Le système LMD était introduit aux forceps par l'ancien ministre de l'ESU il y a un an, et tout le monde s'était mis au pas. Il n'est pas rare d'entendre des secrétaires académiques de différentes institutions supérieures dire que les enseignants continuent à donner leurs enseignements comme ils le faisaient dans l'ancien système. Nous continuons à parler des cours plutôt que des modules. Les travails dirigés ne signifient absolument rien pour beaucoup de professeurs. Bref, même le vocabulaire de LMD n'est pas compris parmi les enseignants. Les enseignants sont devenus des victimes des prescriptions descendantes auxquelles ils n'ont pas participé.
Le LMD leur tombe dessus comme une sur-prescription en termes d'objectifs (l'employabilité des étudiants) couplée avec une sous-prescription en termes des moyens pour atteindre le but. Le LMD congolais correspond à un terme Orwellien de "novlangue" qui fait office de prescription suffisamment floue pour permettre dans un contexte anxiogène de l'université congolaise, de soumettre les professeurs à des consignes venues d'en haut. Le système LMD place le professeur congolais dans un inconfort professionnel qui le rend davantage vulnérable à sa prolétarisation.
Le prolétariat ne signifie pas nécessairement avoir les mains dans les cambouis ; il n'est pas synonyme de pauvreté. Le processus de prolétarisation enclenché au début de l'ère industrielle vise d'abord à déposséder le travailleur de ses compétences alors extériorisées dans les machines. La finalité de la prolétarisation n'est donc pas tant d'appauvrir le professeur que de le dépouiller de ses savoirs et donc de son pouvoir sur son métier.
Pour que cela soit possible dans la profession de professeur d'université, pour que ce métier intellectuel porteur de valeurs solides et profondément ancrées se laisse ainsi spoiler, il faut d'abord commencer par le précariser avec des salaires de misère. Le professeur d'université congolaise qui recevait l'équivalent de 2000$ le mois en 2017, ne peut se contenter aujourd'hui que de 1000$ car son salaire n'est pas indexé à l'inflation.
Il perd donc son pouvoir d'achat au rythme de la dévaluation de la monnaie congolaise. Ce qui fait progresser le salaire, c'est l'avancement dans les échelons auxquels correspond un point d'indice. Ce point d'indice est censé augmenter chaque année pour tenir compte de l'inflation particulièrement galopante en RDC.
Jadis, une profession synonyme de prestige sociale et intellectuel, désormais banalisée par l'augmentation du nombre d'enseignants avec des comportements parfois immoraux, l'enseignement universitaire est devenu une profession de « classe moyenne », Elle constitue une sorte d'ascension en trompe-oeil, comparativement aux fonctions politiques. Un des principaux leviers pour subordonner le travail est le salaire différentiel. Le député national se tire avec des émoluments mensuels de 21.000$ alors que le professeur d'université qui a enseigné ces députés n'atteint pas 100$ le mois.
Tous les politiciens rêvent de modifier le système de rémunération des professeurs pour les réduire au silence. Au fil des années la profession de professeur d'université au Congo s'est dégradée, rendant ainsi le professeur plus fragile, facilitant la docilité que l'on a observé à l'introduction du système LMD. Comme j'ai dit plus haut, la baisse du pouvoir d'achat des professeurs n'est qu'un aspect de leur prolétarisation.
Pour Marx, tout en se définissant contre la bourgeoisie, la prolétarisation va à rebours de l'émancipation. Dans un rapport conflictuel, il y a celui qui définit le travail et celui qui l'exécute, « un abstracteur et un automate. ». Pour asseoir son pouvoir sur le travail des professeurs, il ne suffit pas de les appauvrir financièrement. Pour obtenir la dépossession, l'aliénation, la domination et la subsomption, il suffit que l'objet du travail n'appartienne plus à celui qui est prolétarisé, qu'il lui soit étranger.
La prolétarisation signe un éloignement du travailleur d'avec les lieux où sont élaborés sa tâche et les moyens de la réaliser. Cet éloignement, cette perte de pouvoir sur le contenu du travail fait partie du processus de prolétarisation. L'introduction du système LMD a fait exactement cela, éloigner le professeur de son objet. Les professeurs doivent désormais travailler selon des méthodes établies par les géniteurs du processus de Boulogne qui ne connaissent pas vraiment le contexte éducatif congolais et les conditions d'enseignement en DRC, ils n'en ont même pas une vision abstraite.
