En faisant le tour des librairies, les lecteurs et les critiques notent une production littéraire abondante en dialecte tunisien. Un « phénomène alarmant » pour certains qui a démarré il y a quelques années avec Faten Fazâa dont les romans ont déclenché une tempête. Son triomphe est indéniable avec des dizaines de milliers de livres vendus, ce qui lui a valu le Prix littéraire Ali Douagi et le Prix Abdelaziz Aroui de l'association Derja. Ce bonheur est doublé d'une critique virulente allant jusqu'aux insultes pour avoir cassé les codes.
Toute tentative de s'écarter serait un sacrilège auprès des défenseurs de la littérature. Or, « Chacun appelle littérature ce qu'il lit », dit Antoine Compagnon, célèbre académicien français. Faten Fazâa ne fait plus cavalier seul. Elle a frayé le chemin, étant la pionnière, à d'autres écrivaines qui connaissent un succès franc.
Parler avec nos propres mots
Parmi les sorties littéraires qui ont marqué le mois d'octobre, «Nhebek Bahria» (Je t'aime Bahria) de Faten Touhami. Ancienne étudiante en ingénierie, sa passion pour l'écriture l'a rattrapée et elle a opté pour une carrière en journalisme et communication. Son premier livre est un périple linguistique et sentimental à la manière de chroniques humoristiques. Une oeuvre truffée d'anecdotes où même les termes en français sont écrits comme on les prononce au quotidien.
Les amoureux de mots et les curieux de notre pays auront l'occasion de jouir de la poétique de notre dialecte et des échappées belles décrites par l'auteure. Les exemplaires sont rapidement écoulés dans plusieurs points de vente. Nous lui avons posé la question sur le choix d'écrire en dialectal. « C'est un livre à coeur ouvert, répond-elle. Nelson Mandela n'a-t-il pas dit "Si vous parlez à un homme dans une langue qu'il comprend, vous parlez à sa tête. Si vous lui parlez dans sa langue, vous parlez à son coeur." ». J'ai réellement traversé ces épreuves et j'y réfléchis en dialecte tunisien. J'ai voulu lever le voile sur ces histoires personnelles et les partager pour que les lecteurs se reconnaissent dans ma frustration, mes joies, mes moments de solitude où je ne voyais pas le bout du tunnel... Un auteur a la liberté de s'exprimer en dialecte comme en arabe littéraire. C'est comme pour les poèmes et les chansons. De plus, c'est également une déclaration d'amour pour mon pays que vous pouvez déceler à travers les passages où je rends hommage à des villes et des paysages qui m'ont marquée. »
En parallèle, des écrivaines tunisiennes ont préféré jongler entre l'arabe littéraire et le dialecte tunisien. Rayhane Bouzguenda est l'une d'entre elles. Titulaire d'un doctorat en langue et littérature arabes, le public l'a découverte à travers un premier roman «Al mansi fel Hikeya» (L'oublié dans l'histoire) avec lequel elle a décroché le Prix Bechir Khrayef à la foire du livre de Tunis 2024. Rayhane Bouzguenda revient avec «Ila Abi- Baridouna al sirri» (À mon père, notre courrier secret). Vu de l'extérieur, le livre peut être rangé au rayon de la littérature du deuil.
En parcourant les pages, du sourire aux larmes, une vague d'émotions se poursuit et offre un certain réconfort dans la compréhension et la connexion avec l'expérience de l'écrivaine. L'auteure a fait de ses lettres intimes un texte poignant qui invite le lecteur à réfléchir sur la valeur de chaque instant et sur la façon de trouver une certaine consolation en intégrant la perte dans la persévérance quotidienne pour réaliser des projets de vie. Pour justifier l'usage du dialecte tunisien, Rayhane Bouzguenda nous a indiqué que « c'est le contexte qui l'impose pour transmettre l'idée et l'émotion de manière authentique.
Nous commençons, dès notre jeune âge, à réfléchir en tunisien, et ce n'est qu'après que nous apprenons l'arabe soutenu à l'école. Si, moi, j'insère des phrases, des paragraphes même, je ne vois pas pourquoi les livres écrits entièrement en derja soulèveraient une polémique. J'ajoute que l'écriture en dialectal n'est pas aussi facile que vous pouvez le croire. Il faut que le langage soit poétique avec des rimes. La structure sonore du texte relève d'un travail hardi. Demandez-vous plutôt si le contenu est accrocheur et s'il incite à réfléchir. C'est la véritable priorité et la vocation de tout écrivain. »
Une vive opposition continue
Pourquoi ce refus de l'utilisation du dialecte tunisien dans le monde littéraire ? Il faut rappeler, tout d'abord, que cette tradition ne date pas d'hier. Ali Douagi et Bechir Khraïef ont eu recours à la derja depuis le début du siècle dernier. Dévalorisés, leurs écrits ont été considérés à l'époque comme une aliénation de la vraie littérature.
Ceux qui dénoncent encore cette pratique rappellent l'importance de développer les compétences en arabe soutenu, notamment chez les écoliers qui souffrent le martyre pour apprendre les règles de grammaire et de conjugaison. Les jeunes écrivent déjà avec l'alphabet latin sur les réseaux sociaux. Or, les défenseurs de l'écriture en derja ne proposent nullement d'abandonner la langue classique au profit du dialecte. Ils ont plutôt tenté de vulgariser les œuvres auprès d'un large public. Une traduction en tunisien de «L'Étranger» d'Albert Camus par Dhia Bousselmi a donné «Léghrib» en 2019.
«Le Petit Prince» d'Antoine de Saint-Exupery a également été traduit en dialecte local. «Al Amir al saghroun» est édité par Pop Libris avec une version audio pour parfaire l'immersion. Le plaisir qu'un lecteur peut tirer de ces livres n'est certainement pas gâché. L'impact émotionnel, social et cognitif est bien conservé.
L'émergence d'une littérature qui met en exergue le grand pouvoir du dialectal tunisien gagne progressivement une certaine sympathie dans l'esprit des gens, même pour les académiques qui attestent qu'un dialecte a son système compliqué au niveau linguistique, phonologique et morphosyntaxique. D'ailleurs, Emna Rmili, enseignante universitaire et lauréate du Prix de la nouvelle à la Foire du livre de Tunis 2024, a récemment publié, Al Jiaan, (L'affamé), en intercalant des expressions tunisiennes.
En dehors de la Tunisie, en Egypte, les plus grands noms de la scène littéraire ont recours au dialecte, notamment dans les dialogues comme le fait Naguib Mahfouz. Les publications en dialecte pour enfants qui ne sont pas encore à l'école foisonnent, reprenant les contes oraux pour stimuler leur imagination.
Cependant, une contrainte essentielle pour des livres écrits en derja se situerait du côté des éditeurs. Les variations locales du vocabulaire sont parfois incompréhensibles au-delà des frontières. On ne peut donc pas les commercialiser facilement, alors que les éditeurs ciblent en général un marché aussi large que possible et vendre aux bibliothèques ainsi qu'aux foires à l'étranger.
La voie en dialecte, s'échappant ainsi du standard très formel de l'arabe littéraire, est un voyage culturel et linguistique audacieux qui n'échappe pas aux critiques. Ce qui compte le plus, c'est de ne pas enchaîner l'énergie créatrice de ceux qui écrivent et l'engouement de ceux qui lisent à vouloir les canaliser.