Il y a cinquante ans, le 30 octobre 1974, la capitale congolaise Kinshasa accueillait l'un des plus prestigieux combats de boxe du XXe siècle, le face-à-face Mohamed Ali / George Foreman. Un moment de passion et de ferveur, mais aussi un temps fort des retrouvailles entre Africains et Afro-américains. RFI propose, au travers d'une enquête en deux volets, de suivre les différentes traces de ce moment mythique, entre sport, politique, affaires et fierté noire.
C'est dans le silence qui règne sur le stade Tata Raphaël, à Kinshasa, qu'ils naissent et reviennent. Les fantômes des années 1970. Tout comme les souvenirs de Pierre Célestin Kabala Mwana Mbuyi. Jadis, on appelait ce lieu stade du 20 mai, en souvenir de la date de création du MPR (Mouvement Populaire de la Révolution) le parti du président Mobutu.
Jadis, Pierre Célestin Kabala était journaliste sportif. Il était là, il y a cinquante ans, pour couvrir le combat mythique de Mohamed Ali et de George Foreman : « Le ring était situé au centre du stade. Et tout autour du ring -parce qu'on avait démonté le podium de spectacle ce jour là- il y avait du monde. » Les rangées de spectateurs passionnés et les allées entre les chaises n'existent plus que dans les mémoires : « Moi, par exemple, j'étais dans le coin là-bas. Bientôt l'arrivée du combat. Le premier à sortir, c'est Mohamed Ali. Il sort par cette porte. Alors dès qu'il apparaît ici, il crie « ALI ! » C'est tout le stade qui répond "BOMA YE ! ALI BOMA YE !" [« Ali, tue-le » en lingala, Ndlr] Il est escorté, il entre. Le ring était là. En criant encore, ils disent encore plus fort "ALI BOMA YE !" Il a conquis le monde... »
Cinquante ans après cette nuit de passion et de fierté, ceux qui y ont assisté se racontent inlassablement le face-à-face entre Mohamed Ali, l'ange de la boxe déchu de son titre pour avoir refusé d'aller combattre au Vietnam, et le champion du monde poids lourds, George Foreman. Mais au-delà des coups de poings, ce sont des symboles qui ont été diffusés en mondovision ce soir-là.
Des années de retour aux sources africaines
À l'époque l'Afrique, prise dans les enjeux de la guerre froide, est aussi traversée par de puissants courants idéologiques qui cherchent le retour aux sources ou l'authenticité africaine. Il ne s'agit plus seulement d'avoir des institutions souveraines, mais aussi de penser, de créer, de s'inventer des modèles en étant libérés de l'époque coloniale.
Le Zaïre de Mobutu Sese Seko est l'un des pays où ces idées sont nourries. Elles circulent -notamment au travers de livres- et finissent par déboucher sur le grand projet de 74. « À cette époque-là, explique le professeur Yoka Lye Mudaba, il y a eu une floraison de réflexions sur le retour à soi, à nos valeurs. En 1962, Mabika Kalanda envoie un pavé dans la mare avec son ouvrage 'la remise en question : base de la décolonisation mentale'. Ca fait beaucoup de bruit. Joseph-Albert Malula aussi. Il parle de "l'âme noire africaine". Et Mobutu est là-dedans. Il est très attentif. Il est l'abeille qui butine à gauche, à droite et qui en fait son miel. Mobutu a dit "mais enfin, on est en plein retour aux sources, en plein recours à nos valeurs. Pourquoi ne pas faire un événement mondial tel qu'on n'en a jamais connu ?" »
L'opportunité se présente début 74. Un promoteur de boxe, Don King et une société, Video techniques, ont réussi à obtenir l'accord d'Ali et de Foreman pour un grand combat. Mais il faut un pays prêt à accueillir la compétition et prêt à payer les primes exceptionnelles de 5 millions de dollars promises aux deux boxeurs. Selon Pierre Célestin Kabala, une partie de l'affaire se noue alors au Caire au moment de la Coupe d'Afrique des Nations. « C'est là, raconte-t-il, que se croisent les destins de Mohamed Ali, l'homme de la dignité de l'homme noir, et Mobutu Sese Seko du recours à l'authenticité. Et c'est nous, les journalistes, qui découvrons qu'Ali était au Caire. On en parle à notre chancellerie qui informe vite le président de la République... »
