Ile Maurice: «La baisse de 90 % de notre pouvoir d'achat provient de la dévaluation de notre monnaie»

interview

Ayant participé à l'élaboration du programme économique du Parti travailliste (PTr), Rajeev Hasnah analyse la gestion économique du ministre des Finances sortant après cinq ans, une économie tirée par l'inflation, dit-il, contrairement à celle du PTr, qui fera tout à la tête d'un prochain gouvernement pour la combattre à la source.

Il insiste sur l'urgente nécessité de redonner confiance à la roupie mauricienne ainsi qu'à la Banque de Maurice (BoM). Il chiffre les mesures économiques de l'Alliance Lepep à plus de Rs 90 milliards et invite les experts de celle-ci à en faire autant. Il s'est confié à l'«express» mardi.

La cherté de la vie a été le principal thème de la campagne de l'opposition durant cette échéance électorale. En tant qu'économiste, vous avez abordé cette problématique dans la presse écrite et parlé ces dernières années en attribuant la baisse du pouvoir d'achat à la dépréciation accélérée de la roupie depuis 2020. Maintenez-vous que c'est la principale raison de la précarité de nombreux ménages aujourd'hui ?

Nous avons eu une gestion irresponsable et dangereuse de l'économie ces cinq dernières années. Le gouvernement sortant a tout fait pour ébranler la confiance des investisseurs, des entrepreneurs, des travailleurs et des ménages. Une des conséquences directes de cette gouvernance, c'est qu'aujourd'hui on ne peut plus se fier aux statistiques officielles largement décrédibilisées. Il y a eu une dépréciation de la roupie visà-vis du dollar américain à hauteur de 28 % depuis décembre 2019 alors que le taux d'inflation cumulé enregistré de décembre 2019 à septembre 2024 a été de 31 %.

Au vu de la forte corrélation entre la dépréciation de la roupie et l'inflation, on peut ainsi affirmer que la baisse de 90 % de notre pouvoir d'achat provient de la dévaluation de notre monnaie, si l'on se fie aux chiffres officiels ! Ce qui est certain, c'est que la précarité des ménages est la conséquence directe d'une mauvaise gestion de notre économie avec une dépréciation soutenue et délibérée de la roupie. Ce qui a déclenché une spirale inflationniste car il semble que l'illusion monétaire est la seule politique et philosophie économique que les dirigeants du gouvernement sortant maîtrisent.

Estimez-vous que les mesures annoncées sur le front économique et social, telles que la création d'un fonds de Rs 10 milliards pour stabiliser les prix des produits essentiels, et la baisse des prix de l'essence, du diesel et des médicaments, entre autres, vont redonner du pouvoir d'achat aux économiquement faibles ?

Il faut bien comprendre que le Mouvement socialiste militant (MSM) avec ses alliés et le PTr et ses alliés ont des philosophies économiques diamétralement opposées en matière de maîtrise de l'inflation et du maintien du pouvoir d'achat de notre roupie. Quand le ministre des Finances sortant affirme que l'augmentation des coûts pour les entreprises ne se traduit pas par des hausses de prix pour les consommateurs, cela prouve l'inefficacité de la politique économique actuelle. Cette approche repose sur l'illusion monétaire, qui a généré une spirale inflationniste et érodé la confiance en notre roupie.

La philosophie du PTr et de ses alliés est centrée sur un contrôle de l'inflation à la source avec une roupie mauricienne stable et une réduction des coûts de production des commodités et services à Maurice. Le but des mesures énumérées est de carrément réduire les prix que les consommateurs paient à la caisse. En réduisant les prix à la source, on assure aussi que le pouvoir d'achat de notre roupie augmente au lieu de le voir dégringoler mois après mois.

En revanche, si on pompe plus d'argent (déjà dévalué) dans l'économie, comme le fait très bien le gouvernement MSM, on déclenche une spirale inflationniste, car les prix continueront à augmenter. Avec pour résultat que le gouvernement actuel, en résolvant un problème par une approche à court terme, en crée un autre ! La politique économique du gouvernement MSM peut être résumée ainsi : «Fouy enn trou pou bous enn lot trou ki zot mem inn kree». On entend souvent le gouvernement sortant se targuer d'avoir augmenté le salaire minimum de Rs 9 000 en 2018 à Rs 20 000 (revenu minimum garanti) en 2024. Cela constitue un aveu de taille que sa philosophie économique aura été un échec car il est d'accord que pour pouvoir avoir le même niveau de vie, il a dû plus que doubler le salaire minimum en si peu de temps. Et il vient promettre Rs 25 000 dans son prochain mandat s'il est réélu. Si on peut acheter la même quantité d'articles de consommation ou moins avec Rs 20 000 ou Rs 25 000 qu'avec les Rs 9 000 initiales, à quoi cela sert alors d'avoir plus de billets dévalués ? Les Mauriciens ont bien compris leur jeu d'illusionniste monétaire !

