Plus d'un milliard de personnes sont « invisibles », car non enregistrées à la naissance et donc dépourvue de pièce d'identité. Au Sénégal, cette absence d'enregistrement à l'état civil est un problème récurrent. En moyenne, 20 % des Sénégalais naissent et meurent sans être déclarés. Ils se retrouvent alors bloqués le jour où ils veulent s'inscrire pour le bac ou à l'université.
Assis autour d'une table, Fatou et des volontaires de l'association ATD Quart Monde échangent. Dans cette salle aux murs ocre décorés de grandes peintures de quartiers populaires de Dakar, Fatou, qui vit grâce à la revente de bouteilles de plastiques récupérées et lavées, a trouvé ici un soutien précieux le jour où elle a voulu obtenir un extrait de naissance pour son fils.
« Chaque jour, on me donnait des rendez-vous, on me dit "viens aujourd'hui", "viens après-demain", raconte-t-elle. Je me suis rendue au tribunal, j'ai donné de l'argent pour qu'on me donne la déclaration de naissance et là, on me dit que le tribunal a arrêté de le faire. Je suis retournée à la mairie, là-bas, on n'a même pas fait attention à moi, mais je reste patiente pour obtenir les papiers. Un jour, j'étais désespérée, j'ai pleuré parce que je savais à quel point c'était important pour mon fils d'obtenir ce papier. »
« Ce sont des cas fréquents »
Au bout d'un an et demi de galères, Fatou finit par décrocher le précieux acte de naissance nécessaire à son fils pour passer son permis de conduire. Un cas qui est loin d'être isolé, selon Kankele Kibawa Deogracias, volontaire congolais d'ATD Quart Monde en poste au Sénégal depuis 2020 : « Ce sont des cas fréquents, ici, au Sénégal, puisqu'il y a plusieurs familles avec lesquelles nous sommes en lien. Leurs enfants n'arrivent pas à aller à l'école, puisqu'avant d'être inscrit, il faut avoir l'extrait de naissance. D'autres familles n'accèdent pas à leurs droits les plus fondamentaux, du fait de manquer d'identité légale. »
Invisibles pour l'administration, environ 20 % des Sénégalais sont encore dépourvus d'acte d'état civil et d'une partie de leurs droits, et en particulier les plus pauvres.
Léa-Lisa Westerhoff La Journée mondiale de refus de la misère, célébrée depuis plus de 35 ans, doit justement servir à donner la voix aux plus pauvres, rendre visibles leurs problématiques, souvent délaissées. Or, une enquête réalisée par l'université d'Oxford et ATD Quart Monde sur les dimensions cachées de la pauvreté révèle que les personnes en situation de grande vulnérabilité économique et sociale sont aussi les premières à passer entre les mailles du filet de l'enregistrement à l'état civil. Cela par manque de sensibilisation à l'importance d'enregistrer un enfant à la naissance, auprès des autorités administratives.
Au Sénégal, il y a aussi le problème de la langue avec le français qui exclut d'office les populations les moins éduquées ou rurales. Mais il y a aussi un phénomène plus insidieux, comme le décrit Kankele Kibawa Deogracias : « Dans la plupart des cas, ce sont des familles en situation de grande pauvreté. Tu vas plusieurs fois dans un service et on ne te reçoit pas, on ne s'occupe même pas de toi. Et puis le monsieur sur place te dit : "OK, tu vas revenir dans une semaine." Or, ça, c'est violer la dignité de la personne. Tu arrives dans un service et on te dit : "Tu dois retourner dans ton village." Mais pour retourner dans ton village, les services ne se mettent pas en tête le fait que tu dois payer les transports pour y arriver puisque tu ne vas pas y aller à pieds. »
Sur ce genre de cas, ATD Quart Monde parle de « maltraitance institutionnelle », un phénomène qui revient à traiter les personnes précaires comme des citoyens de seconde zone.
Des régions où 67 % de la population n'a jamais été déclarée
Ce n'est pas une spécificité sénégalaise mais, au Sénégal comme ailleurs, c'est un problème récurrent, une dimension cachée de la pauvreté. Les premières victimes sont les populations les plus pauvres, les moins éduquées ou rurales. Les démarches peuvent ainsi être incroyablement longues et compliquées, jusqu'à deux ans, voire plus, au point que beaucoup abandonnent.
Résultat : dans des localités comme Diourbel, dans le centre-ouest du pays, ou à Tambacounda à l'est, jusqu'à 67 % de la population vit sans jamais avoir été déclarée à l'état civil. Et c'est cette « invisibilité administrative » qu'ATD Quart Monde veut combattre. Car, sans extrait de naissance au Sénégal, impossible de passer un examen scolaire, comme l'examen du CM2 pour passer en 6ème. Idem ensuite pour le bac, pour entrer à l'université, pour postuler à un travail ou obtenir un permis de conduire. Pour toutes ces étapes, on se retrouve bloqué et relégué en marge de la société.
L'ONG, comme beaucoup d'organisations avant elle, plaide auprès des autorités pour simplifier les procédures et faire en sorte que tous les citoyens puissent avoir ce droit à des papiers administratifs en règle. « Je suis né, j'existe, ajoutez-moi à la liste », c'est d'ailleurs le nom de la campagne mondiale sur le sujet et le thème d'une table ronde qui se tient ce 17 octobre 2024 à Dakar.