Ile Maurice: Le groupe de réflexion du Pont du Tamarinier veut d'une différente commémoration, le 1er Février

Cent quatre-vingt-neuf (189) ans après l'abolition de l'esclavage, certains comportements issus du marronnage, tant chez les descendants d'esclaves que chez ceux des colons blancs, sont encore présents. Et même si le vivre ensemble se construit progressivement, des comportements de dominants à dominés perdurent. Le film «Ni chaînes Ni maîtres» de Simon Moutaïrou, les a fait remonter à la surface, incitant un groupe de femmes du Pont du Tamarinier à réfléchir sur la question et à réclamer une commémoration officielle différente, le 1er Février.

Ce qu'il faut d'abord savoir, c'est qu'à la base de la création de l'organisation non gouvernementale Le Pont du Tamarinier, dans les années 2000, il y a trois femmes, Sophie de Chalain, Anièle Ducray et Marlène Ladine, soucieuses du sort des employés de maison à Rivière-Noire. À l'époque, Sophie de Chalain fait don d'une lunette de W.C à son employée de maison, ignorant que celle-ci vit dans une bicoque dépourvue d'eau, d'électricité et d'installation sanitaire à Camp Lacolle. Lorsque son employée de maison lui rend l'objet en question en lui disant qu'il ne lui serait d'aucune utilité, Sophie de Chalain, intriguée, va voir sur place où vit son employée de maison, et en est horrifiée.µ

Elle et ses deux amies susmentionnées décident alors d'oeuvrer pour que les familles démunies de Rivière-Noire, principalement des employées de maison afin que celles-ci puissent obtenir un logement social décent. «Et pour nous, ce n'est pas juste placer ces familles entre quatre murs mais c'est aussi les accompagner. Ainsi, nous offrons un accompagnement scolaire aux enfants du pré-primaire et primaire jusqu'au Grade 9», précise Marlène Ladine, directrice du Pont du Tamarinier depuis quatre ans.

Les têtes pensantes du Pont du Tamarinier ont pu, à ce jour, négocier avec le gouvernement pour obtenir, pour ces familles, 42 maisons à Tamarin, Rivière-Noire (Camp la Colle), huit maisons à Village Bougainvillée, 20 maisons de la National Housing Development Company à Bambous. Deux familles ont déménagé car elles ont obtenu une maison à Dagotière et à Mare-Tabac. Une famille de Rivière Noire, ayant fait don de deux lopins de terre aux familles de Carré d'As, région située à côté du supermarché London, le gouvernement a agréé à la requête du Pont du Tamarinier et a accepté d'y faire construire 38 maisons.

À force de cheminer avec les femmes de ces familles, «qui sont des femmes fortes», souligne Marlène Ladine, la direction du Pont du Tamarinier a décidé de les réunir ponctuellement pour discuter d'un évènement qui les affecte, que ce soit un drame humain, une rencontre avec Fam Ape Zoinn, une réalité sociale comme les méfaits de la drogue dans les quartiers, voire un film.

Bouleversées

Après avoir vu «Ni chaînes ni maîtres» et ayant trouvé des similitudes entre certains comportements des esclaves dans le film et ceux des femmes qu'elles encadrent, Marlène Ladine et Geneviève Tyack, autre accompagnatrice au Pont du Tamarinier, ont décidé de les emmener voir ce film réalisé par Simon Moutaïrou et ensuite d'entamer une discussion sur le sujet. Le 29 octobre dernier, elles se sont retrouvées sur la plage de La Preneuse, avec vue sur la montagne du Morne où les esclaves ont préféré se suicider plutôt que de vivre une vie d'enchaînés. Certaines des femmes qu'elles encadrent ont raconté comment elles sont sorties de la salle de cinéma bouleversées, comme elles le relatent aussi à l'express.

En regardant ce film, Linda, qui habite à la cité EDC, a pensé à toute la souffrance supportée par ses ancêtres esclaves en se disant toutefois que leur lutte n'a pas été vaine car elle a abouti à l'abolition de l'esclavage. Son arrière-grand-mère disait à ses enfants d'aller prendre possession de la terre à Rivière-Noire. Autant les travailleurs engagés indiens achetaient des lopins de terre en empruntant pour le faire, autant les descendants d'esclaves ne comprenaient pas qu'ils pouvaient devenir des propriétaires terriens et allaient simplement ramasser de la terre qu'ils mettaient en balle sous leur lit.

