La police norvégienne a arrêté Lucas Ayaba Cho, un chef séparatiste camerounais, pour incitation aux crimes contre l'humanité. Il s'agit de la première véritable tentative visant à lutter contre l'impunité dans le conflit anglophone au Cameroun. Dans ce Q&A, l'expert de Crisis Group Arrey Ntui explique les enjeux de cette arrestation.
Que s'est-il passé ?
Le 24 septembre 2024, la police norvégienne a arrêté un ressortissant allemand d'origine camerounaise à l'issue d'une enquête de plusieurs mois concernant son rôle dans le conflit anglophone au Cameroun. Lucas Ayaba Cho, âgé de 52 ans, est à la tête du Conseil de gouvernement de l'Ambazonie (communément appelé AGovC, selon son acronyme anglais), un mouvement séparatiste qui lutte pour l'indépendance des deux régions anglophones du pays.
Il est également le commandant en chef de la branche armée du groupe, les Forces de défense de l'Ambazonie (ADF, selon son acronyme anglais). Bien que la nature exacte des accusations portées contre lui ne soit pas claire, les premiers rapports de police indiquent que Lucas Ayaba Cho est détenu pour incitation aux crimes contre l'humanité au Cameroun anglophone. Il a été arrêté par les autorités norvégiennes sur la base de la compétence universelle pour les infractions internationales graves, telles que les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité.
Selon son avocat, Lucas Ayaba Cho rejette les accusations dont il fait l'objet et estime que le tribunal s'est mépris sur les évènements survenus au Cameroun. Le même jour, probablement à la suite d'une enquête conjointe menée dans plusieurs pays, les forces de l'ordre américaines ont perquisitionné les domiciles de deux personnes affiliées à l'AGovC et aux ADF aux Etats-Unis, sans toutefois procéder à des arrestations. Selon des diplomates américains, le FBI soupçonne l'AGovC d'avoir monté en 2024 des opérations de collecte de fonds aux Etats-Unis.
L'arrestation de Lucas Ayaba Cho pourrait marquer un tournant dans le conflit anglophone au Cameroun. Celui-ci a éclaté en 2017, lorsqu'un mouvement de protestation pacifique visant à empêcher que le système juridique et éducatif des deux régions anglophones ne soit soumis aux règles du reste du pays - majoritairement francophone - s'est transformé en rébellion armée. En réponse à la répression des manifestants par le gouvernement, les sécessionnistes ont proclamé, le 1er octobre 2017, la République fédérale indépendante d'Ambazonie. Celle-ci comprend les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, connues à l'époque coloniale sous le nom de British Southern Cameroons, situées à l'extrême-ouest du pays, le long de la frontière avec le Nigeria. Pour combattre l'armée et forcer les habitants à se conformer à ce qu'ils présentent comme une lutte pour l'indépendance de l'Ambazonie, les groupes armés ont eu recours à la violence et à la coercition.
Les méthodes utilisées comprennent des exécutions sommaires, des grèves générales régulières (des opérations dites « villes mortes ») et des attaques contre des écoles publiques. Les ADF se sont imposées comme l'un des groupes les plus importants : elles comptent aujourd'hui environ 600 combattants, principalement basés dans les départements de Momo, de Boyo, de Bui et de Mezam dans la région du Nord-Ouest, et dans le département de la Manyu dans la région du Sud-Ouest. Elles sont également actives sur la route entre Bamenda et Mamfe, qui mène au Nigeria, et ont conclu une alliance avec les séparatistes majoritairement igbo du sud-ouest du Nigeria, qui revendiquent l'indépendance de ce qu'ils considèrent comme la région du Biafra.
A partir de 2018, les ADF sont apparues comme l'une des milices les plus brutales du mouvement anglophone, se livrant à une campagne de violence de plusieurs années contre les forces de sécurité et les populations civiles. Les ADF ont imposé un boycott des écoles, tuant les enseignants et les enfants qui ne respectaient pas le diktat des sécessionnistes. Elles se targuent de traquer des informateurs présumés et des collaborateurs du gouvernement, qu'elles qualifient de « blacklegs », c'est-à-dire de traîtres.
