Crises escamotées et migrations ignorées
« Plus de 350.000 réfugiés et demandeurs d'asile ont été enregistrés depuis le début de l'année en Afrique du Nord», indique le bureau de New York du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Parmi ces personnes, se trouve un nombre important de Soudanais cherchant protection en Afrique du Nord. La même source révèle qu' « entre janvier et août, environ 134.000 réfugiés et migrants ont quitté l'Afrique du Nord et de l'Ouest par la mer pour tenter de rejoindre l'Europe, soit une baisse de 24% par rapport à l'année précédente. Tandis que les arrivées en Italie ont diminué, les débarquements en Afrique du Nord ont légèrement augmenté, avec près de 33.000 personnes arrivées en Tunisie et plus de 14.000 en Libye ».
Isaac, un jeune Soudanais de 34 ans fait partie, comme beaucoup d'autres, de ces errants à la quête d'un refuge paisible. Contraint de quitter son pays pour des raisons politiques, il se trouve confronté à des obstacles impitoyables.
Cycle d'indifférence
Isaac était un militant actif du Parti communiste soudanais et au sein des mouvements étudiants au Soudan. Il a été contraint de quitter son pays après « des persécutions judiciaires sévères ». En 2021, il est arrivé au Maroc après un périple dangereux à travers plusieurs pays, espérant obtenir l'asile en Europe. Mais son chemin a été brutalement interrompu lorsqu'il a tenté de franchir la barrière séparant le présidé occupé de Mellilia du reste du Maroc. Il a été blessé et s'est trouvé plongé dans un douloureux cycle d'expulsions et de négligence médicale.
A Rabat, Isaac a cherché des soins pour des douleurs abdominales, mais les médecins n'ont décelé aucun problème, malgré des symptômes évidents d'une maladie sous-jacente. Lorsque les autorités marocaines l'ont expulsé en Algérie au début de 2023, Isaac a été capturé par les forces algériennes à la frontière et contraint à des travaux forcés. Sa santé a continué de se détériorer dans des conditions de détention inhumaines. Après avoir été jeté dans le désert au sud de l'Algérie près de la frontière nigérienne, Isaac a commencé à montrer des signes graves de maladie (perte de poids, incapacité à marcher, jaunissement de la peau et des yeux). Pis, ses compagnons de route l'ont finalement abandonné à Ouargla, vu qu'il était trop malade pour continuer.
Précarité sanitaire
En Algérie, puis en Tunisie, Isaac a tenté d'obtenir des soins pour des maladies de plus en plus graves, y compris une hépatite et la tuberculose. Cependant, sans statut de réfugié officiel, les institutions locales et les associations n'étaient pas en mesure de lui venir en aide. En dépit des démarches auprès du Conseil tunisien pour obtenir une assistance médicale, il lui a été suggéré de s'adresser aux associations, car son statut ne permettait pas un soutien institutionnel adéquat. Sa précarité sanitaire a culminé en Algérie, où, sans logement ni assistance, il se bat pour survivre dans les jardins publics d'Alger, avec une fièvre élevée et un système immunitaire affaibli.
Lieu d'immobilisation forcée
« Ce témoignage expose les conditions souvent invisibles des réfugiés en Afrique du Nord, un territoire devenu à la fois un point de passage pour les migrants cherchant à atteindre l'Europe et un lieu d'immobilisation forcée. En l'absence de reconnaissance juridique et d'infrastructures humanitaires suffisantes, ces individus sont souvent contraints de survivre dans des conditions qui les exposent à des maladies, des blessures et un isolement social extrême », nous a précisé Mohammed Chaoui, chercheur en sciences politiques.
Et d'ajouter : « L'histoire d'Isaac est celle d'une résilience brisée, où chaque étape du voyage apporte une souffrance supplémentaire. Les réfugiés comme Isaac sont pris au piège dans un cycle de survie précaire qui met également en lumière l'absence de protection et de services médicaux pour les réfugiés en Afrique du Nord, où les frontières deviennent des lieux de violence et de rejet systématique ».
