En Guinée, voici un peu plus de trois années, le 5 septembre 2021, un coup d'État venait mettre une fin précoce au troisième mandat fraîchement acquis du président Alpha Condé. Pour s'assurer ce mandat, Condé venait d'utiliser un arsenal de manoeuvres illibérales, de la modification abusive de la Constitution à la répression brutale des manifestations d'opposants. La chute de Condé avait suscité de vifs espoirs au sein de la population guinéenne.
La junte avait d'abord mené une politique d'ouverture politique, libérant les opposants et engageant des discussions avec les partis d'opposition et les organisations de la société civile.
Cette période s'est vite refermée. Le nouveau régime, dirigé par le colonel - maintenant général d'armée - Mamadi Doumbouya, se montre plus répressif encore que le précédent. Dernier épisode de cette répression, la dissolution d'une cinquantaine de partis politiques ainsi que la suspension et la "mise sous observation" de dizaines d'autres, au nom de la conformité avec les lois sur les formations politiques.
J'étudie la politique en Guinée depuis le début des années 2010, et particulièrement les dynamiques politiques dans un contexte de transition et de contestation. Dans les lignes qui suivent, j'explore les dessous de la suspension des partis politiques décidée par le pouvoir militaire.
"Assainissement" de la scène partisane
Le 29 octobre dernier, le ministre de l'Administration du territoire et de la Décentralisation annonçait la dissolution de 53 partis politiques et la suspension de 54 autres sur les 211 partis que compte le pays. D'autres partis étaient placés sous « observation ». Cette mesure faisait suite à une « mission d'évaluation des partis politiques » menée par le ministère.
A la lecture du rapport du ministère, l'objectif du gouvernement semble bien inoffensif : il s'agissait d'« assainir l'échiquier politique ». À cette fin, l'équipe chargée de cette mission a demandé aux partis politiques de fournir un ensemble de documents justifiant de leur existence et de leurs activités. Le rapport met en avant l'utilisation d'un « logiciel d'évaluation » qui attribue une « note finale d'évaluation » à chaque parti, « ce qui permet de garantir la transparence et l'équité du processus ».
Il est vrai que la Guinée, comme beaucoup de pays d'Afrique de l'Ouest, a connu une prolifération de partis politiques depuis la démocratisation des années 1990. Certains partis sont effectivement quasi-fictifs ou inactifs. Il n'est pas absurde de vouloir rationaliser cette situation, mais la pléthore de partis ne nuit pas fondamentalement à la vie politique. La plupart des citoyens savent bien quels partis comptent vraiment. Sous un souci affiché de transparence et d'équité, sous une volonté apparente de faire respecter les règles, il est difficile de ne pas voir l'intention de la junte : soumettre une classe politique qui échappe à son contrôle et essaie de contrer ses efforts pour prolonger son pouvoir.
Fragiliser l'opposition
Le cas de l'Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) est sans doute le plus significatif. Il s'agit du parti le plus puissant du pays, très populaire dans la communauté peule, l'une des principales composantes de la population guinéenne. Ce parti dispose de ressources importantes, notamment grâce à la diaspora et à la classe d'affaires peules. Il était le principal challenger du régime précédent, et le nouveau régime s'en méfie également. Tout semble indiquer que la junte cherche à encourager des rivaux de Cellou Dalein Diallo, le président de l'UFDG.
Dès 2021, la junte avait coopté Ousmane Gaoual Diallo, grande figure de l'UFDG et adversaire déclaré de Dalein Diallo. En juin 2022, Gaoual Diallo avait été exclu du parti à la suite de son entrée dans le gouvernement de transition, mais il conteste son exclusion et ne cache pas son envie de prendre le contrôle du parti. En février 2024, la junte a nommé au poste de Premier ministre Amadou Bah Oury, membre fondateur de l'UFDG et autre rival de Dalein Diallo. En 2016, il avait été lui aussi exclu du parti.
La « mise sous observation » du parti semble être une manoeuvre de plus pour fragiliser le contrôle de Dalein Diallo sur l'UFDG. L'une des raisons alléguées pour cette décision est que le parti n'a pas organisé de congrès depuis 2015. De fait, le congrès a été plusieurs fois annoncé depuis, et chaque fois reporté, et il est aujourd'hui programmé pour 2025. La tenue du congrès est sensible car Dalein Diallo est en exil. Il a en effet quitté la Guinée peu après la prise du pouvoir de la junte, lorsque celle-ci a fait saisir et démolir sa maison de Conakry hors de toute procédure judiciaire, en affirmant qu'elle était un bien mal acquis.
Peu après, la Cour de répression des infractions économiques et financières (CRIEF), une juridiction spéciale créée par la junte, avait ouvert une instruction contre lui, sur un soupçon de corruption dans le cadre de la privatisation de la compagnie Air Guinée au début des années 2000, alors qu'il était ministre des Transports. Diallo a annoncé plusieurs fois qu'il rentrerait en Guinée, mais dit ne pas avoir confiance en la justice guinéenne. Dans ces conditions, difficile pour lui de participer au congrès en toute sérénité.
