Madagascar: Rian'aina Razafimandimby Rabarihoela - « À Antananarivo, l'anarchie routière exprime des tensions profondes »

interview

Titulaire d'un Doctorat en Sociologie de l'université d'Antananarivo et d'un Master of Arts in Global Studies, de Sophia University, Tokyo, Japon. Rian'Aina Razafimandimby Rabarihoela vient de publier l'ouvrage « Antananarivo: la circulation automobile et ses enjeux. Étude socio-anthropologique», aux éditions L'Harmattan.

Qu'est-ce qui vous a motivée à entreprendre cette étude socio-anthropologique sur la circulation automobile à Antananarivo ?

Je voulais faire de la recherche « pratique et utile», celle qui apporte des solutions « de fond ». Ma thèse de doctorat en Sociologie était une étude sur la petite corruption dans la circulation automobile, cherchant à adopter une approche différente pour comprendre la corruption qui gangrène le pays et au-delà de la tendance vaine de sensibiliser, sanctionner, appliquer la loi, selon la logique néolibérale... Je voulais comprendre pourquoi l'application de la loi ne marchait pas, pourquoi les gens cherchaient tous les moyens pour la contourner. J'ai découvert que c'était le cadre dans lequel elle se déroule, c'est-à-dire le système de circulation urbaine qui était d'abord problématique.

Quels sont les principaux facteurs historiques et culturels qui ont contribué à l'anarchie actuelle dans la circulation de la capitale malgache ?

Ce sont les contradictions et les paradoxes qui sont à la base de cette anarchie. Sans vouloir stigmatiser qui que ce soit, le cliché des 4x4 rutilants à vitre opaque roulant à côté des charrettes est parlant. Mais ces contradictions sont enfouies dans l'histoire de la ville même. Antananarivo était historiquement une ville collinaire, une ville-mère (renivohitra), accueillante et bienveillante envers tous ceux qui venaient à elle. Selon une expression de la géographe Guérin Fournet, tirée de la conception malgache même, Antananarivo était un «gros village» c'est-à-dire une version augmentée du village rural, ne pouvant nier son identité rurale qui est la marque intrinsèque de la malgachitude.

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Qu'est-ce que cela impliquait ?

Dans la circulation, les règles normatives traditionnelles étaient pratiques. Le Code de 305 articles, par exemple, était simple: quiconque constituait un obstacle à la circulation était puni. Si on l'extrapolait à l'heure actuelle: quiconque, que ce soit une voiture mal garée, une charrette qui ralentit le flux ou un marchand de rue... c'était la logique qui comptait. La Colonisation a introduit une approche différente, élitiste et techniciste: il fallait juste suivre et appliquer à la lettre un Code de la route compliqué, incompréhensible et qui, déjà kilométrique, ne cesse de s'allonger et de changer, selon les besoins immédiats de la gouvernance et des régimes politiques. Cela n'a été d'ailleurs que perpétué par tous les régimes politiques qui se sont succédé. Or, en appliquant aveuglément cette configuration étrangère, nous nous sommes paradoxalement débarrassés de toute logique pragmatique. Il apparaît même que ce Code de la route a été plutôt un instrument de renforcement de pouvoir et de privilèges par tous les régimes politiques que de gestion réelle de la circulation.

C'est-à-dire ?

Qu'il est normal alors que certains refusent d'appliquer la loi et n'en fassent qu'à leur tête. Puisque les Fanjakana qui se sont succédé - à l'image de la ville - qui devaient être bienveillants, qui devaient s'ériger en vrai Raiamandreny et s'occuper de tous leurs « enfants » ne prennent pas soin d'eux, « ces enfants » font ce qu'ils veulent et refusent toute autorité : d'autant que le Raiamandreny en question utilise des lois pour justifier ses propres intérêts et non pour l'intérêt de tous !

Comment avez-vous procédé pour recueillir les données nécessaires à votre étude? Avez-vous rencontré des difficultés particulières lors de vos recherches sur le terrain ?

Comme c'était une étude socio-anthropologique, j'ai réalisé beaucoup de terrain: des observations et des entretiens auprès des responsables, des commissaires et des officiers de police, des agents de la circulation et divers types d'usagers : des chauffeurs, des receveurs de taxibe, des tireurs de charrettes... Mais l'ouvrage comprend aussi l'histoire du système de transport urbain, du Code de la route, à partir de l'exploration documentaire.

