Il y a 50 ans, le 30 octobre 1974, la capitale congolaise Kinshasa accueillait l'un des plus prestigieux combats de boxe du XXe siècle, le face-à-face entre George Foreman et Mohamed Ali. Cet événement mondial a suscité un intense engouement dans le pays hôte, la République démocratique du Congo (RDC), qui s'appelait alors le Zaïre. Mais il a aussi passionné toute une génération en Afrique. RFI redonne vie à ce moment de légende en rassemblant des témoignages dans plusieurs pays du continent. Suite de notre enquête en deux volets.
Ce 30 octobre 1974, le combat se déroule au coeur de la nuit, pour pouvoir être vu par un maximum de téléspectateurs américains. Mais les États-Unis sont loin d'être les seuls au rendez-vous. Cette nuit-là, l'Afrique, en masse, est restée debout.
Le stade du 20 mai, à Kinshasa, est comble. À Lubumbashi aussi, dans le Sud-Est du pays, on se presse autour des postes radio et des télévisions. « C'est pas tout le monde qui avait la télévision quand même, mais chez nous, on avait la télévision, se souvient le colonel Steve Ndondji, grand fan de Mohamed Ali. Et nous étions avec des amis du quartier, même de la famille... Moi, c'est un souvenir que je ne peux pas oublier... Indélébile... »
Cette nuit-là, l'élan vers Mohamed Ali est à vrai dire panafricain. Il suffit d'entrer aujourd'hui dans une brasserie enfumée de Casablanca, au Maroc, pour s'en rendre compte. Abdellatif avait 16 ans au moment du combat qu'il a regardé chez lui, à la télévision. L'événement avait été très suivi : « C'était en noir et blanc. Moi, je viens d'une famille modeste. Avoir la télévision, pour nous, c'était un luxe. Et regarder Mohamed Ali, c'était un événement (rires) ! Pour nous, c'était un modèle de réussite sociale. Il a mené quand même beaucoup de combats au-delà de la boxe. Il était dans le mouvement des droits civiques. Il a soutenu aussi Martin Luther King. C'est quand même un exemple. Parce que Mohamed Ali était un homme universel... »
Des souvenirs émus à Accra également, dans le quartier de Bukom, lieu emblématique de la boxe ghanéenne. Une dizaine de jeunes combattants s'entraînent au Wisdom Boxing Club sous le regard attentif dOfori Asare. À l'époque, il avait 12 ans, mais il se souvient de cette nuit de fête comme si c'était hier : « Moi, je soutenais Ali, raconte le coach. Il était déjà venu au Ghana, donc il avait une grosse base de supporters ici. Quand il combattait, on ne dormait pas. Pour ce combat, tout le monde était au courant de ce qu'il se passait, donc on était très nombreux à l'écouter à la radio. À Accra, tu pouvais entendre le bruit que faisaient les gens, partout dans la capitale... »
« Pas de son ? Mais vous êtes fusillé ! »
La Côte d'Ivoire, elle, est au premier rang des spectateurs. Le président Félix Houphouët-Boigny, passionné de boxe, a souhaité que les Ivoiriens puissent suivre confortablement le combat sur leur petit écran. Dans les jours qui ont précédé le combat, le pays a véritablement été mobilisé. « Une semaine avant, déjà, on en parlait dans les bureaux, on ne travaillait pratiquement plus, raconte Eugène Kacou, qui est alors l'un des chefs du service des sports de la télévision nationale. Les gens parlaient, parlaient... Celui-là va gagner... On ne parlait presque plus que de ça. Certains improvisaient des petits combats dans les rues. Les enfants disaient "Toi, tu es Foreman, moi, je suis Mohamed Ali", et puis, les enfants se boxaient. Pendant une semaine vraiment, ça a été quelque chose d'exceptionnel. »
Le combat doit être diffusé à 3h du matin en Côte d'Ivoire, plusieurs heures après l'interruption théorique des programmes de la RTI. Exceptionnellement, la chaîne unique bouscule donc ses antennes. « J'avais mis sur pied un programme pour les faire patienter »confie George Benson, l'une des voix du sport de la Radiodiffusion Télévision Ivoirienne. « On avait loué le boxing-club, où j'ai fait un programme de boxe et de variétés : un combat, des chanteurs... Ça a maintenu les gens en éveil. »
Au moment du combat, l'ambiance est électrique au boxing club. « Il n'y avait pas de grand écran comme aujourd'hui, décrit Eugène Kacou, mais on mettait plein de téléviseurs au central boxing-club. Et il était bourré : 10 000 personnes au central boxing-club ! Au point où on a eu peur dans les terrains de football. Les gens regardaient ça d'un peu partout. Il y en a qui regardaient de chez eux, il y en a qui avaient mis des petits téléviseurs dans la rue et c'était une ambiance extraordinaire ! »