À écouter le leader de l'Alliance du changement, il y a de grandes attentes des gens, qu'une fois au pouvoir, le nouveau gouvernement mettra fin à leur misère sociale et qu'ils auront leur caddie enfin bien rempli. Quelle est cette solution magique ?

Il y a une différence fondamentale dans la philosophie politique et économique entre les deux alliances. L'objectif de l'Alliance du changement est de prendre des décisions dans l'intérêt de toutes les composantes de la société, qu'ils s'agissent des travailleurs, des professionnels, des entrepreneurs, des PME, des enfants et des pensionnés, pour favoriser un bien-être économique et social pour l'ensemble du pays. Or, cela n'a pas été le cas pendant au moins ces dernières cinq années.

Quand on analyse la façon d'opérer du gouvernement sortant, on y voit une tendance à privilégier deux objectifs principaux : remplir les caisses de l'État pour qu'il puisse dépenser à son bon vouloir et un clientélisme politique perpétuel et inédit avec le seul but d'essayer de rester au pouvoir le plus longtemps possible. En voulant se concentrer sur ces deux postulats, ils ont créé des dysfonctionnements majeurs dans les marchés des devises et du travail. Avec des mesures annoncées, il faut s'attendre à ce que gouvernement étende cette situation chaotique dans les marchés bancaire et immobilier.

Tous les observateurs et spécialistes financiers s'accordent à dire qu'il faut stopper la dégringolade de la roupie, qui s'est dépréciée de 30 % depuis 2020, afin qu'elle retrouve la confiance des parties prenantes. Comment y procéder ?

Le marché des devises est le plus grand marché dans le monde financier en termes de volume. Il est aussi le marché le plus suivi et analysé à travers le monde. Malheureusement, à Maurice, on a eu l'impression que, soit les décideurs ne savaient pas ce qu'ils faisaient, soit qu'ils le savaient très bien mais qu'ils ne soucient pas des conséquences. Indépendamment de l'ignorance ou d'une stratégie bien calculée, tous les Mauriciens et le pays entier ont fait les frais des décisions prises pendant ces derniers cinq ans. La décision, par exemple, d'imprimer Rs 140 milliards en 2020 a été le catalyseur de tous nos maux économiques et sociaux qui ont suivi après. La dépréciation de la roupie a été la conséquence directe du write-off des Rs 60 milliards par la BoM.

L'effet majeur de cette décision a été le coup de massue infligé à la confiance de notre roupie ainsi qu'à la bonne gouvernance et à l'indépendance des institutions clés. Depuis, on voit une pression permanente sur une roupie largement dépréciée et un manque accru de devises pour la bonne marche de l'économie. Aujourd'hui, les gens pensent que l'État ne joue plus son rôle d'arbitre économique avec une forte dose d'impartialité dans l'intérêt de tout le monde. Le gouvernement et les institutions du MSM ont démontré par leurs actions qu'ils n'ont que leur propre intérêt à défendre.

L'Alliance du changement va s'atteler à rebâtir cette confiance au sein de Banque de Maurice, notamment quant à façon dont les décisions économiques sont prises en prenant en considération les intérêts de tous les stakeholders du pays.

Avec un changement de régime, on s'attend à ce que les opérateurs économiques voient dans l'Alliance du changement le sérieux et l'impartialité qu'ils recherchent afin qu'on puisse régler la problématique du manque de devises.

Il faut aussi réorganiser les secteurs clés et en créer d'autres plus porteurs pour nos exportations. Avec des solutions pour diminuer ou limiter nos importations, on devrait aussi résoudre le déséquilibre dans notre balance commerciale afin qu'on puisse avoir une roupie plus forte dans les années à venir.

Faites-vous toujours le lien entre cette dépréciation de la roupie et les Rs 60 milliards transférées en mai 2020 de la BoM dans le sillage du Covid et injectées dans le circuit économique, entraînant dans la foulée une spirale inflationniste dans le pays ?

J'invite les experts financiers et économistes à analyser le bilan de la BoM sur une base mensuelle entre novembre 2019 et décembre 2021. Ils y verront noir sur blanc pourquoi la roupie mauricienne s'est dépréciée si ce n'est de pouvoir retirer les Rs 60 milliards du bilan de BoM, comme exigé par le Fonds monétaire internationale (FMI). La raison est simple : on ne peut pas créer money out of thin air. D'une certaine façon, le gouvernement MSM sortant a monétisé la richesse qu'il a fait bénéficier à tout le monde en faisant rouler la planche à billets à hauteur de Rs 140 milliards.

Après cette décision , on s'est retrouvé avec une double Whammy, comme on le dit dans le jargon financier, notamment avec une inflation tax qui renfloue les caisses avec la collecte des taxes records. Alors que notre économie réelle (sans inflation et sans manipulation des chiffres du PIB) est dans le meilleur des cas, similaire au niveau du PIB de 2019, le gouvernement MSM a presque doublé la collecte de laTVA, sortant de Rs 36 milliards en 2019 pour passer à Rs 56 milliards en 2024. Je maintiens que la dépréciation de la roupie mauricienne, qui a enflammé l'inflation à Maurice, a été causée par l'impression massive des billets à hauteur de Rs 60 milliards.

