L'autorité de régulation des communications de l'île Maurice a récemment bloqué l'accès aux plateformes de réseaux sociaux jusqu'au lendemain des prochaines élections générales, prévues pour le 10 novembre 2024. La décision a été annulée un jour plus tard. Néanmoins, cette décision en a surpris plus d'un, l'île Maurice étant souvent présentée comme un modèle de démocratie en Afrique.
Roukaya Kasenally, spécialiste de la démocratie et des médias avec un accent particulier sur l'île Maurice, s'est entretenue avec The Conversation Africa sur cette coupure, ses raisons et partage ses appréhensions sur l'état de la liberté dans ce pays.
Pourquoi le gouvernement a-t-il bloqué les réseaux sociaux ?
L'interdiction des réseaux sociaux était sans aucun doute directement liée aux fuites de clips audio. Ceux-ci ont mis en lumière des conversations présumées entre un certain nombre de personnes clés, dont le Premier ministre Pravind Jugnauth, le commissaire de police, des ministres et des membres du judiciaire. Certaines de ces conversations portaient sur des questions sensibles, telles que les brutalités policières et l'ingérence institutionnelle.
La principale justification invoquée pour cette interdiction était la sécurité nationale, car des conversations du Premier ministre avaient été interceptées sur sa ligne privée et sécurisée et avaient été partagées sur les réseaux sociaux.
Le Premier ministre a d'abord rejeté les fuites en les qualifiant de trafiquées par l'intelligence artificielle. Mais la couverture des fuites a commencé à prendre de l'ampleur, et c'est à ce moment-là que l'interdiction des médias sociaux a été imposée. Elle a été levée dans les 24 heures qui ont suivi, suite à un énorme tollé tant au niveau local qu'international.
Une interdiction des médias sociaux s'est-elle déjà produite auparavant ?
C'est la première fois que les réseaux sociaux sont interdits à île Maurice. Mais, en général, des inquiétudes existaient déjà quant aux libertés liées au numérique.
Le dernier Indice Ibrahim de la gouvernance africaine - un outil qui mesure et surveille les performances en matière de gouvernance dans les pays africains - a démontré que la liberté numérique à l'île Maurice a chuté de 21,7 % au cours de la dernière décennie. L'île est désormais classée 25e (sur 54) en Afrique, bien qu'elle dispose d'un plan stratégique national visant à transformer le pays en une société numériquement avancée et inclusive d'ici 2030.
Il y a également eu un renforcement de la législation concernant la cybersécurité et la cybercriminalité à l'île Maurice, qui criminalise toute infraction commise par les utilisateurs de médias sociaux.
La répression des médias sociaux est un sujet de préoccupation dans un pays où les médias sociaux sont extrêmement populaires. La majorité des Mauriciens s'informent sur les médias sociaux et 85 % de la population mauricienne utilise Facebook.
Quel est l'état de la liberté des médias à l'île Maurice ?
L'interdiction des médias sociaux doit être replacée dans le contexte d'un recul généralisé des droits et libertés démocratiques à l'île Maurice.
Cette tendance a été notée au cours des 10 dernières années, mais s'est accélérée depuis 2019 en raison de l'introduction d'un certain nombre d'initiatives visant à surveiller et à contrôler les données.
Le projet Mauritius Safe City, par exemple, déploie 4 000 caméras (avec capacité de reconnaissance faciale) à travers l'île. Présenté comme une idée visant à renforcer la sûreté et la sécurité, le projet est devenu une source d'inquiétude. Les citoyens craignent qu'il n'empiète sur leurs droits politiques et leurs libertés civiles.
En 2021, l'Autorité des technologies de l'information et de la communication voulait modifier la loi afin de mieux réglementer les médias sociaux. Cette proposition a suscité de nombreuses réactions locales et internationales, car elle était considérée comme un moyen de contrôler les données sur les plateformes de réseaux sociaux.
Depuis 2023, il est devenu obligatoire pour les citoyens de réenregister les cartes sim au risque d'être désactivées. L'intrusion potentielle dans les données des citoyens a suscité des inquiétudes. Une requête a été portée devant la Cour suprême mauricienne et l'affaire est toujours en cours.
Outre les préoccupations liées à la surveillance des données, la liberté d'expression a également fait l'objet d'une répression dans l'île.
Après avoir publié des articles en ligne, un certain nombre de journalistes et citoyens ont été harcelés et certains ont même été arrêtés en vertu de la sous-section "infractions" de la loi sur les technologies de l'information et de la communication (2001). Ils ont été pris pour cible parce que leurs articles étaient jugés critiques à l'égard du régime actuel. La loi sur les TIC a considérablement réduit l'espace numérique.
Les médias ont également été visés par des lois qui imposent de lourdes amendes aux organes de presse et aux journalistes, les obligeant à révéler leurs sources et à renouveler leur licence chaque année au lieu de tous les trois ans.
L'intensification de la surveillance et du contrôle a poussé certains journalistes à l'autocensure.
Certains journalistes ont été harcelés ou parfois exclus de conférence de presse par le parti au pouvoir.
Cette érosion des libertés s'est reflétée dans divers classements sur la démocratie. Au cours de la dernière décennie, l'île Maurice a perdu son statut de démocratie libérale pour devenir une autocratie électorale - un pays où le gouvernement maintient un contrôle strict sur le pouvoir politique. Dans le dernier indice Ibrahim de la gouvernance africaine, l'île a été classée dans la catégorie « détérioration croissante » en matière de démocratie.
Que révèle cette situation sur la dynamique politique actuelle du pays?
Sous le gouvernement actuel, qui est arrivé au pouvoir en 2019 lors d'une élection entachée d'irrégularités, certaines institutions clés ont été confisquées. Il s'agit notamment du parlement et de la police. L'exécutif mauricien semble vouloir asseoir son pouvoir et son contrôle.
L'exécutif domine désormais le processus décisionnel et réduit au minimum les contre-pouvoirs. Il y a également eu plusieurs tentatives pour restreindre les pouvoirs du procureur général en sapant l'indépendance et l'autonomie de ce bureau.
Le recul démocratique de l'île est très préoccupant. L'île Maurice est actuellement frappée par un triple fléau : une population vieillissante, une population en déclin et une importante fuite des cerveaux. Alors que le pays s'efforce de relever ces défis, le gouvernement doit rendre des comptes à la population.
Roukaya Kasenally, Democracy scholar and Associate Professor in Media and Political Systems, University of Mauritius