Sénégal: Comment les normes patriarcales conduisent à l'infanticide

analyse

En Afrique subsaharienne, les femmes éprouvent souvent des difficultés pour accéder aux services essentiels de santé reproductive tels que la contraception ou la prise en charge des violences sexuelles. Cela conduit souvent à des grossesses non désirées, à des avortements non sécurisés ou à l'infanticide, qui est le meurtre intentionnel ou la négligence fatale d'un nourrisson de moins d'un an. Il peut également être qualifié de "néonaticide", notamment lorsque la grossesse est dissimulée et le nouveau-né tué dans les 24 heures qui suivent la naissance.

L'infanticide est un fait complexe de société et de santé publique au Sénégal, où il représente l'une des cinq principales causes de détention des femmes dans les prisons, soit 19 % des cas d'incarcération.

Si le sujet met en lumière l'extrême vulnérabilité économique et sociale des femmes et des jeunes filles, il révèle également la manière dont l'absence de justice reproductive affecte les choix reproductifs des femmes. Cela entraîne des conséquences dramatiques telles que des décès maternels dus à des avortements non sécurisés ou à l'infanticide.

La justice reproductive est un concept féministe qui se focalise sur les dynamiques genrées de pouvoir et les complexités politiques qui façonnent la vie et l'expérience des individus en matière de procréation. Ce concept, d'abord développé aux États-Unis, montre comment les femmes marginalisées socialement, politiquement et économiquement subissent diverses formes d'oppression reproductive, comme la limitation de l'accès à la contraception, à l'avortement, et les violences obstétricales. Comme l'explique l'universitaire et activiste américaine Loretta Ross de Sistersong, la justice reproductive analyse comment la capacité de chaque femme à décider de son destin reproductif dépend des conditions de sa communauté.

Le concept a gagné du terrain en Afrique grâce à des mouvements cherchant à améliorer l'accès aux services de santé et droits sexuels et reproductifs (DSSR), comme par exemple les soins d'avortement sécurisé.

Une étude qualitative réalisée par l'African Population and Health Research Center (APHRC) et Ibis Reproductive Health en 2021 auprès de 19 femmes accusées d'infanticide au Sénégal montre comment un continuum d'injustice reproductive crée les conditions menant à l'infanticide.

Grossesses non planifiées

Notre étude a mis en évidence la fragilité des liens sociaux, les emplois précaires, les relations sexuelles transactionnelles et les violences sexuelles comme facteurs ayant participé à la vulnérabilité des femmes et des filles face aux grossesses non planifiées. L'étude a également montré la culture du silence et du blâme entourant les violences sexuelles, poussant ainsi les femmes à ne pas dénoncer les viols par peur de la honte et des représailles. Cette culture du silence est aggravée par une méconnaissances des services de santé offerts aux victimes de violences sexuelles dans les structures sanitaires.

D'autres recherches montrent qu'au Sénégal, poursuivre un violeur exige souvent des preuves physiques, difficiles à obtenir à cause de la pression pour réduire au silence les survivantes et des coûts d'un certificat médical. Le manque d'accès à la contraception par les adolescentes et les femmes accroît aussi la vulnérabilité aux grossesses non planifiées, notamment pour les jeunes et les célibataires.

Un acteur clé explique que les adolescentes et jeunes femmes, censées éviter les grossesses, se voient refuser les informations et services nécessaires pour y parvenir à cause du tabou et de la stigmatisation entourant leur sexualité.

Stigmatisation des grossesses extra-maritales

Une fois que les adolescentes et les femmes sont tombées enceintes, elles ont été confrontées à une autre forme d'injustice reproductive, notamment aux normes patriarcales qui stigmatisent les grossesses hors du mariage. La plupart des femmes n'ont révélé leur grossesse à personne. Elles l'ont dissimulée par crainte de la stigmatisation sociale et des sanctions qui découlent d'une grossesse prénuptiale ou extra-maritale.

Dans les rares cas où une femme désirait la grossesse, le refus du partenaire l'a rendue socialement "dangéreuse" et, par conséquent, non désirée. Certaines adolescentes et femmes, qui ne voulaient pas de leur grossesse, ont envisagé l'avortement pour éviter la stigmatisation et l'exclusion sociale, mais elles n'ont pas pu y accéder en raison d'une autre forme d'injustice reproductive : les restrictions légales de l'avortement au Sénégal.

