Les combats avec les rebelles exacerbent les tensions communautaires en République centrafricaine, un pays également secoué par des rivalités géopolitiques. Dans cet extrait de l'édition d'automne de la Watch List 2024, Crisis Group identifie la manière dont l'UE peut aider Bangui à faire face aux menaces immédiates et aux problèmes à plus long terme.
La République centrafricaine (RCA) est le théâtre d'une des crises les plus négligées au monde. Des millions de personnes y vivent dans une pauvreté extrême et sont confrontées à des menaces persistantes de violence. Malgré les nombreuses interventions étrangères, et l'aide militaire et humanitaire fournie par toute une série de partenaires internationaux, la RCA est minée par des conflits ethniques et une gouvernance profondément défaillante, placée sous le contrôle d'une administration excessivement centralisée.
En dehors de la capitale, Bangui, les services administratifs et sociaux sont largement inaccessibles. Malgré l'aide étrangère dans le domaine de la sécurité, les groupes rebelles continuent de combattre le gouvernement dans de nombreuses zones rurales, en particulier près des sites d'extraction d'or et de diamant. L'un des axes de la stratégie de Bangui pour faire face aux rebelles a été d'intégrer les milices d'autodéfense qui les combattent déjà au sein des forces de sécurité. Toutefois, cette approche a souvent eu pour effet d'aggraver les tensions intercommunautaires.
Alors que l'instabilité et la violence continuent de sévir, la RCA est également devenue ces dernières années l'objet d'une compétition acharnée entre la Russie et les pays occidentaux. Moscou cherche à supplanter ces derniers en se présentant comme mieux à même de former des soldats et de renforcer l'armée pour lutter contre les groupes rebelles.
Cependant, la rivalité géopolitique pour l'influence sur la RCA et, en particulier, sur son appareil de sécurité, ne devrait pas détourner les partenaires internationaux de ce dont le pays a besoin pour faire de réels progrès sur la voie de la stabilité politique et du développement économique. Pour parvenir à une paix durable, la RCA a besoin d'une approche intégrée qui tienne compte à la fois des menaces sécuritaires immédiates et des faiblesses socioéconomiques à long terme.
A cette fin, l'Union européenne et ses États membres devraient :
- Continuer à éviter de considérer le gouvernement de la RCA uniquement sous l'angle de la concurrence géopolitique avec la Russie ;
- Maintenir l'aide humanitaire tout en commençant à mettre en oeuvre des plans de soutien au développement du pays ;
- Renforcer les opportunités pour les jeunes - hommes et femmes - en soutenant la création d'emplois et des projets de formation, et en encourageant leur participation à la vie politique ;
- Accroître les efforts visant à promouvoir, dans le secteur de la sécurité, une culture d'inclusion, de respect des droits humains et de redevabilité.
Un écriteau portant l'inscription « bel avenir » au ministère de la Jeunesse et des Sports à Bangui. Novembre 2019. CRISIS GROUP / Julie David de Lossy
Des tensions persistantes et une compétition géopolitique
La RCA se relève lentement de deux décennies de conflit. Les combats les plus récents remontent à 2013, lorsque la Séléka, une coalition rebelle à majorité musulmane, a renversé le président François Bozizé. Face aux attaques brutales des rebelles, les communautés locales (en majorité chrétiennes) se sont organisées en milices d'autodéfense, connues sous le nom de groupes anti-balaka.
Cette situation a plongé le pays dans la guerre civile. Une force de l'Union africaine et un contingent français de 2 000 soldats sont alors intervenus pour endiguer la violence interreligieuse et désarmer les milices. Ces efforts ont ouvert la voie au déploiement en 2014 d'une mission de stabilisation des Nations unies, chargée de renforcer la sécurité dans les zones rurales et d'aider à préparer les élections.
Deux ans plus tard, Faustin-Archange Touadéra, l'ancien Premier ministre de François Bozizé, a été élu président. La force française a quitté le pays peu de temps après. L'importante présence onusienne et les divers accords de paix signés entre le gouvernement et les groupes armés n'ont toutefois pas réussi à enrayer l'émergence de rébellions.