«Personne ne leur avait expliqué ce qu'il fallait qu'ils fassent pour obtenir un lopin de terre. Ziska zordi ena enn form esklavaz. Bann travayer engaze ti pe pran loan pou aste later. Nou nou pa ti mem kone ki kapav fer sa. Nou an retard dan tousala, nou ankor en arier. Notre manque d'information et d'éducation joue contre nous.» Elle ajoute que l'Eglise catholique de l'époque a été complice des colons blancs. Et après l'abolition de l'esclavage, «l'Eglise inn met l'accent zis lors catesism, pa lor reparasyon ek lazistis.»

La plus jeune du groupe, Kessie, 31 ans, qui a obtenu une maison à Bambous, a réalisé, en visionnant le film, que dans le passé, plus précisément en 2012, elle a été traitée comme une esclave par un employeur. «C'était mon premier travail. J'étais employée de maison. Mo ti pe travay kot enn fam blanc. Mo ti enn mer selibater ek mo zenfan pa ti ankor gaign enn an. Mo ti bisin travay. En gros, lisien ti pli bon ki moi», raconte-t-elle, expliquant que la gamelle du chien de la maison était plus propre que le gobelet que sa patronne lui avait donné pour boire. «Si so zenfan ti dan enn pies, mo pa ti gaign droi al ladan ni touss poinie laport. E pourtan, li ti enn madam bien catholique. Si mo gaign maler transpire ek mo essui mo fron, madam la obliz moi al désinfecte mo lamin. Elle n'était pas d'accord que je prenne une demi-heure pour déjeuner alors que je travaillais de 8 h 30 à 13 h 30. Elle disait qu'il fallait que je mange avant de me rendre au travail. Tout cela pour Rs 4 500.»

«Enn bon katolik»

Kessie a tenu bon en raison de son bébé qu'elle élevait seule. Mais elle a rendu son tablier, un dimanche, lorsque son employeur, qui venait d'accoucher, l'a convoquée pour lui demander de venir nettoyer la maison car elle allait rentrer avec son bébé. Kessie a refusé. «Monn dir li ki li étonnant ki enn bon katolik kouma li pe azir koumsa ek monn dimann li si linn deza lir la Bible. Par so fason azir, li ti pe le montre-moi ki mo zenfan pa konte alor ki so zenfan pli importan.» Du fait qu'elle se soit 'rebellée', son employeur était décontenancée. Mais cela ne l'a pas empêchée de lui dire de bien réfléchir avant de claquer la porte. «Sa film la inn touss moi boukou ek inn fer moi realize ki telman monn rest trankil, li ti pe tret moi kouma enn esclave.»

Ce genre de comportement existe-t-il toujours ? Kessie acquiesce. «Boukou dimounn dan mo lantouraz kone ki li ankor ekziste.» Il ne faut pas croire que ce type d'attitudes vienne d'étrangers. «Li pli boukou avec bann Morisiens blancs.» Marlène Ladine souligne qu'un salaire de misère pour un travail lourd est aussi une séquelle de l'esclavage. «Avec un tel salaire c'est impossible pour une femme, et par surcroît une mère célibataire, de se projeter dans l'avenir.»

Annick, qui est une des accompagnatrices des enfants au Pont du Tamarinier, va dans le sens de Marlène Ladine. «Souvan bann madam ki mo akompanie dir ki zot travay tan lertan me ki zot pa konpran zot la paie apre. Et quand je leur dis d'aller rapporter leurs patronnes au bureau du travail, elles ont peur et expliquent que Madam là donn zot enn ti kado la fin lane. En regardant le film, cela m'a fait penser à elles. Donc, lorsque leur employeur leur offre un petit cadeau, elles doivent lui être redevables à vie. Cette attitude a toujours cours.»

Elle est toujours très surprise lorsque les enfants qu'elle accompagne et à qui elle propose un petit déjeuner continental s'exclament «'Kot Blancs ki ena sa.' Ces enfants ont intériorisé une attitude de servilité comme le faisaient les esclaves. Kouma dir linn rant dan nou disang. Mo zoinn sa dan mo quotidien.» La jeune accompagnatrice a été surprise de voir dans «Ni chaînes ni maîtres» la place occupée par les rituels invoquant les esprits.

«Un passage m'a ramené à mon enfance quand mes parents me faisaient allumer une bougie pour gardien lakour. J'ai revu sa dans le film et là j'ai réalisé que ce rituel que je faisais avec mes parents vient de l'esclavage. Mem si nou ti catholique, nou ti pe kontinie sa system la en paralel. Mo konn dimounn ki ankor pe fer li. Sa tradition la pe kontinie. C'est enn transmission kinn sorti depi l'esclavaz. Beaucoup de personnes continuent à pratiquer des rites de l'esclavage car elles ont peur de ce qui pourrait leur arriver si elles arrêtent de le faire. Elles sont en porte-à-faux avec leur religion, quelle qu'elle soit.»