Au-delà du cas de l'UFDG, de différentes manières, l'« assainissement » initié par la junte est un outil de plus pour discipliner les partis les plus puissants, qui refusent tous de soutenir le régime militaire, et notamment pour empêcher les leaders de ces partis de se présenter à l'élection présidentielle supposée clore la transition, prévue selon le gouvernement en 2025, en les contraignant à chercher des accommodements sous peine d'être interdits.
Re-fermeture de l'espace politique
Cette campagne d'assainissement de la scène partisane s'inscrit dans un contexte plus large, celui de la re-fermeture de l'espace politique que le coup d'État de 2021 avait momentanément ouvert. Avant cette dernière décision, les autorités ont utilisé une série de manoeuvres de la même eau. En plus des poursuites judiciaires contre Dalein Diallo et du maintien en détention des poids lourds du parti du Rassemblement du peuple de Guinée, le parti d'Alpha Condé, le président déchu, l'« avant-projet » de Constitution récemment présenté au parlement de transition prévoit une limite d'âge de 80 ans pour les candidatures à la présidence, excluant de facto Condé (86 ans) ainsi que Sidya Touré (79 ans aujourd'hui), autre figure politique majeure, tous les deux également en exil.
Cette mesure s'inscrit dans une logique d'écrasement plus large de toutes les forces contestatrices. Depuis sa prise de pouvoir, la junte a, d'abord interdit les manifestations (mai 2022). Elle a ensuite dissous le Front national pour la défense de la Constitution (FNDC), mouvement citoyen qui avait mené la lutte contre le troisième mandat d'Alpha Condé (août 2022). Elle a enfin fermé les principaux médias audiovisuels privés (mai 2024) et suspendu la délivrance des agréments aux associations et organisations non gouvernementales (septembre 2024).
Depuis 2021, au moins 47 personnes ont été tuées par les forces de sécurité lors des manifestations organisées par les partis politiques et par le FNDC pour réclamer le retour à l'ordre constitutionnel, et cela sans sanctions. Les enquêtes ouvertes sont restées sans suite. Des responsables du FNDC et des syndicalistes ont été emprisonnés pour avoir appelé à des manifestations.
En juillet 2024, deux hauts responsables du FNDC ont été arrêtés par des hommes en uniforme non identifiés. Ils n'ont pas été revus depuis. Les autorités judiciaires ont affirmé n'avoir aucune information à leur sujet et des organisations de défense des droits humains ont exprimé leur crainte d'une exécution extra-judiciaire. La mort de figures publiques de cette importance serait une première pour le pays depuis la démocratisation des années 1990.
Contrôle sur l'appareil d'État
En parallèle de cet écrasement des forces contestatrices, la junte s'est employée à consolider son contrôle sur l'appareil d'État. Elle a composé un parlement de transition largement à sa main, sélectionnant les membres et le président et ne laissant aux partis politiques qu'une place réduite, sans considération de leur poids électoral.
La junte exerce aussi un contrôle étroit sur le gouvernement. Elle contrôle directement les portefeuilles clés, confiés à des généraux à la retraite - la défense, la sécurité et l'administration du territoire (ce dernier étant chargé d'organiser les élections). Elle a fait se succéder trois Premiers ministres en trois ans et les rares ministres ayant osé contester ses décisions ont été débarqués. Elle pilote directement les dossiers les plus importants, dont l'immense projet minier du mont Simandou.
La junte a aussi caporalisé l'administration territoriale en nommant des militaires gouverneurs, préfets et sous-préfets. Les conseils communaux, au travers desquels quelques partis politiques avaient encore un certain pouvoir, ont été remplacés par des exécutifs provisoires. Au niveau plus local encore, la junte a nommé de nouveaux chefs de quartier et de district. Un régime à vocation théoriquement transitoire a donc procédé à une mise au pas méthodique de tous les échelons de l'administration et des collectivités, qui tous jouent un rôle dans l'organisation des élections.
Doumbouya candidat ?
Maintenant qu'il a neutralisé ses adversaires politiques, consolidé son contrôle sur l'appareil d'État, la voie est libre pour Doumbouya. Il avait pourtant promis de rendre le pouvoir à un gouvernement civil au terme de la transition. La charte de la transition prévoyait, assez classiquement, que les membres des institutions de transition ne pouvaient être candidats lors des élections de fin de transition.
Mais le ton a changé : on entend de plus en plus fréquemment des affidés de Doumbouya - récemment, le porte-parole de la présidence ainsi que le porte-parole du gouvernement - défendre son droit à briguer la présidence. Au pouvoir depuis déjà plus de trois ans, il semble donc vouloir s'installer à la tête du pays pour une durée indéterminée.
La junte et ses compagnons de route civils, qui se veulent subtils et entendent se présenter comme soucieux de légalité, instrumentalisent donc la « rationalisation » de la vie politique pour mieux la contrôler. C'est là un outil de plus dans une entreprise méthodique de mise au pas des différents segments de la société, avec sans doute la perspective d'une élection très fermée. Le journal satirique guinéen _Le Lynx _ titrait sans se tromper : « Le parti unique is back ».
Vincent Foucher, Chargé de recherche CNRS au laboratoire Les Afriques dans le Monde (LAM), Sciences Po Bordeaux