Il n'y avait pas beaucoup de difficultés, les répondants étaient très ouverts. Il semblait avoir beaucoup de frustrations qui ne cherchaient qu'à être extériorisées. J'ai aussi obtenu l'aide précieuse des responsables de la sécurité publique que je souhaite remercier ici.

Quels sont les impacts sociaux et économiques les plus significatifs de cette situation chaotique sur la vie quotidienne des habitants d'Antananarivo ?

L'étude fait ressortir plusieurs impacts notamment psychologiques. La situation chargée de non-dits engendre des frustrations et tensions sociales de toutes sortes: des conflits immanents, tus et enfouis mais extériorisés justement par l'anarchie qui devient une révolte silencieuse. La corruption constitue non seulement un moyen de détourner la loi, mais un moyen « de s'approprier un brin de pouvoir » dans un monde où la loi appartient à « ceux qui ont le pouvoir » et qui l'instrumentalisent pour renforcer leurs privilèges. Elle représenterait une forme de solidarité « entre ceux qui n'ont pas le pouvoir » et « ceux qui se sentent délaissés » par l'État qui n'assume plus ses fonctions de vrai Raimandreny.

L'étude n'aborde pas directement les dimensions économiques, puisque c'est une étude qualitative mais les paradoxes engendrant entre autres l'anarchie favorise l'économie informelle, qui en socio-anthropologie - est une économie à part entière, mais qui, en retour alimente aussi l'anarchie. Un cycle sans fin de « contradictions - anarchie - renforcement de contradictions - anarchie » apparaît alors. Cependant, il ne s'agit pas de stigmatiser ni de défendre le secteur informel : l'approche consiste plutôt à « comprendre» tous les acteurs - y compris le secteur informel.

Dans votre livre, proposez-vous des solutions concrètes pour améliorer la circulation automobile dans la ville ? Si oui, lesquelles ?

Je propose plutôt une approche « en profondeur » pour des « solutions appropriées » : partir du bas de l'échelle pour appréhender les « réalités » de terrain. La réalité signifie ce qui se passe « réellement » sur le terrain et non « ce qui est supposé se passer » d'un point de vue bureaucratique.

J'ai découvert une double configuration (malgache-étrangère) juxtaposée et contradictoire coexistante dans le système. Or, justement les politiques publiques qui se sont succédé semblent travailler uniquement pour la configuration étrangère et ne mobilisent que les normes de la configuration étrangères pour gérer le pays. Nous oublions que la configuration malgache est notre vrai « nous » et que la majorité de la population raisonne par elle. Ce qu'il faut alors c'est redonner de l'importance à la configuration malgache, aux valeurs malgaches.

Des solutions concrètes peuvent alors être proposées en commençant entre autres par réduire progressivement l'approche élitiste. Alléger le Code de la route, entre autres, ou en publier officiellement une version lisible et pragmatique et aussi, surtout, plus réaliste : adapté au fait par exemple, que la majorité des signaux de la circulation ne sont pas visibles en ville. Il faudrait aussi privilégier une écoute et une considération équitable de tous les acteurs des deux configurations, sans justifier ou stigmatiser ni les uns ni les autres.

Avez-vous identifié des pratiques ou des comportements spécifiques à la culture malgache qui influencent la manière dont les gens conduisent et se déplacent dans la ville ?

Je vais parler d'une double configuration malgache et étrangère en juxtaposition. Ces deux configurations sont opposées : la malgache « pragmatique » contre l'étrangère « élitiste et techniciste ». Le pragmatisme malgache fait appel aux valeurs humaines, familiales, au fihavanana tandis que l'élitisme étranger favorise la froideur, l'objectif, le rationnel. Dans l'opposition de ces deux mondes, chacun cherche à faire prévaloir la configuration dans laquelle il est plus à l'aise ou dans laquelle il trouve des bénéfices: c'est là qu'apparaît l'appel au fameux « changement de mentalité », qui a été intensément évoqué sur le terrain. Mais il faut noter que la perception du « changement de mentalité» dépend de la configuration où on se trouve : ceux qui ont intérêt à faire prévaloir la configuration étrangère sollicitent ceux qui font prévaloir la configuration malgache à valoriser la configuration étrangère. Et vice-versa. C'est la lutte de pouvoir entre ces deux configurations qui influencent les comportements, ce n'est pas la configuration malgache en soi.