Le président, selon le journaliste, rencontre alors le boxeur vedette : « "Que souhaiteriez-vous que nous fassions ensemble ?" Ali dit "Moi je suis venu ici remercier mes frères, mais je pense pouvoir reconquérir mon titre, qui a été déchu injustement. Et je voudrais aller le faire en Côte d'Ivoire, à Abidjan". Et il dit au président Mobutu :"C'est le seul pays que je connais". Le président Mobutu : "Comment. Et moi, vous ne me connaissez pas ? Tu es le chantre de la dignité de l'homme noir... et tu ne connais pas l'homme du recours à l'authenticité ?" Tout de suite Mobutu dit "Moi je suis capable d'organiser le combat à Kinshasa." »
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Dans ses mémoires[1], Hank Schwartz, le patron de Vidéo Techniques, raconte sa conversation avec un intermédiaire, Fred Weymar. Le téléphone sonne un soir tard, à son domicile. À l'autre bout de la ligne, un homme avec un fort accent allemand. « Je suis un conseiller d'affaire, dit en substance l'homme, pour un pays qui était occupé par la Belgique. Il était appelé le Congo Belge et on l'appelle maintenant la république du Zaïre. Il a un dirigeant qui est un grand homme avec beaucoup d'argent. Son argent est partout dans le monde, mais avant tout en Suisse. »
Hank Schwartz interroge son interlocuteur : « Pourquoi ce dirigeant est-il prêt à mettre de l'argent dans un combat qui aurait lieu dans son pays ? Comment s'appelle-t-il... le Zaïre ? »
- « Le dirigeant du Zaïre est Mobutu Sese Seko répond Weymar. Il veut que le monde le considère comme un dirigeant majeur et il veut être une icône pour toute l'Afrique »
- « Ok, quel lien y a-t-il avec la boxe ? »
- « Mobutu veut organiser ce combat de championnat pour en faire l'événement sportif mondial le plus important et il veut qu'il ait lieu dans le stade de sa capitale, Kinshasa »
Cette conversation nocturne conduit à une première rencontre à Paris, puis d'autres. De nouveaux acteurs entrent aussi dans la boucle : l'avocat suisse Raymond Nicolet, qui représente la société Risnelia, l'une des structures financières liées au président Mobutu... et l'ancien ministre zaïrois Mandunga Bula Nyati.La capitale zaïroise tient en tout cas son événement. La presse en révèle le principe en mars 74.
Ali remporte le round de la popularité
Le combat est initialement prévu pour le 25 septembre. Ali et Foreman arrivent dans la première quinzaine pour s'acclimater. L'avion qui conduit Mohamed Ali à Kinshasa est un vol régulier d'Air Zaïre, dans lequel le champion embarque à Paris... Son pilote, Simon Diasolua, n'est pas près d'oublier : « On nous a présentés, il s'est retourné, il m'a regardé. Il a dit qu'il était très heureux de voyager avec des pilotes noirs, que c'était la première fois de sa vie qu'il allait le faire. Les passagers ont embarqué d'abord, Ali était un des derniers. Le représentant l'amène au cockpit, en me demandant si je l'acceptais. Quand il est rentré dans le cockpit, la première chose qu'il a dite c'est "No white man here ?" "Pas un blanc ici ?"J'ai dit "Mais enfin Ali on a été présentés il n'y a même pas un quart d'heure. As-tu vu un blanc parmi nous ?" Il dit "Non, pour moi c'était un genre de joke", une blague quoi. Je dis "Non, non, ce n'était pas un joke", c'était réel. Nous sommes un équipage entièrement zaïrois. J'ai présenté mon copilote, j'ai présenté mon flight engineer -mon mécanicien navigant. Il était debout, comme tétanisé. Donc j'ai dit : "Ali, y a-t-il un problème ?" Il était... Je ne sais pas moi... comme perdu. Complètement perdu. » Le vol se déroulant sans encombre, Mohamed Ali convoque la presse dans le cockpit et déplore toutes les fausses idées véhiculées sur les noirs aux États-Unis.
