Depuis quelques mois, il est possible de trouver en librairie au Sénégal, un livre qui avait totalement disparu des rayons. La parole aux négresses de l'anthropologue sénégalaise Awa Thiam, un ouvrage majeur du féminisme, a été réédité en juin au Sénégal. Alors que cet ouvrage, incontournable dans les facultés américaines, n'est toujours pas enseigné dans les universités sénégalaises, la maison d'édition Saaraba, qui réédite l'ouvrage, organise des rencontres littéraires dans plusieurs villes du pays pour faire connaître ce texte et les problématiques qu'il aborde.
Installée face à une vingtaine de femmes, Ndey Fatou Kane, doctorante en sociologie lit un extrait de La parole aux négresses.
Dans l'audience, Fatoumata Diallo, ingénieure en finance, ne se remet pas du choc éprouvé à la lecture de l'ouvrage. « J'ai ressenti une actualité qui m'a surprise, et j'ai regardé à nouveau la date où ce livre est sorti et en 2024 nous sommes encore en train de parler des mêmes sujets, des violences morales, physiques, économiques », estime-t-elle.
Publié en 1978, Awa Thiam, est la première africaine à oser faire état, dans un livre, des problèmes qui gangrènent la vie de ses soeurs sénégalaises, guinéennes, maliennes, ivoiriennes ou nigérianes.
« Elle a visibilisé la parole des femmes pour nous faire entendre »
Pour la réalisatrice et militante, Fatou Warkha Samb, 36 ans plus tard, ces témoignages à la première personne sont un outil précieux. « Nous qui sommes des féministes, c'est véritablement comme un outil de travail, parce qu'Awa Thiam a abordé tous les sujets sur lesquels nous travaillons aujourd'hui : la dépigmentation, la polygamie. Elle a visibilisé la parole des femmes pour nous faire entendre. Parce que quand tu es une femme et que tu parles de certains sujets, on va te dire, soit tu es folle, ça se passe dans ta tête, on essaie de te dire que ce que tu dis là n'existe pas »
Est-ce la raison pour laquelle l'ouvrage a disparu des librairies francophones dans les années 80 ? Trop critique envers le patriarcat ? Ndèye Fatou Kane, écrivaine et préfacière de l'ouvrage confirme qu'il est toujours aussi difficile de porter le combat : « Parce que nous, féministes sénégalaises, sommes toujours accusées de pervertir les sociétés, de travestir les valeurs et que le féminisme est une idéologie qui vient d'ailleurs. Donc, ça remet le débat au centre sur notre perspective féministe sénégalaise. »
L'objectif est qu'Awa Thiam soit enseignée à l'université au Sénégal. En attendant, 2 000 exemplaires ont été imprimés sur place, et 700 exemplaires déjà vendus au Sénégal. La Côte d'Ivoire et le Togo ont chacun commandé une cinquantaine d'exemplaires.
Un livre « à lire pour faire avancer la cause des femmes »
Pour le directeur de Saaraba éditions, Souleymane Gueye, il fallait absolument rééditer l'ouvrage « La parole aux négresses » au Sénégal. « On est un peu une caisse de résonance. On découvre comme ça des titres qui appartiennent au patrimoine littéraire africain, qui sont très importants, mais qui malheureusement ne sont plus disponibles ici au Sénégal et donc l'idée est partie de là. C'est à lire pour les nouvelles générations, pour faire avancer les causes des femmes. Le premier mal qu'elle évoque, c'est l'excision qui se pratique encore, même s'il y a des avancées, on sait qu'il y a encore beaucoup de choses qui sont à faire dans ce domaine-là. »
« Elle parle de la polygamie institutionnalisée. En 2024, je pense que le sujet ne pouvait pas être plus sur la table par rapport à ce qui s'est passé au Sénégal avec l'élection du nouveau président, Bassirou Diomaye Faye, qui est polygame. Mais même au-delà de ce président, ce qu'on constate aussi à travers des discussions, à travers des témoignages, des émissions radio, c'est que dans les nouvelles générations, on aurait tendance à croire que la polygamie est de plus en plus délaissée. Mais non, il y a des femmes qui assument d'être polygames... Elle parle de la dépigmentation. Donc, en fait, que des sujets qui sont contemporains.
Mais en 1978, avoir déjà eu cette vision, parler de problèmes qui sont spécifiques aux femmes noires, aux femmes africaines... Tout cela fait que 46 ans après, l'ouvrage n'a pas pris une ride. »