Frustré par l'embargo sur les armes imposé depuis 2013 par l'ONU à la RCA et méfiant à l'égard des intentions de son prédécesseur, François Bozizé, le président Touadéra a fait appel à la Russie et au Rwanda pour l'appuyer dans le domaine de la sécurité. Les troupes de ces deux pays ont repoussé une offensive rebelle sur Bangui au début de l'année 2021, s'attirant ainsi la gratitude du gouvernement et renforçant leur influence.
La société de sécurité privée russe Wagner a pénétré l'appareil d'Etat et mené une campagne de désinformation contre la France, l'ONU et d'autres alliés traditionnels de la RCA. La France a réagi en suspendant la plupart de sa coopération bilatérale avec le pays, tandis que l'UE et la Banque mondiale ont procédé au gel d'une aide budgétaire - comptant pour plus de la moitié du budget de l'Etat - soupçonnée d'être utilisée pour financer les opérations militaires russes. En 2021, lorsqu'il est apparu évident que Wagner pilotait la reconstitution de l'armée nationale, l'UE a également suspendu sa mission de formation militaire (mais non sa mission civile, qui conseille Bangui sur la réforme du secteur de la sécurité).
La mort, en août 2023, du patron de Wagner, Evgueni Prigojine, a signé la disparition du groupe, mais elle n'a pas affecté l'implication de la Russie en RCA. Moscou exerce une influence politique majeure sur les institutions du pays et contrôle l'extraction des ressources, notamment dans la mine d'or de Ndassima (au centre du pays) et dans les forêts exploitées pour la production de bois durs tropicaux. Des agents russes chapeautent également des réseaux de contrebande et de commerce.
Le soutien de la Russie a ... favorisé la dérive autoritaire de Faustin-Archange Touadéra.
Le soutien de la Russie a également favorisé la dérive autoritaire de Faustin-Archange Touadéra. Après sa réélection en 2020, le président centrafricain a progressivement étouffé l'opposition politique. De nombreuses voix critiques et des opposants ont été arrêtés, harcelés par des milices pro-gouvernementales ou ont fait l'objet d'enquêtes judiciaires pour des accusations semblant souvent forgées de toutes pièces.
Un référendum constitutionnel, organisé à la hâte en 2023, a encore renforcé le contrôle de l'exécutif sur les institutions - déjà faibles - du pays. La nouvelle constitution a également supprimé la clause limitant le nombre de mandats présidentiels, offrant ainsi au président Touadéra la possibilité de se maintenir au pouvoir pour une durée indéterminée.
Entre-temps, la lutte contre la présence russe a façonné les stratégies de la France et des Etats-Unis en RCA. En 2023, la France a offert de tempérer ses critiques à l'égard de la ligne autoritaire et pro-russe du président Touadéra, à condition que ce dernier mette fin à la propagande anti-française. Une fois l'arrangement accepté, Paris a repris son aide budgétaire et a soutenu la levée de l'embargo de l'ONU sur les armes.
Pour sa part, Washington a négocié l'autorisation pour la société de sécurité privée américaine Bancroft Global Development d'offrir une alternative sécuritaire à la Russie en formant les forces armées centrafricaines et en assurant la sécurité autour des mines et d'autres sites de ressources naturelles. Cependant, l'annonce de l'arrivée imminente de Bancroft en RCA a déclenché une campagne médiatique, apparemment soutenue par la Russie, contre l'ambassade et les ONG américaines basées à Bangui.
Une douzaine de citoyens américains, dont des employés de Bancroft et le PDG de l'entreprise, ont été rapatriés de force entre octobre 2023 et février 2024. Alors que la situation s'apaise, Washington réfléchit, comme d'autres institutions et gouvernements occidentaux, à son rôle futur dans le pays.
Un pays en paix ?
