Nourrie par l'imaginaire conquérant des explorations et missions militaires de la fin du XIXe siècle, cette expédition orchestrée par André Citroën prend les allures d'un défi sportif largement médiatisé et d'une ode à la puissance coloniale française. Suivie en 1931 d'une « Croisière jaune », elle s'inscrit dans un contexte où la fierté nationale française se nourrit d'une puissance impériale qu'elle croit consolidée.
Lors de la « ruée vers l'Afrique » qui s'officialise et s'accélère au milieu des années 1880, époque de la Conférence de Berlin qui tente d'en fixer les règles entre pays européens, le continent est vu depuis l'Europe comme un gigantesque réservoir de matières premières, une terre sauvage où bâtir des empires, alors que progresse en Europe l'idée que les frontières doivent correspondre à des États-nations. Dans cette vision, les Africains sont un élément du décor.
Deux acteurs dominent ce « partage » : le Royaume-Uni, première puissance coloniale mondiale, mais deuxième en Afrique, première nation post-industrielle aussi, qui mise désormais sur le commerce et la finance, mais surtout la France, toute-puissante dans un très large quart nord-ouest du continent, maîtresse aussi de Madagascar, pour le reste à peu près absente de la côte est, partagée entre Britanniques, Italiens et Portugais.
Pays encore largement rural et démographiquement en déclin, il a été détrôné par l'Allemagne dans le rôle de grande puissance impériale européenne capable de menacer l'équilibre du continent. La république au pouvoir depuis 1870 n'en poursuit pas moins des rêves de grandeur, donnant à ses conquêtes le vernis d'une « mission civilisatrice » aux accents universalistes. Pour l'économie, la réalité est plus concrète : Michelin exploite l'hévéa en Indochine et en Oubangui-Chari (l'actuel Centrafrique), un matériau essentiel de l'industrie automobile.
Pour André Citroën, une expédition aux finalités publicitaires
En mai 1924, Paris s'est dotée d'une Compagnie française des pétroles afin de ne plus dépendre des pionniers britanniques et étasuniens. Pour l'extraction, elle regarde surtout du côté du Proche et du Moyen-Orient. L'industrialisation de l'Afrique n'est pas au programme et le projet de chemin de fer transsaharien ne verra jamais le jour. Si le continent ne bénéficie pas de la modernité, il reste un lieu idéal où exprimer la supériorité que procurent les innovations techniques, notamment quand elles ont des finalités militaires.
Les autochenilles conçues par André Citroën sont des fleurons de la technologie française. Leur réalisation bénéficie du brevet de l'ingénieur Adolphe Kégresse, déposé en 1917. Cinq d'entre elles ont traversé le Sahara entre décembre 1922 et janvier 1923, de Touggourt à Tombouctou. Ce projet s'est révélé infiniment moins coûteux que le chemin de fer, et ses retombées publicitaires sont phénoménales.
Avec la « Croisière noire », huit autochenilles - deux sont aujourd'hui conservées aux musées de Compiègne et de Saint-Jean-d'Angély - vont traverser l'ensemble des possessions françaises, depuis l'Afrique du Nord familière au grand public jusqu'aux terres méconnues de l'Afrique centrale. L'expédition poursuivra sa route à travers le Congo belge, puis se divisera pour parcourir des territoires sous domination britannique ou portugaise. Elle rejoindra la côte sud-est de l'Afrique pour s'embarquer vers Madagascar et terminer son parcours jusqu'à sa capitale Tananarive en mars 1925.
Pour la France, la manifestation d'un empire colonial uni et maîtrisé
Au siècle précédent, le Royaume-Uni a rêvé d'une « verticale » du Caire au Cap et la France d'une « transversale » de Pointe-Noire à Djibouti. Ces désirs insatisfaits ont abouti à l'incident de Fachoda en 1898, qui a placé les deux rivaux, pourtant alliés en Europe, à deux doigts d'un conflit ouvert. En traçant cette diagonale, la Croisière noire dépasse symboliquement les ambitions du passé et affiche aux yeux du monde l'étendue de la domination française.
L'expédition est lancée après plus d'un an de préparation, le 25 octobre 1924, depuis le sud du Maroc. Le réalisateur Léon Poirier est de la partie. Il réalise un documentaire muet de 70 minutes, sobrement intitulé La Croisière noire, qui connaîtra un grand succès à sa sortie en 1926. L'aventure est suivie quotidiennement par TSF sur les 28 000 kilomètres de son parcours.
Toute cette communication sert à vanter le mérite des véhicules Citroën, capables de franchir les déserts, les rivières et les reliefs accidentés, dans des conditions climatiques diverses. Les populations locales sont évidemment mises à contribution dans les passages difficiles, comme en témoignent les innombrables images d'archives.
Pour nos contemporains, l'image persistante d'une grande aventure
Mais les organisateurs ne se soucient que du bien-être des aventuriers : un cuisinier est du voyage. D'autres participants apportent une caution scientifique conforme aux modèles de l'époque, tournée vers les sciences naturelles et l'anthropologie. On glose sur les populations reculées particulièrement hostiles et les dangers représentés par la confrérie des « hommes-léopards », lesquels n'auront jamais assassiné de Blancs.
Ce qu'écrit du film l'historienne de l'art Estelle Bories vaut pour l'expédition entière : « Les images de la Croisière noire sont caractéristiques d'une époque où la modernisation technique des expéditions ne sont pas suivies des changements profonds d'une mentalité. » De manière plus surprenante, les productions récentes autour de l'expédition, qu'elles soient livresques ou filmées, ne prennent guère de distance avec cette épopée et sa symbolique.
Si le lien est souvent fait, à juste titre, avec le Paris-Dakar, dont la dimension exotisante devait encore beaucoup à l'imaginaire colonial et à la toute-puissance de la domination technique hérités du XIXe siècle, elle est rarement présentée, dans sa dimension propagandiste et populaire, comme un événement annonciateur de l'Exposition coloniale de 1931, avec laquelle elle partage pourtant idéologie et imaginaire racistes.