La première chose que le travailleur doit savoir, c'est ce qu'il faut faire. La prescription qui définit la tâche du travailleur et son but dans les conditions données. Elle est tantôt descendante lorsqu'elle vient de l'institution, tantôt remontante lorsqu'elle vient de la situation vécue par le travailleur. Dans le tumulte des nouvelles injonctions relatives au système LMD qui pleuvent sur eux, les professeurs d'université ont une boussole historique qui leur permet de garder le cap sur ce qui doit être fait : l'actuelle évaluation à mi-parcours du système LMD va sans doute révéler que l'expérience a été simplement un échec au regard de cette boussole historique.
Le système LMD a laissé planer un floue artistique qui a mis en insécurité plusieurs enseignants. Le système LMD que nous implémentons dans nos universités découle directement des politiques néolibérales européennes qui tendent à normaliser les lieux de formation pour normaliser ses objectifs d'employabilité. Du coup, l'enseignant est formé pour répondre aux critères du bon travail qui sont définis en dehors des règles de métier qu'il connaît et qu'il a toujours pratiqué.
La transformation des pratiques enseignantes, dans une logique managériale et dans un objectif d'employabilité n'appartient plus à celui qui effectue le travail, mais à celui qui l'organise. Les reformes LMD s'accompagnent à chaque fois, pour les professeurs, de nouvelles normes de travail, de nouvelles maquettes à réaliser, des nouvelles manières de concevoir leur métier. Un moyen efficace de les prolétariser aussi pour qu'à leur tour ils participent à la prolétarisation de leurs étudiants.
Pour une bonne reforme, il faut s'appuyer sur le réel vécu par les professeurs eux-mêmes pour mutualiser des « bonnes pratiques » issues du travail quotidien des uns et des autres. Il faut des dispositifs de reformes où les enseignants sont pleinement acteurs de leur projet éducatif. Avec l'introduction du système LMD, la formation des enseignants n'est pas conçue pour leur permettre de faire face au réel de la classe, mais pour être le vecteur de modifications profondes d'une culture professionnelle qui devient plus prompte à accepter des objectifs néolibéraux basés élongées des savoirs fondamentaux.
Cette dichotomie entre la culture du métier et le respect de la prescription exogène s'exprime dans une formation davantage axée sur le professionnalisme et moins sur la professionnalité. Celui-ci renvoie à des capacités liées à l'expérience des enseignants dans l'exercice de leur travail ordinaire, à leurs occupations. Le système LMD introduit un nouvel outil qui sert à briser les collectifs de travail, à mettre en place de nouvelle hiérarchie et à valider des experts en LMD qui ne sont pas nécessairement reconnus par ceux qui font le travail tous les jours dans les salles de classe. Une arme de plus dans le processus de prolétarisation des professeurs et qui transforme le métier d'enseignant contre leur propre histoire.
Un bon usage de l'outil détermine un bon travail, et un bon travail détermine la santé du travailleur. Fondamentaux dans l'exécution de la tâche, les outils sont aussi des objets de convoitise pour celui qui souhaite prendre le pouvoir sur le travail. Le rôle de LMD est alors de changer le déroulement de cette histoire. Le LMD est par conséquent mis au service de prolétarisation des professeurs d'université. Comme Marx en son temps le faisait remarquer, ce n'est plus l'outil qui est au service du travailleur mais le travailleur qui se met au service de l'outil. Les enseignants qui ne peuvent maitriser l'outil LMD seront alors davantage soumis à la prescription descendante qui augmenteront leur inconfort, ce qui les rendront encore plus anxieux.
En conclusion évoquons encore Marx selon qui la capacité à fabriquer ses outils et à les mettre au service de son action caractérise l'activité humaine de travail. Imposer de nouveaux outils dans une profession comme ce que le système LMD accomplie, demande d'abord de passer un coup de gomme sur l'histoire et la culture professionnelle, de nettoyer au javel le métier, de « fabriquer de l'amnésie ».
Il me semble que Le MLD place les professeurs dans l'inconfort professionnel pour mieux les subordonner. Ainsi le système LMD participe-t-il à la prolétarisation et à la précarisation des professeurs d'université.