Une situation qui appelle, selon notre interlocuteur, une révision des politiques migratoires, notamment dans un contexte marqué par l'augmentation des flux due à la hausse des troubles politiques, à la violence, aux conflits, au changement climatique et aux catastrophes naturelles qui s'accumulent et déclenchent des crises d'une ampleur et d'une complexité inégalées.
Crises sous-déclarées et sous-financées
En effet et depuis des années, l'Institut d'études de sécurité avertit que le nombre de réfugiés africains augmente à un rythme insoutenable, tandis que les solutions durables et l'aide humanitaire continuent de diminuer. « De nombreuses crises africaines durables sont chroniquement sous-déclarées, sous-financées et insuffisamment prises en charge, quelle que soit leur gravité. L'extrémisme, l'instabilité politique, la violence et la souffrance humaine prospèrent dans la négligence », révèle ledit institut.
Et de préciser : « Environ 37% (45,9 millions) des personnes déplacées de force se trouvent en Afrique, dont environ 8,9 millions de réfugiés, 1,1 million de demandeurs d'asile, 35 millions de déplacés internes et un million d'apatrides. Le conflit au Soudan, la résurgence de la violence dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC), la violence persistante et les inondations soudaines en Somalie ont été à l'origine de nouveaux déplacements massifs en 2023. De nombreuses autres personnes sont confrontées à des déplacements prolongés en raison de conflits ou d'une instabilité de longue date ».
La même source rappelle, à ce propos, que « les réfugiés en Afrique sont protégés par la convention de 1951 sur les réfugiés et son protocole de 1967, ainsi que par la convention de 1969 de l'Organisation de l'unité africaine. Cette dernière élargit le champ d'application de la convention de 1951 pour y inclure des événements tels que l'agression extérieure, l'occupation, la domination étrangère et les incidents troublant gravement l'ordre public. Elle permet la reconnaissance de prime abord, du statut de réfugié, sans évaluation individuelle préalable.
Les deux conventions contiennent le principe de non-refoulement, qui empêche les pays d'expulser des personnes dont l'intégrité physique pourrait être menacée ». Et de noter que « ces dernières années, les pays les plus riches, y compris les pays à l'initiative de la convention sur les réfugiés, ont limité les voies d'accès et réduit les protections. Nombre de ces mesures visent et affectent gravement les Africains. L'accord entre le Royaume-Uni et le Rwanda a été largement condamné pour avoir dégradé la convention sur les réfugiés. En avril dernier, le Royaume-Uni a adopté une législation lui permettant d'envoyer des demandeurs d'asile au Rwanda malgré un arrêt de la Cour suprême en 2023, stipulant que l'accord était illégal en l'absence de garanties sur la sécurité et la protection des demandeurs d'asile ».
En outre, l'Institut d'études de sécurité a souligné que le 3 juin dernier, le Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) a publié la liste annuelle des crises de déplacement les plus négligées. « Neuf des dix premières concernent des pays africains avoisinants, situés dans la région du Sahel ou à proximité. Les déplacements se produisent à l'intérieur ou vers d'autres Etats touchés par la crise ». Et de préciser : « Le rapport souligne que le monde s'est habitué à ignorer les crises de déplacement prolongées. Le classement est basé sur l'attention des médias, le financement, les efforts politiques et diplomatiques par rapport au nombre de personnes dans le besoin.
Le rapport cite le Soudan comme exemple des conséquences de plusieurs années de négligence. Plus de 10 millions de personnes sont actuellement déplacées, dont 7,26 millions depuis avril 2023, date à laquelle la guerre a éclaté entre l'armée soudanaise et les Forces de soutien rapide. Des atrocités de masse, y compris la torture, la violence sexuelle et le nettoyage ethnique, ont été enregistrées. Plus de 25% de la population soudanaise a été contrainte de fuir dont la moitié sont des enfants. C'est devenu la pire catastrophe humanitaire de l'histoire récente, avec 18 millions de personnes souffrant de faim aiguë. Environ deux millions de personnes ont fui vers les pays voisins, le Tchad et le Soudan du Sud ».