Quels sont les principaux défis auxquels font face les autorités locales pour tenter de résoudre les problèmes de circulation dans la capitale ?

La gestion de ces contradictions est un défi constant. Les autorités locales réagissent en fonction des deux configurations malgaches et étrangères, selon leurs types et leurs hiérarchies.

Les autorités locales « montrent » extérieurement qu'ils veulent faire prévaloir la configuration étrangère, alors que, dans la pratique, ils privilégient la configuration malgache. Dans la réalité, en effet, il est pratiquement impossible d'appliquer les normes de la configuration étrangère. Je ne prends que l'exemple des procédures d'immobilisation qui normalement nécessitent des outils et toute tentative d'application n'est qu'un jeu de façades. Là, précisément, apparaît la corruption. C'est comme si les agents de police passaient un message: « Nous comprenons que la configuration étrangère n'est pas inadaptée, mais nous sommes obligés de l'appliquer. Ce n'est pas notre faute, d'ailleurs nous sommes aussi victimes. »

Par ailleurs, ceux qui mobilisent la configuration étrangère font généralement partie des privilégiés. Hormis le fait que l'application de la loi leur tient à coeur, ils ont aussi la capacité de la modifier ou de l'instrumentaliser suivant leurs propres intérêts et de façon unilatérale. Ils exercent leurs pressions partout y compris sur les agents de police qui se trouvent emprisonnés entre deux camps, puisqu'ils sont aussi stigmatisés par les partisans de la configuration malgache.

Votre étude a-t-elle révélé des aspects inattendus ou surprenants concernant la relation entre les habitants d'Antananarivo et leur environnement urbain ?

L'étude a révélé en effet des perceptions psychologiques tant paradoxales qu'inattendues. Deux perceptions différentes coexistent par exemple concernant la circulation entre fivezivezena et fifamoivoizana. Fivezivezena signifie « aller et venir» alors que fifamoivoizana vient de mamoy (manier, pagayer) donc supposant l'usage d'un engin. En nous bornant au concept du fifamoivoizana - et donc de la circulation des engins - nous oublions souvent d'inclure les autres usagers de la circulation qui sont sans engin que sont les piétons. De même, nous sommes restés à la perception des lalan-kely de la royauté et n'avons jamais saisi les enjeux du lalambe introduits par la colonisation: la délimitation entre le trottoir et la chaussée n'a jamais été respectée, le lalambe n'est pas supposé être uniquement réservé à la circulation, c'est aussi un lieu de socialisation, de rencontre, d'ouverture et d'opportunités (y compris commerciales).

Que pensez-vous de la solution de téléphérique ?

L'étude a révélé des insatisfactions certaines par rapport au système de transport en commun qui est d'ailleurs profondément saturé. D'un point de vue pratique et technique et au-delà des considérations politiques, le téléphérique répond à un besoin de désengorgement et pourrait sans doute être l'une des solutions à la pollution et aux problèmes d'embouteillage. Mais encore faut-il que son réseau s'intensifie, qu'il soit accessible et soit viable.

D'un autre côté pourtant, le téléphérique est une solution issue de la configuration étrangère, avancée selon les même méthodes d'introduction des normes de la configuration étrangère. Il pourrait rester alors l'incompris, l'inadapté comme les autres éléments de la configuration étrangère, refusés par la configuration malgache. Il restera alors inaccessible à cette configuration et risque d'accentuer encore plus les tensions entre les deux configurations.

À propos de l'autrice :

Rian'Aina Razafimandimby Rabarihoela est consultante en socio-anthropologie et communication et ancienne journaliste. Elle a suivi des formations sur les méthodologies de recherche appropriées au terrain africain au sein du Conseil pour le Développement de la Recherche en Sciences Sociales en Afrique (CODESRIA) et du Partnership for Social Governance Research (PASGR), soutenue par la Fondation Oumou Dilly, une institution qui parraine les «recherches sur les terrains africains par des Africains». L'ouvrage de 308 pages est disponible en librairie, 32 euros.

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