Racisme

Fabiola, qui est Finance Administrative officer au Pont du Tamarinier, a beaucoup apprécié le film car il lui a permis de mieux appréhender ce qu'elle avait appris dans ses cours d'histoire. Elle a aussi compris la culture de superstition qui vient avec l'esclavage. Elle est persuadée que le réalisateur n'a pas montré toutes les tortures subies par les esclaves. «J'ai été choquée de voir que l'esclave était traqué comme un animal et se considérait comme tel et comme et la dernière création de Dieu. Mais dans la vie courante, j'ai aussi vu comment une personne à la peau claire traitait son employée de maison. Celle-ci qui était pourtant bien bâtie n'avait qu'un tout petit balai pour nettoyer. C'était fait exprès pour qu'elle s'esquinte.» Tout comme elle a eu vent du racisme rencontré par certains descendants d'esclaves sur leur lieu de travail en raison de la couleur de leur peau.

Bien qu'elle soit une descendante de colons blancs, Geneviève Tyack dit n'avoir pas éprouvé de la honte en visionnant le film. Du chagrin oui. «Je me suis demandée après le premier passage où un esclave a l'oreille sectionnée si j'allais tenir le coup. Bien sûr que j'avais lu beaucoup sur l'esclavage mais là, ces tortures étaient insoutenables. Mais je suis restée et j'ai apprécié le fait que dans le film, deux colons étaient opposés à l'esclavage, notamment un des deux fils de la chasseuse d'esclaves. J'ai été surprise de la voir courir après les fugitifs avec un sabre dans une main et un chapelet dans l'autre. Elle défendait les droits de son Roi terrestre en oubliant l'Evangile et en faisant abstraction de son Roi du ciel.» Tout en reconnaissant qu'il s'agit de comportements vrais appliqués par ses ancêtres, Geneviève Tyack a pris la responsabilité de parler de ces attitudes et de ces comportements d'un autre temps qui perdurent aux personnes de son milieu pour essayer de les changer.

Pour Marlène Ladine, ces attitudes et comportements ont la dent dure à Rivière-Noire surtout car une majorité de descendants de colons blancs et de descendants d'esclaves y habitent. «J'ai entendu deux personnes se demander si c'était une bonne chose de relever les fantômes du passé et de déterrer les choses enfouies. S'il est vrai que le vivre-ensemble progresse de plus en plus, tant que l'on n'arrive pas à parler librement et simplement de notre histoire, de notre passé douloureux, sans nourrir d'animosité contre l'autre, il n'y aura pas de réconciliation possible. D'autres pays l'ont fait avant nous comme le Rwanda, par exemple.»

Valoriser le travail

Cette réconciliation passe d'abord, selon Geneviève Tyack, par une reconnaissance de la valeur du travail de l'employé de maison. «À l'étranger, le travail de maison est extrêmement bien rétribué et valorisé. Pas à Maurice, hélas. Dans mon milieu, j'essaie de montrer qu'il faut revaloriser ce métier et donner un salaire acceptable. Il faut que les gens sachent que c'est contre l'Évangile de ne pas reconnaître la valeur de leur travail.» Marlène Ladine souligne que ces employés de maison quittent chaque jour leurs enfants derrière pour aller s'occuper de ceux de leur employeur alors que le prix à payer peut être lourd car leurs enfants sont souvent livrés à eux-mêmes.

Que faire pour obtenir réparation et justice ? Marlène Ladine et les femmes du groupe de réflexion du Pont du Tamarinier, pensent que l'État devrait revoir sa commémoration officielle de l'abolition de l'esclavage. «Au lieu de faire des discours, de donner à manger et à boire et d'emmener les gens à la mer, le 1er Février, l'État doit aider les descendants d'esclaves à se remettre debout, à valoriser leur travail, à revoir leur barème salarial, à leur donner une formation sur leurs droits, leur faciliter l'accès à l'éducation et surtout respecter leur dignité.»

Elle ajoute que les artistes et les sportifs, qui sont généralement des descendants d'esclaves, ont beaucoup souffert lors des confinements liés à la pandémie du Covid-19 et qu'ils ont dû se réinventer. «Quelles mesures de soutien l'État met-il à leur disposition ? Au lieu de faire une commémoration, le temps d'un jour, il faudrait revoir tout le système. La réparation passe par là. Il faut leur donner leur dû pour qu'ils continuent à avancer dans la dignité et vivent libres comme tous les autres Mauriciens, sans chaînes ni maîtres...»

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