La soirée sportive frôle pourtant la catastrophe : le signal qui est reçu par la RTI n'est pas complet. « On avait l'image, poursuit George Benson, mais on n'avait pas le son avec le commentaire français. Il y avait une pression, ah oui, il y avait une pression. Vous avez le président, vous avez des millions d'Ivoiriens qui n'ont pas dormi jusqu'à 3 heures du matin, et vous allez venir leur dire "on n'a pas le son". Mais vous êtes fusillé ! Vous êtes fusillé par tout le monde le lendemain ! »
Une course de vitesse pour sa survie professionnelle s'engage. « En deux temps, trois mouvements, raconte George Benson, je saute dans ma voiture. Je me dis "je vais mettre du temps". Que nenni ! Personne dans les rues ! Tout le monde est devant son écran de télévision ou alors au Palais des Sports ! Alors, je suis à l'aise. Je passe des feux rouges, il n'y a pas de flics [rires] ! Je me rappelle mon entrée à la télévision cette nuit-là en vitesse. À peine ai-je coupé le moteur de ma voiture que je saute au studio. » On lui chausse le casque sur la tête, il s'installe au micro et improvise - en affabulant - : « Mesdames et messieurs, bonjour, nous sommes arrivés en retard malheureusement au stade de Kinshasa, etc. Personne ne s'en rend compte ! »
Devant les télévisions, à côté de leur poste radio et autour du ring à Kinshasa, les spectateurs voient George Foreman rouer de coup Mohamed Ali. Mais Ali résiste. Il tient jusqu'au huitième round, où le combat se dénoue. Il a fixé chacun des instants de ce moment de triomphe. Il les raconte dans son autobiographie :
« Je vois George essayer de revenir, de retrouver son aplomb, explique-t-il. Je lui assène un direct du droit à la mâchoire avec toute l'énergie et la puissance dont je dispose. Je le frappe presque de plein fouet sur le menton, et il reste immobile. (...) Je suis prêt à enchaîner avec des combinaisons, mais je vois qu'il tombe lentement, un regard hébété dans les yeux. Je sais qu'il entre pour la première fois de sa vie dans la pièce du demi-rêve. George est au sol, les yeux vitreux. (...) Je regarde chaque levée du bras de l'arbitre. (...) "Six... sept... huit..." George se retourne lentement. "Neuf... dix !" George est sur ses pieds, mais c'est fini. L'arbitre lève ma main en signe de victoire. Et le stade explose. Les gens passent devant les parachutistes et grimpent par-dessus les tables de presse, montent dans le ring. »[1]
Le stade du 20 mai exulte. Devant leur poste, à côté de leur radio, les millions de fans d'Ali laissent éclater leur joie.« De cette nuit-là, confie Eugène Kacou, l'image qui m'a frappé, c'est le "Whoaaaaa" quand Foreman est "descendu". Quand Ali l'a touché et qu'il est descendu, c'est comme si la terre tremblait ! Et après dans les rues, il n'y avait plus de voitures : les gens avaient occupé les rues ! »
À Abidjan, dans son studio, George Benson est dans le même état : « Quand il est tombé, moi, j'ai enlevé mon casque, ah oui, j'ai jeté le casque ! Et j'entendais le bruit du dehors : "Whoaaaaaaaa ! Ali ! Ali !" Noires de monde, les rues ! Noires de monde... "Ali ! Ali !" Ils se sont éparpillés dans les rues, et tout, ils étaient contents. Fantastique. »
La mode en Côte d'Ivoire consacre la légende. « En Côte d'Ivoire, la fascination d'Ali va se traduire, par exemple, chez le coiffeur, indique Christophe Boli, historien du sport, auteur d'une biographie de Mohamed Ali. Le fait de demander au coiffeur "je veux absolument une coupe à la Ali", nous, on appelait à Abidjan "la mode Ali". Et puis, il y a aussi cette façon de marcher à la Ali. C'est-à-dire qu'Ali va devenir une espèce d'icône, d'idole, d'une nouvelle génération de la fierté noire. »
Selon l'historien américain Lewis A Erenberg [2], le président sénégalais Léopold Sédar Senghor, l'un des théoriciens de la négritude, envoie, lui, un message de félicitations à Ali dans lequel il salue un grand militant de la civilisation noire. Au Sénégal, explique-t-il, la victoire d'Ali est considérée comme celle de l'Afrique, comme le triomphe de l'opprimé.
Cet article sur le combat Ali/Foreman est le fruit d'un travail de collecte de témoignages réalisé par Patient Ligodi à Kinshasa, Benoît Alméras à Abidjan, Denise Maheho à Lubumbashi, Victor Cariou à Accra, Matthias Raynal à Casablanca, Yves-Laurent Goma à Libreville et Joseph Kahongo à Kisangani. Il a été coordonné et rédigé par Laurent Correau.
[1] ALI Muhammad & DURHAM Richard, Muhammad Ali the greatest. My own story, Graymalkin media, 2015. Traduction par nos soins.
[2] ERENBERG Lewis A., The rumble in the jungle. Muhammad Ali & George Foreman on the global stage, The University of Chicago press, 2019, p188