Des représentants du gouvernement ont affirmé à Crisis Group que le pays n'était plus en crise. Ils appellent plutôt à soutenir le renforcement de la présence de l'Etat en dehors de la capitale, notamment à travers la reconstruction des bâtiments gouvernementaux, et le redéploiement et la formation des fonctionnaires. Cependant, les vagues régulières de violence dans les zones rurales semblent indiquer que la situation n'est pas aussi simple.
Bien qu'affaiblis et divisés par des conflits internes, les groupes rebelles utilisent désormais des tactiques de guérilla et tendent fréquemment des embuscades aux forces gouvernementales. Les bailleurs de fonds et les agences humanitaires s'accordent à dire que l'aide d'urgence demeure indispensable pour de nombreux citoyens démunis à travers le pays.
Près de la moitié de la population centrafricaine dépend de manière ou d'une autre de l'aide humanitaire, tandis que 33 pour cent des habitants sont confrontés à une insécurité alimentaire aiguë. Selon les Nations unies, toutes les heures, deux personnes - principalement des femmes et des filles - sont victimes de violences fondées sur le genre. Les violences sexuelles atteignent, elles aussi, des niveaux alarmants. Les ONG sont généralement les seules organisations capables de fournir des services de santé et une éducation de base dans les zones rurales.
Les jeunes sont particulièrement touchés. Selon les chiffres du gouvernement, environ trois quarts de la population centrafricaine a moins de 35 ans. Ils ont peu d'opportunités en matière d'éducation ou d'emplois, peu d'espoir d'un avenir stable et peu d'influence sur la vie publique, la scène politique du pays étant dominée par une élite vieillissante qui tend à exclure les voix plus jeunes.
La pauvreté dans laquelle vivent la plupart des jeunes les rend également très vulnérables à la manipulation politique, en particulier à Bangui. A peine 1 500 francs CFA (2 euros) suffisent à des personnes influentes, locales ou étrangères, pour amener des jeunes à prendre part à des manifestations ou à des émeutes. Dans les zones rurales, les jeunes - hommes et femmes - voient souvent dans l'armée leur seule possibilité de carrière. Depuis 2021, le gouvernement a enrôlé des milliers de nouvelles recrues.
Celles-ci ne reçoivent qu'une formation de quelques semaines dispensée par des instructeurs militaires russes avant d'être envoyées combattre les rebelles, avec des salaires bas et versés de manière irrégulière. Un grand nombre d'entre eux finissent par faire défection et vendre leurs armes aux groupes armés qu'ils auraient dû combattre, surtout dans les zones frontalières. D'autres se livrent au banditisme.
Incapable de neutraliser les groupes rebelles qui font montre d'une grande mobilité, l'armée a entrepris d'absorber les milices d'autodéfense locales qui les combattaient. Mais l'intégration désordonnée de ces milices dans les forces armées pose de sérieux problèmes. Non seulement elle érode la cohésion interne de l'armée et menace son équilibre ethnique, mais elle exacerbe également les tensions communautaires dans les zones où ces milices opèrent.
Les récents évènements survenus dans le sud-est du pays en fournissent un exemple inquiétant. Des entretiens menés par Crisis Group avec des sources sécuritaires indiquent que des instructeurs russes ont formé environ 300 miliciens à Obo (préfecture du Haut-Mbomou) en 2024, avant que le gouvernement ne les intègre dans les forces armées.
Ces combattants faisaient partie d'un groupe d'autodéfense qui protégeait la communauté zandé locale contre les abus d'une puissante faction de l'ex-Séléka, composée principalement de Peul. Depuis leur incorporation dans l'armée, les violences commises par les milices zandé contre les groupes non zandé, en particulier contre les communautés peul, sont en augmentation, faisant craindre de possibles représailles dans toute la région.
Recalibrer l'aide de l'UE à la RCA
L'UE a historiquement joué un rôle essentiel pour promouvoir la paix et la stabilité en RCA à travers divers types d'assistance, y compris par un soutien aux forces de sécurité du pays. Cependant, à mesure que l'UE s'est méfiée de l'ingérence - souvent malveillante - de Moscou dans le pays, Bruxelles a peu à peu reconsidéré son approche, choisissant de se tenir à l'écart de la politique et de se concentrer plutôt sur l'aide à la population et à la société civile.
