Tout se déroule dans la délicatesse, parce que l'amour que traite Abderrahmane Sissako dans Black Tea, son cinquième long métrage, est un sentiment fragile qui exige de la finesse. Marchand sur une ligne de crête, tout en évitant de basculer dans le fantasme et dans l'exotisme, le réalisateur narre la rencontre d'une africaine et d'un chinois de Taïwan en quête d'un amour- bonheur.
Il suffit de revoir «Heremakono, En attendant le bonheur» (2002), deuxième long métrage de Abderrahmane Sissako pour s'apercevoir que le réalisateur aussi bien dans «Black Tea» que dans les précédents, ne filme, ni les personnages, ni les paysages mais le temps qui prend son temps donnant au spectateur le temps de garder au fond de l'oeil, les images. «Black Tea» soumet la cité au rythme de la campagne par le truchement du rituel du thé.
Le regard est important chez Abderrahmane Sissako. L'œil qui enregistre, qui dissèque et permet de comprendre. Ce qui nous ramène à l'une des scènes de Hérémakono, avec cet enfant transplanté dans le pays de sa mère, dont il ignore les us et coutumes et qui observe en silence les passants à travers une lucarne. Cette scène jette une lumière sur la sobriété des dialogues et l'implication du regard dans les films de Abderrahmane Sissako. « Black Tea » emprunte le chemin d'Heremakono et de Timbuktu dans le soin apporté à la plastique de l'image, dans la ponctuation par les silences, renforçant ainsi l'intensité émotionnelle. Si la lumière de Heremakono est brute, celle de «Black Tea» et ses clair-obscur est intimiste ponctuée de scènes de nuit.
L'exploration de l'amour, fait émerger la nouvelle option de Abdourrahmane Sissako, celle de mener en bateau le spectateur : la scène qui met Aya et Cai dans un lit relève-t-elle du fantasme de Cai envers Aya ou s'inscrit-elle dans une réalité? Il en est de même pour le voyage de Cai au Cap Vert et ses différentes péripéties : rêve ou vécu. La manière dont se déroule cet amour ouvre la porte à des questionnements : fantasme amoureux, naissance d'un réel amour ou désir profond de transmission et de réinsertion ? Abderrahmane Sissako laisse la porte ouverte.
Au départ de l'histoire d'Aya (Nina Melo), il y eut un dépit amoureux. Au seuil du mariage, elle dit publiquement non à son futur époux laissant l'assistance dans une blessure d'amour-propre. Pour se soustraire du regard accusateur et des commentaires désobligeants, Aya quitte sa Côte D'ivoire natale et se rend en Chine pour une nouvelle terre d'accueil où elle trouve un emploi dans une boutique d'export de thé. Son patron Cai (Han Chang) succombe sous son charme. Aya ne sera pas insensible à l'appel du pied. Un désir d'amour vécu dans la pudeur où l'un et l'autre se dévoile. Une histoire, secret d'alcôve sous le manteau de la nuit.
«Black Tea» est un patchwork de parcours de vie, d'un peu moins de deux heures que nous fait suivre Abderrahmane Sissako et qui entrecroise l'histoire d'Aya, celle de Cai, de Douyue, la coiffeuse, de Ying (Ke-Xi Wu) ancienne épouse de Cai, de leur fils Li-Ben (Michael Chang). Esprit libre, Aya traverse le film dans une stature de Reine, respirant charme, grâce et élégance dans sa vêture.
Elle est sublime dans ses gestes, dans sa maitrise du mandarin. Elle dégage une étonnante assurance. Cai, élégant homme, comprime ses blessures. Un amour passager au Cap-Vert d'où naitra une fille, obstrue quelque part, ses pensées. Aya et Cai sont tous deux frappés d'un malvivre dans leurs amours antérieurs et se retrouvent en quête d'apaisement intérieur et d'un bonheur qu'ils espèrent trouver dans l'amour, en dépit de leurs origines, de leur culture, de leur couleur de peau.
Le bonheur dans l'amour s'apparente plus à une ligne d'horizon que la face escarpée du mont Xixabangma. C'est dans les interstices de leur différence que l'Amour cherche son chemin, serpente entre les récifs des préjugés, du racisme et de l'exclusion. Aya et Cai s'aiment-ils ou caressent-ils le rêve d'un amour-bonheur? Dans cet exercice d'équilibriste Abderrahmane Sissako donne de temps à autre, de petits coups de griffe sur le racisme qu'il considère plus relever de la méfiance, de l'absence d'ouverture d'esprit, sur la bürka qui côtoie le string et ce cheikh importateur de tissus.
Abderrahmane Sissako, pour la partie tournée à Taïwan, trace trois cercles : le monde de Cai qui est le monde chinois. Le salon de coiffure et Chocolate City sont les mondes de l'Afrique, avec Aya comme lien. Ces deux mondes se croisent pour former le monde de la rencontre, qui, dans l'esprit du réalisateur est le monde de demain. Un monde inéluctablement métissé, ouvert. Le retour en fin de film à la scène d'ouverture avec Aya en robe de mariée face caméra et toute silencieuse, induit une hésitation à dire oui à Cai. Une fin ouverte aux multiples interprétations.
«Black Tea» prône un nouvel humanisme enrobé dans un rêve et un romantisme mélancolique quelque peu forcé sur le lit de la musique du grand compositeur Armand Amar.