En octobre 2023, le groupe a exécuté publiquement deux hommes qu'il accusait d'être des espions du gouvernement. Les vidéos des meurtres, diffusées sur les réseaux sociaux, ont suscité une large condamnation internationale. Plus récemment, en juin 2024, les ADF ont demandé aux propriétaires de taxis jaunes, la couleur des taxis au Cameroun, de peindre leurs véhicules en bleu et blanc, les deux couleurs du drapeau proposé pour l'Ambazonie. Les chauffeurs de taxi de Bamenda, la principale ville du Nord-Ouest, qui ont résisté à cet ordre ont été la cible d'attaques meurtrières. Le groupe est également impliqué dans une série d'enlèvements contre rançon.
Bien que l'AGovC collabore avec certains mouvements séparatistes dans les régions anglophones, d'autres milices rejettent, elles, les méthodes brutales des ADF, estimant que leur violence aveugle nuit à leur cause. De son côté, Lucas Ayaba Cho a justifié les activités des ADF, affirmant que l'objectif militaire du groupe était de rendre les régions anglophones « ingouvernables ».
Qui est Lucas Ayaba Cho et pourquoi vit-il en Norvège ?
Lucas Ayaba Cho fait partie de la vague de Camerounais anglophones qui ont quitté le pays au début des années 1990 face à la répression des manifestations estudiantines réclamant des réformes démocratiques et des droits pour la minorité anglophone. Il a été emprisonné quelque temps à Yaoundé, la capitale, pour incitation à la sécession du Cameroun anglophone. Il a finalement réussi à rejoindre l'Allemagne, dont il a obtenu la nationalité, avant de s'installer en Norvège.
En 2017, la violente répression contre des sympathisants présumés des sécessionnistes a déclenché un nouvel exode de citoyens anglophones, dont certains responsables du mouvement. Depuis l'étranger, ces derniers ont alors organisé des manifestations et commencé à coordonner et financer des milices dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. La plupart des séparatistes anglophones radicaux sont aujourd'hui basés dans d'autres pays d'Afrique, en Europe ou en Amérique du Nord. L'adjoint de Lucas Ayaba Cho, Julius Nyih, réside par exemple en Irlande, tandis que l'ancien chef adjoint des ADF, Emmanuel Ngong - connu sous le pseudonyme de Capo Daniel - vit à Hong Kong.
Le gouvernement camerounais s'est plaint à plusieurs reprises des activités [d'Ayaba Cho] auprès des autorités norvégiennes.
Au fil des années, Lucas Ayaba Cho s'est fait de puissants ennemis. Le gouvernement camerounais s'est plaint à plusieurs reprises de ses activités auprès des autorités norvégiennes. Plus tôt en 2024, Emmanuel Nsahlai, un avocat basé aux Etats-Unis et proche du gouvernement camerounais, a déposé plainte contre lui, au nom d'un groupe de victimes de sa milice, auprès de la Cour pénale internationale (CPI), qui n'a pourtant pas compétence au Cameroun. En août 2024, des chefs religieux anglophones se sont rendus à Oslo pour promouvoir un nouveau dialogue. Ils y ont également interpellé les autorités norvégiennes, pointant du doigt leur apparente indifférence à l'égard de la présence de Lucas Ayaba Cho dans leur pays.
Lucas Ayaba Cho est également dans la ligne de mire du Nigeria. Ces cinq dernières années, l'agitation en faveur de la sécession du Biafra, une région du sud-est du Nigeria qui a été le théâtre d'une guerre civile dans les années 1960, a pris de l'ampleur. Les responsables séparatistes du Biafra se sont peu à peu rapprochés des rebelles camerounais anglophones, espérant négocier une coopération militaire. En octobre 2023, ils ont fini par signer, en Finlande, un accord avec les ADF. Les autorités nigérianes ont alors désigné Lucas Ayaba Cho comme ennemi de l'Etat et promis de demander à la Norvège de l'appréhender.