À Kinshasa, Mohamed Ali joue la différence avec George Foreman et se présente comme le fils du pays face au boxeur de l'étranger. « Ali, c'était un homme spectacle, raconte le journaliste sportif Pierre Célestin Kabala. Lui-même, il savait se vendre et il était précédé à Kinshasa par sa réputation. Aussitôt arrivé ici, il s'est agenouillé, il a embrassé le sol congolais, il a dit qu'il était heureux de rentrer dans le pays de ses ancêtres, qu'il était chez lui et que Foreman était un belge qui rentrait dans un pays anciennement colonisé. Et comme il était le premier à arriver, il a marqué des points avec ça. »
Mohamed Ali, le fils de retour en Afrique. 50 ans après, l'image reste bien nette dans l'esprit de Séraphin Awazi qui a suivi ce combat avec passion depuis Lubumbashi « 80% étaient fanatiques de Mohamed Ali ! Puisqu'il se disait qu'il était noir, il était africain. C'est pourquoi il a amené tout le public vers lui. Tous les Congolais étaient derrière lui par rapport à son adversaire qui était américain. »
Le symbole traverse les frontières. Il frappe le gabonais Paul Malékou, qui est alors en poste au Sénégal. « C'est un combat qui était livré entre deux types d'africains-américains. Le type qui était resté foncièrement africain, c'était Mohamed Ali. Quand à Foreman, c'est le type de l'américain, du "nègre américain" qui est resté vraiment dans la peau du petit fils de l'esclave. Lui ne se voyait même pas en noir. C'est un "nègre" qui se voyait en américain, au besoin blanc. Foreman, c'était "Peau noire, masque blanc". » Ali réussit à imposer une caricature de son adversaire.
George Foreman, qui est allé beaucoup moins que son adversaire à la rencontre des populations kinoises, se rend-il compte sur le coup des sentiments du public en sa défaveur ? C'est ce qu'il laisse en tout cas entendre dans un livre de mémoires qu'il a publié bien plus tard[2]. « C'était [le Zaïre] clairement le pays de Mohamed Ali. Les sentiments en sa faveur coloraient la façon dont toute personne me regardait - et ils le faisaient de manière incessante, leurs yeux me suivant partout. La plupart des gens voulaient qu'il regagne son titre autant que lui le voulait. (...) Je réalisais que, quoi qu'il se passe sur le ring, quoi que je fasse, j'étais perdant (I couldn't win for losing) Si je le mettais KO, le mieux que j'obtiendrais serait un respect accordé à contrecoeur pour avoir vaincu une légende. Et si je perdais, il y aurait une foule importante à la station, qui se moquerait de moi en me renvoyant à Palookaville. [Ville imaginaire qui, dans la culture américaine, est censée être la ville d'origine des médiocres, Ndlr] »
Ali, favori du public, parvient même à faire adopter son cri de guerre, Ali Boma yé. « Il avait conquis le Zaïre, se souvient le professeur congolais Jano Bakasanda. C'est tout le peuple congolais qui était monté sur le ring pour combattre aux côtés de Mohamed Ali contre George Foreman »
Dans un monde marqué par le racisme et le néocolonialisme, le combat annoncé d'Ali contre Foreman devient progressivement ce que les autorités zaïroises avaient voulu faire de lui : un point de ralliement des fiertés noires. Cette fierté s'affiche de manière explicite sur les murs de Kinshasa : « Un combat entre deux noirs, dans une nation noire, organisé par des noirs »
Le président Mobutu a, lui, réussi un vrai succès de communication, comme l'explique aujourd'hui le professeur Eddy Tambwe « Kinshasa est le lieu de la communication, avec les stars noires américaines, avec des militants, des boxeurs, tout ça au service d'un homme, de Mobutu, qui s'empare d'un combat de boxe, non pas comme combat mais comme support de communication pour la promotion de son régime. Il faut voir même les affiches : sur les affiches, Mobutu apparaît plus gros que les boxeurs. D'ailleurs, il y a une affiche qui dit "Si même Foreman et Ali sont pour Mobutu, enfin qui êtes-vous pour être contre ?'"»
