Paris Photo est la foire la plus prestigieuse au monde dans le domaine de la photographie. Elle ouvre ce jeudi 7 novembre ses portes au public, avec des prix oscillant entre 2 000 euros et 2,5 millions d'euros. Entretien avec Azu Nwagbogu, le fondateur du Lagos Photo Festival est régulièrement désigné comme l'une des cent personnes les plus influentes dans le monde de l'art et figure parmi les commissaires de l'édition 2024 de Paris Photo au Grand Palais.
RFI : En tant que l'un des commissaires de Paris Photo, quelle est pour vous la plus grande surprise de cette édition 2024 ?
Azu Nwagbogu : Je suis surpris et impressionné par la qualité de la foire cette année. C'est une grande amélioration par rapport aux éditions précédentes. Beaucoup d'artistes qui participent à la foire sont sur place. Je suis également impressionné par la section Voices à laquelle je participe. C'est la section des curateurs de la foire. Nous sommes trois commissaires et chacun présente une idée et des artistes. C'est quelque chose d'unique.
Quel est le concept derrière votre section Corps libérés ?
Corps libérés se concentre sur des artistes [la Sud-Africaine Lebohang Kganye (galerie La Patinoire Royale Bach), l'Ivoirienne Joana Choumali (galerie Loft Art) et le Chinois Cai Dongdong (galerie M97), NDLR] qui travaillent avec les archives. Au cours des cent dernières années, la photographie a été dominée, utilisée comme un outil de conquête, pour présenter d'autres personnes, d'autres peuples. Je pense que si l'on peut trouver des artistes et des photographes capables de retravailler ces archives et de réimaginer ce qu'elles peuvent faire dans le présent, avec tous les problèmes que nous avons aujourd'hui dans le monde - l'écologie, la biodiversité, la diversité, tous les « -ismes », comme le racisme -, je pense qu'ils peuvent penser un Nouveau Monde. C'est ce que je propose vraiment : des artistes qui considèrent les archives comme « radioactives ». Quelque chose que l'on change et qui peut vous changer. Il ne s'agit pas d'un dogme, mais de quelque chose que l'on peut retravailler pour imaginer une nouvelle façon de penser l'histoire, mais aussi notre époque contemporaine.
Nous sommes ici devant Lighthouse Burials (2022), une installation photographique de Lebohang Kganye, une artiste sud-africaine, née en 1990. À travers cette oeuvre, pourriez-vous nous donner un exemple comment peut-on se réapproprier les archives, l'histoire ? Comment est-il possible de donner un nouveau sens, une nouvelle dimension à une photo ?
Dans cette oeuvre, vous voyez qu'il y a une terre. La terre est un sujet très controversé en Afrique du Sud. L'après-apartheid signifie que les gens sont libres de faire ce qu'ils veulent. Il n'y a plus de ségrégation, mais il reste une ségrégation en fonction de la classe sociale. La redistribution des terres est un élément important dans la discussion. Lebohang Kganye a donc utilisé dans son travail des images d'archives concernant la terre et sa propriété, et elle s'est insérée dans ces archives, dans cette histoire.
Elle ne peut pas retourner dans le passé pour vivre sur cette terre, mais elle peut s'approprier les images de cette terre et en tirer une histoire. Dans Lighthouse Burials, elle creuse. Elle creuse et fouille dans l'histoire. Elle creuse là où elle se trouve. Cela renvoie à une philosophie développée par Sven Lindqvist (1932-2019). Cet écrivain et philosophe suédois a dit que nous devrions creuser là où nous nous trouvons, que nous devrions interroger notre histoire. Cette image derrière moi est une métaphore parfaite pour cette idée d'interroger l'histoire en fouillant dans les images et en réimaginant ce qu'elles peuvent faire.
Pour l'édition 2024, Paris Photo a invité Jim Jarmusch à travailler sur le surréalisme. En tant que cinéaste, il incarne ainsi le lien entre la peinture, la photographie et le cinéma. Les images fabriquées par l'intelligence artificielle seront-elles la prochaine étape pour les créateurs d'images ?
Bien sûr. Je pense que l'intelligence artificielle (IA) n'est qu'un outil, comme un appareil photo ou un prompteur. Elle n'aura jamais la capacité de créer une signification si vous ne lui donnez pas les indications nécessaires. C'est donc juste un outil. Et je pense que les photographes, les artistes, les penseurs, les écrivains, tout le monde devraient l'adopter. Il ne faut pas en avoir peur. C'est un outil qui peut nous permettre de penser plus vite. En revanche, il faut toujours avoir une idée, un concept sur lequel travailler. L'IA n'est qu'un outil qui nous aide à réfléchir à partir ces idées.
Il y a 240 galeries et maisons d'édition présentes à Paris Photo, mais seulement trois sont basées en Afrique : Stevenson et Afronova de l'Afrique du Sud et Loft Art du Maroc. N'y a-t-il pas de marché pour la photographie en Afrique ?
Il y a un énorme marché pour la photographie en Afrique, mais je pense qu'il y a certaines barrières à l'entrée. Peut-être, à travers le geste de cette section curatoriale Voices, nous commençons à ouvrir des opportunités pour les galeries du continent de faire partie de Paris Photo. Le monde de la photographie est très spécial et très spécialisé. Il est aussi étroitement associé aux institutions, aux institutions d'art contemporain, qui sont peu nombreuses en Afrique. Je pense qu'il s'agit d'une étape importante pour l'élargissement des possibilités de participation des galeries africaines et des artistes africains.
Vous êtes fondateur et président du Lagos Photo Festival, de l'African Artists' Foundation, vous étiez directeur et curateur en chef du musée Zeitz en Afrique du Sud et vous avez conçu le Pavillon du Bénin à la Biennale d'art contemporain de Venise en 2024. Depuis longtemps, vous réfléchissez sur de nouveaux modèles d'engagement concernant la décolonisation ou la restitution. Que signifie pour vous la « restitution » dans le domaine de la photographie ?
C'est une excellente question. Dans le domaine de la photographie, la restitution est un outil, un matériau de base qui nous permet de revenir en arrière, d'examiner les archives existantes et de trouver une intelligence en regardant. Une grande partie de mon travail en tant que conservateur implique de regarder, de faire des recherches. Je regarde des images de la fin ou du début du XIXe siècle. On peut y trouver beaucoup de choses sur notre culture, sur notre histoire, sur notre patrimoine, de la mode à des choses qui ne sont pas évidentes, des choses à l'arrière-plan jusqu'aux livres sur la table.
Pour moi, la restitution n'est pas une question d'objets. La restitution est une question d'intelligence. Il s'agit de retourner en arrière pour aller de l'avant. Il s'agit de revenir en arrière pour apprendre des choses qui ont été bloquées ou qui ont été exclues de votre héritage et de votre savoir-faire, afin que vous puissiez puiser à nouveau dans ce savoir. Vous pourriez ainsi construire un nouveau présent et un nouvel avenir - pas seulement pour les Africains, mais pour l'Humanité, car l'Afrique est le berceau de la civilisation.