Mais l'arrestation de Lucas Ayaba Cho n'aurait peut-être pas été possible sans la persévérance des militants camerounais qui, depuis des années, font pression sur les autorités, au Cameroun et à l'étranger, pour mettre un terme aux violences commises par les parties impliquées dans le conflit. Les combats ont en effet déjà fait des milliers de morts et privé d'éducation des centaines de milliers d'enfants en âge d'aller à l'école. Les Nations unies estiment que 1,8 million de personnes dans les deux régions ont besoin d'une aide humanitaire et que 584 000 personnes sont toujours déplacées.
En 2018 et 2019, des femmes militantes anglophones se sont élevées contre l'AGovC et d'autres groupes séparatistes armés, appelant à l'arrêt du boycott des écoles. Avec d'autres militants de la société civile et de la communauté religieuse du Cameroun, elles ont également critiqué publiquement les gouvernements étrangers, les accusant de fermer les yeux sur les rebelles séparatistes de la diaspora soupçonnés d'avoir orchestré des meurtres et des enlèvements de Camerounais anglophones.
S'agit-il d'un tournant dans le conflit anglophone ?
Lucas Ayaba Cho est le premier chef séparatiste susceptible d'être inculpé pour crimes contre l'humanité. Une autre arrestation très médiatisée liée au conflit anglophone a eu lieu en janvier 2018, lorsque les forces spéciales nigérianes ont fait irruption dans un hôtel d'Abuja et capturé le président autoproclamé de l'Ambazonie, Sisiku Julius Ayuk Tabe, ainsi que 46 de ses soutiens présumés.
A la suite de leur extradition au Cameroun, un tribunal militaire de Yaoundé a déclaré Sisiku Julius Ayuk Tabe et neuf de ses collaborateurs coupables de plusieurs chefs d'accusation de terrorisme et les a condamnés à la prison à vie. (Le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire a appelé à leur libération). A ce jour, la seule autre condamnation de séparatistes camerounais concerne six hommes et une femme, condamnés à des peines de prison aux Etats-Unis pour trafic d'armes.
De nombreux Camerounais espèrent que l'arrestation de Lucas Ayaba Cho créera une dynamique en faveur d'une plus grande justice et contribuera, à terme, à mettre fin au conflit. Une grande partie des violences infligées aux civils ces huit dernières années ont été commises en toute impunité. L'arrestation de Lucas Ayaba Cho est donc un signal fort : elle montre que les pays qui accueillent des membres de la diaspora anglophone ou des réfugiés ayant fui le conflit sont attentifs aux crimes commis par les militaires camerounais et les séparatistes dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.
Sans surprise, et même si le gouvernement n'a toujours pas fait de déclaration officielle à ce sujet, les médias d'Etat camerounais ont célébré l'arrestation de Lucas Ayaba Cho. Les habitants des deux régions anglophones ont eux aussi largement salué la nouvelle, estimant que le dirigeant séparatiste et son mouvement prônaient une trop grande violence.
Peu de responsables anglophones ont jusqu'à présent contesté l'arrestation de Lucas Ayaba Cho. Certains ont même applaudi la décision de la Norvège, dissipant les craintes d'une réaction violente dans ces deux régions. Leurs réactions, ainsi que celles des militants soutenant la cause séparatiste actifs sur les réseaux sociaux, montrent que les ADF ont perdu une grande partie de leur soutien public au cours des dernières années.
L'arrestation de Lucas Ayaba Cho ne semble toutefois pas avoir entamé l'esprit du mouvement.
L'arrestation de Lucas Ayaba Cho ne semble toutefois pas avoir entamé l'esprit du mouvement. Le 29 septembre, un groupe de miliciens issus des ADF a publié une vidéo dans laquelle ils menacent de durcir leur position si leur chef n'est pas libéré. Le 1eᣴ octobre, les rebelles ont, comme chaque année, commémoré symboliquement l'indépendance de l'Ambazonie en organisant des marches de type militaire dans les régions anglophones et en diffusant des vidéos de propagande.