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Zaïre 74: le festival des retrouvailles Pour incarner encore plus les retrouvailles entre l'Afrique et les Afro-américains, il a été prévu d'adosser un grand concert au combat... et de faire monter sur scène les grandes voix noires du moment sous le haut patronage du président Mobutu.
L'idée du festival a été portée par le trompettiste sud-africain Hugh Masekela et par le producteur de musique Stewart Levine. Dans ses mémoires[3], Masekela raconte qu'un jour, Levine tombe sur un exemplaire du New York Times qui parle du futur combat au Zaïre. Et qu'il imagine aussitôt le pendant culturel qui pourrait être inventé.
Masekela, tel qu'il le raconte, appelle alors le patron de la maison de disques Blue Thumb records pour lui soumettre l'idée. Par un incroyable hasard, celui-ci est justement en réunion avec Don King et Hank Schwartz, les promoteurs du combat. Le téléphone passe de main en main. « Hugh Masekela, lance Don King avec gouaille dans le combiné, j'ai suivi ta carrière depuis longtemps et je pense que tu es un frère essentiel. (...) En tant que frères noirs, armés avec nos différentes expertises dans les domaines que nous avons choisis, nous capturerons l'attention et l'imagination du monde entier avec notre initiative conjointe. Des milliards de personnes regarderont cet événement historique. »
Il faut tout de même deux semaines de négociations, parfois jusque tard dans la nuit, pour obtenir un accord. Le financement du festival viendra, lui, du frère du président Libérien et ministre des Finances, Steve Tolbert.
Alors que les préparatifs vont bon train, une blessure de George Foreman à l'entraînement oblige à dissocier concerts et combat. Le combat est retardé, Mais le festival Zaïre 74 et ses concerts ont lieu comme prévu du 22 au 24 septembre. L'affiche associe des grands noms de la musique américaine comme James Brown ou Bill Withers à des stars du continent comme Myriam Makeba, ainsi qu'à des artistes congolais comme Tabu Ley Rochereau... « Pour la première fois dans le monde, le Zaïre de Mobutu et de son peuple, animé par la flamme de sa révolution, a réussi à rassembler dans un gigantesque festival, des super-vedettes de la chanson noire mondiale », se félicite le magazine Zaïre dans l'édition qui fait suite aux trois jours de concerts.
Cet article sur le combat Ali/Foreman est le fruit d'un travail de collecte de témoignages réalisé par Patient Ligodi à Kinshasa, Benoît Alméras à Abidjan, Denise Maheho à Lubumbashi, Victor Cariou à Accra, Matthias Raynal à Casablanca, Yves-Laurent Goma à Libreville et Joseph Kahongo à Kisangani. Il a été coordonné et rédigé par Laurent Correau.
[1] SCHWARTZ Hank, From the corners of the ring to the corners of the earth. The adventure behind the champions, CIVCOM 2009-2010, pp 174-176. Traduction par nos soins.
[2] FOREMAN George & ENGEL Joel, By George. The autobiography of George Foreman, Villard Books, 1995, pp 107-108. Traduction par nos soins.
[3] MASEKELA Hugh & CHEERS Michaël, Still Grazing: The Musical Journey of Hugh Masekela, Crown Publishers, 2004, pp 276-288