En même temps, il faut reconnaître que le pays faisait face à une crise sanitaire doublée d'une crise économique sans précédent avec la pandémie, et qu'il fallait prendre des mesures non conventionnelles, qui ont permis de relancer l'économie, passant d'une croissance négative de 15 % en 2020 à 6,5 % en 2024. Qu'en pensez-vous ?

Les économistes et observateurs n'a jamais dit que l'économie mauricienne et mondiale n'ont pas connu une crise économique sans précédent. On n'a jamais dit qu'il ne fallait pas aider les gens et les entreprises en difficulté. Notre point de désaccord réside dans la façon dont ces mesures exceptionnelles ont été financées. «They chose the easy way out, not the right way out.» Prenons les Rs 60 milliards, savez-vous que les fonds dans le Special Fund de l'État ont été de Rs 35 milliards en juin 2021 et de Rs 36 milliards en juin 2022 ? Et qu'on a financé des projets infrastructurels de ces fonds ? Malgré l'impression des billets, la dette publique a explosé par Rs 240 milliards depuis décembre 2019 pour atteindre Rs 565 milliards en septembre 2024. On a dépensé et endetté (en prenant en considération toute forme de dette qu'on a comme information publique) le pays pour l'équivalent de cinq mandats «normaux» dans un seul mandat. Je ne crois pas qu'on puisse mettre tout cela sur la pandémie de Covid-19 !

Que reprochez-vous à la gestion économique du ministre Padayachy de 2019 à 2024 et qu'avez-vous à dire quand il souligne dans une récente interview qu'un couple au revenu minimum, avec deux jeunes enfants et deux grands-parents à la retraite, touche aujourd'hui Rs 73 000 par mois et probablement Rs 100 000 bientôt ?

Je ne sais pas quelle est la logique économique qui a guidé le ministre des Finances sortant dans ses prises de décisions, mais de ce qu'on a vu ces derniers cinq ans, il est clair qu'il a causé beaucoup de tort à l'économie mauricienne et qu'il laisse derrière lui un vaste chantier avec des dysfonctionnements à notre système de pensions, au marché de devises et celui du travail tout en causant la spirale inflationniste et l'exode des ressources humaines. Si on lui laisse le champ libre, il va s'attaquer aux marchés avec des mesures annoncées par l'Alliance Lepep

Par ailleurs, face à sa propagande de Rs 72 000 sous le «nou mandat actuel», ce serait bien que le ministre sortant nous dise aussi comment la collecte de la TVA et l'augmentation des prix représentent jusqu'à Rs 40 000 de ces Rs 72 000, laissant en réalité et finalement que Rs 32 000. Maintenant, sous le «nou prochain mandat» de Rs 100 000, la collecte de la TVA et l'augmentation des prix devraient représenter presque Rs 80 000, ce qui veut dire que la valeur réelle de ces Rs 100 000 serait seulement de Rs 20 000 !

Si l'Alliance du changement est portée au pouvoir le 10 novembre, le risque d'un héritage économique lourd que laisserait le régime sortant pourrait être réel. Doit-on s'attendre à ce que, sur la base des résultats d'un état des lieux économique, le nouveau gouvernement revoie certaines décisions populistes, comme ce qu'a fait le Premier ministre britannique Keir Starmer récemment ?

C'est bien de noter que l'Alliance du changement n'a pas joué le jeu des surenchères politiques et du populisme à outrance contrairement à l'Alliance Lepep, car nous sommes conscients qu'il y a un vaste chantier qui l'attend. Elle a déjà démontré dans son programme électoral qu'elle a l'expérience et la sagesse nécessaire pour prendre des décisions qui s'imposent dans l'intérêt de toute la population afin que le pays en sorte gagnant.

Certains économistes ont chiffré le coût des mesures économiques et sociales de l'Alliance Lepep à Rs 60 milliards. Qu'en es-til de votre alliance ?

Je pense qu'avec les nouvelles mesures annoncées dimanche dernier, le coût devrait tourner maintenant autour de Rs 70 milliards à Rs 80 milliards annuellement. La collecte de TVA avoisine actuellement les Rs 60 milliards. Vous pouvez vous-même imaginer l'impact inflationniste que ces mesures pourraient avoir pour le pays, si ces mesures sont exécutées. On ne peut pas comparer les mesures phares des deux blocs, celles de l'Alliance Lepep continuent avec sa philosophie d'illusion monétaire et spirale inflationniste, alors que pour l'Alliance du changement, elles visent à combattre l'inflation. Je laisse le soin aux experts de l'Alliance Lepep de venir chiffrer nos mesures phares.

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