Entre-temps, les questions sur l'avenir de l'AGovC et des ADF se multiplient. La plupart des grands groupes anglophones ont survécu à l'arrestation de leurs dirigeants politiques ou à la mort sur le champ de bataille de leurs commandants. L'organisation de Lucas Ayaba Cho dispose aussi d'une structure de commandement stable, restée intacte malgré les mises à pied, les défections et les morts violentes de hauts gradés. Le 26 septembre, Julius Nyih, l'adjoint de Lucas Ayaba Cho, a pris temporairement la direction des ADF. Mais les récents évènements pourraient conduire à un examen de conscience interne et peut-être à l'adoption d'une ligne plus modérée, ce qui pourrait contribuer à restaurer l'image du groupe aux yeux de la population.
Que peut-il se passer maintenant ?
L'extradition de Lucas Ayaba Cho vers le Cameroun ne semble pas à l'ordre du jour. Il est peu probable que la Norvège étudie une telle demande, compte tenu des nombreuses inquiétudes concernant l'indépendance du système judiciaire camerounais et le fait que Yaoundé n'ait encore jamais jugé une affaire de cette nature.
Sur le plan politique, il n'est pas certain que l'arrestation de Lucas Ayaba Cho contribue à relancer les efforts en faveur du dialogue. En septembre 2022, le Canada a facilité des pré-discussions entre le gouvernement camerounais et quatre groupes séparatistes, dont l'AGovC. Le président camerounais Paul Biya avait émis de fortes réserves quant à la participation de Lucas Ayaba Cho et de son groupe, les considérant comme les plus violents et les plus intransigeants des quatre organisations. Il a finalement accepté de leur accorder un siège à la table des négociations, en partie pour jauger leur volonté de trouver un terrain d'entente.
Lors des discussions préparatoires, les séparatistes ont su faire front commun, surprenant certains représentants du gouvernement par leur sens de l'organisation. Mais les membres de l'AGovC ayant irrité les hauts gradés camerounais en se vantant de leurs exploits sur le champ de bataille pendant le conflit, les partisans de la ligne dure à Yaoundé ont fini par privilégier de nouveau une solution militaire à la crise. En janvier 2023, Paul Biya a finalement rejeté l'initiative avant que de véritables pourparlers n'aient pu débuter.
L'instauration d'un processus de paix reste néanmoins la meilleure chance pour le Cameroun de mettre fin au conflit et aux graves crimes qui en découlent. Les responsables religieux et de la société civile continuent d'être largement favorables au dialogue, mais la complexité de la crise, après huit ans de combats, exige un effort politique que le gouvernement camerounais voudra difficilement engager en pleine année électorale, la prochaine élection présidentielle étant prévue pour octobre 2025. En outre, ni Paul Biya, aujourd'hui âgé de 91 ans, ni aucun membre de son gouvernement n'ont exprimé le souhait d'entamer de nouveau un dialogue avec les groupes séparatistes.
La crainte de nouvelles arrestations sur la base de la compétence universelle dans les pays accueillant des membres de la diaspora camerounaise, ainsi que la pression de la société civile anglophone, pourraient toutefois inciter les rebelles séparatistes et les représentants du gouvernement à prendre des mesures pour atténuer la violence à l'encontre des civils.
A ce titre, toutes les parties au conflit devraient définir leurs règles d'engagement pour donner la priorité à la sécurité des civils, garantir un accès humanitaire inconditionnel et sécurisé aux zones de conflit, et cesser immédiatement les attaques contre les écoles et les centres de santé. En plus d'alléger le fardeau pesant sur la population anglophone, ces mesures pourraient permettre de créer un climat de confiance entre les parties belligérantes, un préalable nécessaire pour favoriser un véritable dialogue et trouver, à terme, une solution politique à un conflit qui n'a que trop duré.