenus étaient enfermés dans des cellules « ressemblant à des cercueils » et étaient régulièrement battus et forcés d'avouer les crimes dont ils étaient accusés, avant d'être transférés dans un centre de détention officiel. Human Rights Watch a reçu des informations selon lesquelles Kwa Gacinya est maintenant utilisé comme bureau de la police ; toutefois, deux sources liées aux services de sécurité ont indiqué que des abus sont toujours commis dans son sous-sol.
Le 5 avril 2024, la Haute Cour de Rubavu a reconnu Innocent Kayumba coupable de l'agression et du meurtre d'un détenu à la prison de Rubavu en 2019, et l'a condamné à une peine de 15 ans d'emprisonnement et une amende de 5 millions de francs rwandais (environ 3 700 dollars US). Deux autres agents du Service Correctionnel du Rwanda (RCS) et sept prisonniers, accusés d'avoir agi sur instruction, ont été reconnus coupables d'avoir battu et tué d'autres détenus. Trois autres responsables du RCS ont été acquittés.
Le procès n'a toutefois rendu qu'une justice partielle, a déclaré Human Rights Watch. Les fonctionnaires ont été reconnus coupables de coups et blessures volontaires et de meurtre, mais acquittés de torture, qui est punie d'une peine plus lourde pour les personnes en position d'autorité. Plusieurs hauts responsables pénitentiaires ont été acquittés malgré les preuves apparemment accablantes à leur encontre présentées par d'anciens détenus. Les prisonniers ayant reçu l'ordre de battre leurs codétenus ont été condamnés à des peines plus longues, allant jusqu'à 25 ans d'emprisonnement.
La Commission nationale des droits de la personne du Rwanda (CNDP) manque d'indépendance, et n'a pas eu la capacité ou la volonté de signaler les cas de torture. En mai, Human Rights Watch a soumis un rapport de tiers à l'Alliance mondiale des institutions nationales des droits de l'homme (Global Alliance of National Human Rights Institutions, GANHRI), qui surveille la conformité des institutions nationales des droits humains aux Principes relatifs au statut des institutions nationales (les Principes de Paris), en amont de son examen du travail de la CNDP qui a eu lieu en octobre.
Les autorités rwandaises restreignent de façon régulière le travail d'institutions ayant pour mandat de surveiller les conditions de détention et de prévenir la torture. Au niveau international, le gouvernement rwandais a entravé le travail de surveillance essentiel mené de manière indépendante par les Nations Unies et d'autres institutions.
En mai, Human Rights Watch a proposé de rencontrer le ministre de la Justice et la présidente de la CNDP pour leur faire part des conclusions préliminaires de ces recherches, mais sa chercheuse senior s'est vu refuser l'entrée sur le territoire rwandais lors de son arrivée à l'aéroport international de Kigali. Le 10 septembre, Human Rights Watch a envoyé des courriers au ministre de la Justice et à la CNDP afin de présenter ses conclusions, mais n'a reçu aucune réponse.
Le Rwanda devrait respecter sa propre constitution et s'acquitter de ses obligations en vertu du droit international relatif aux droits humains - en particulier l'interdiction absolue de la torture et des traitements cruels, inhumains et dégradants, a déclaré Human Rights Watch. Les partenaires du Rwanda, notamment ceux qui soutiennent le secteur judiciaire du Rwanda, comme l'Union européenne, devraient faire pression sur le gouvernement rwandais pour qu'il intensifie ses efforts afin que tous les responsables d'actes de torture soient traduits en justice.
Le gouvernement rwandais devrait mener une enquête approfondie sur la torture dans les prisons du pays. Pour crédibiliser l'enquête, il devrait demander l'assistance des experts de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (CADHP) et des Nations Unies et devrait présenter publiquement ses conclusions. Enfin, le Rwanda devrait coopérer avec le Comité des Nations Unies contre la torture et soumettre son rapport d'État partie, qui était attendu en décembre 2021, et permettre au Sous-Comité pour la prévention de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de reprendre ses visites des établissements de détention sans entrave.
« L'affaire d'Innocent Kayumba révèle non seulement les graves problèmes au sein des services correctionnels du Rwanda, mais aussi les défaillances critiques du système judiciaire et de l'institution nationale des droits humains », a conclu Clémentine de Montjoye. « Ces institutions devraient mener une enquête approfondie sur les mauvais traitements et la torture au Rwanda, et entreprendre les réformes systémiques nécessaires. »