Ces dernières années, l'UE a tâché de trouver un équilibre prudent entre un engagement constant en RCA et des mesures visant à éviter de se laisser entraîner dans les rivalités géopolitiques à l'oeuvre dans le pays. Elle devrait continuer à agir ainsi, en se concentrant sur les problèmes économiques et sécuritaires les plus critiques de la RCA et en mettant à profit sa longue expérience dans le pays. Même si Bruxelles a suspendu l'aide budgétaire et la formation militaire pour éviter qu'elles ne tombent sous l'influence de la Russie, elle est parvenue à rester en bons termes avec le président Touadéra.
Ses liens avec le président seront un atout précieux dans la négociation d'un futur partenariat, même si la reprise d'un soutien financier direct reste difficile. Idéalement, ce partenariat devrait inclure un soutien à la pleine restauration de l'autorité de l'Etat sur l'ensemble du pays. L'UE devrait conditionner cette aide, par exemple en exigeant que le gouvernement centrafricain garantisse la liberté d'expression et de réunion, en particulier pour les journalistes et les membres de la société civile, et s'abstienne de harceler indûment l'opposition politique.
L'UE est dans une position unique pour combler le fossé entre l'aide d'urgence et l'aide au développement à long terme.
De plus, même si le gouvernement a demandé à l'UE de mettre l'accent, dans son soutien futur, sur l'aide au développement et les investissements privés, Bruxelles devrait en priorité maintenir l'aide humanitaire, en particulier dans les zones rurales. Forte de sa longue expérience dans le pays, l'UE est dans une position unique pour combler le fossé entre l'aide d'urgence et l'aide au développement à long terme, surtout dans les domaines de la santé, de l'éducation, de l'égalité hommes-femmes, de la participation politique et de la bonne gouvernance.
Elle devrait également utiliser son aide pour promouvoir une plus grande participation des femmes dans les institutions et la société civile de la RCA, en commençant par appuyer la mise en oeuvre de la loi sur l'égalité des genres de 2016, qui exige que 35 pour cent des postes des secteurs public et privé soient occupés par des femmes.
Aussi, l'UE devrait chercher à améliorer les perspectives des jeunes en promouvant activement leur engagement dans la vie publique. Des groupes de jeunes ont expliqué à Crisis Group que ces initiatives pourraient impliquer de travailler avec des organisations de la société civile afin de créer des plateformes de débat (réelles ou virtuelles) pour favoriser l'émergence de nouvelles voix politiques et encourager la participation des jeunes à la prise de décision.
Enfin, l'UE devrait renouveler son engagement dans le secteur de la sécurité en RCA. Malgré la prolifération des partenaires sécuritaires et l'importance donnée par le gouvernement à l'aide militaire russe, Bruxelles pourrait encore aider à construire une armée centrafricaine plus professionnelle et inclusive, dans laquelle les nouvelles recrues ne seraient pas sélectionnées uniquement, ou principalement, sur la base de leur appartenance ethnique.
En plus de renforcer le rôle de sa mission de conseil civil, et alors qu'elle envisage de reprendre partiellement sa mission de formation militaire suspendue en 2021, l'UE pourrait travailler avec les autorités centrafricaines pour limiter les interférences d'autres partenaires extérieurs. La mission de formation pourrait continuer à jouer un rôle fondamental en formant les officiers de l'armée, en promouvant le respect des droits humains et en veillant à ce que toutes les forces armées soient redevables de leurs actions.
Cela contribuerait à jeter les bases d'un secteur de la sécurité plus responsable et plus efficace. Si les tensions avec les autres partenaires sécuritaires de la RCA peuvent être évitées, l'UE devrait saisir toutes les opportunités dont elle dispose pour renforcer son soutien à un pays qui a un besoin désespéré d'une paix durable.