Impacts des restrictions légales

Quel que soit le pays dans le monde, lorsqu'une grossesse n'est pas désirée ou est inacceptable, l'avortement est souvent considéré comme une solution possible, que le cadre normatif soit restrictif ou non. Les femmes et les filles accusées d'infanticide au Sénégal ont expliqué avoir voulu avorter mais n'avoir pas réussi à le faire en raison des sanctions légales très sévères et la forte réprobation sociale et religieuse de l'avortement. L'avortement est illégal et autorisé uniquement lorsque la grossesse met en danger la vie de la mère Les participantes ont décrit la difficulté extrême à trouver des informations sur les prestataires ou les méthodes sécurisées d'avortement.

L'illégalité de l'avortement au Sénégal expose les femmes à des sanctions prévues par l'article 305 du code pénal, qui punit de six mois à deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 20 000 à 100 000 francs. Cela les met, ainsi, en danger d'être dénoncées par les personnes auxquelles elles demandent de l'aide et augmente le coût des services d'avortement clandestin.

Les rares femmes qui ont évoqué l'avortement avec leur partenaire, leur famille ou des soignants ont été menacées de violence ou de dénonciation, ce qui ne leur a laissé aucune possibilité médicale ou légale de mettre un terme à leur grossesse en toute sécurité. Par conséquent, elles ont dû la mener à terme en la cachant, affrontant douleur, culpabilité et dépression. Dans presque tous les cas, elles ont accouché seules, dans la peur et exposées aux risques de complications.

L'expérience de l'emprisonnement

Dans la plupart des cas, l'infanticide aurait résulté d'une tentative de faire taire les pleurs du nouveau-né pour éviter d'être découverte. D'autres femmes ont rapporté des cas de mort-né sans témoin ou un décès résultant de ce qui semble être un épisode de dépression ou de troubles extrêmes après l'accouchement. Ceci est probablement le résultat de la charge émotionnelle liée au fait de porter et d'accoucher d'une grossesse non désirée.

Les femmes ont été publiquement arrêtées, soit par un contingent de police envoyé à leur domicile, soit menottées dans les structures sanitaires où elles recevaient des soins. L'expérience de l'emprisonnement - surtout le fait de passer plusieurs années en détention préventive - est difficilement vécue. Les femmes interviewées dans cette étude expliquent avoir été abandonnées par leur famille, et souffrir de dépression et de stigmatisation.

Quant aux cinq femmes qui ont quitté la prison, elles décrivent la persistance de l'isolement, de la honte et de la dépression. Certaines n'ont pas pu retourner dans leur quartier d'origine par crainte de l'hostilité persistante dans leur entourage. Elles restent ainsi confinées chez elles, coupées des liens sociaux qui définissent la vie quotidienne.

Ce qu'il faut retenir

Les normes patriarcales jettent l'opprobre sur les adolescentes et les femmes ayant des relations sexuelles extraconjugales Elles limitent l'accès ou l'utilisation de la contraception, les violences sexuelles passées sous silence, la précarité socio-économique et la stigmatisation des grossesses extramaritales. Elles créent également les conditions propices aux grossesses non planifiées et à l'obligation de se débarasser de la grossesse.

Privées du droit à l'avortement par les restrictions légales, ces femmes en viennent, par désespoir, à l'infanticide comme une option inévitable pour échapper à l'exclusion sociale et maintenir les réseaux nécessaires à leur survie. Et quand nous disons « nécessaires à leur survie », cela n'a rien d'exagéré. Dans la structure familiale et sociale de nombreuses communautés au Sénégal, une femme exclue de sa famille en raison d'une grossesse non désirée perd tout soutien économique et social. Or, l'infanticide aggrave cette exclusion, la faisant passer de « déviante » à « criminelle » avec toutes les sanctions que cela implique.

Si le changement des normes sociales est un effort de longue haleine qui peut s'étendre sur plusieurs générations, changer les politiques afin d'instaurer une justice reproductive ne tient qu'à une volonté politique.

Des plaidoyers sont plus que nécessaires pour aligner les politiques de santé sexuelle et reproductive au Sénégal avec des textes internationaux, tels que le protocole de Maputo . Cela permettra d'accroître l'accès aux contraceptifs et aux services d'avortement sécurisés, surtout dans les cas de violences sexuelles.

Au niveau communautaire, des interventions sociales sont nécessaires pour modifier les attitudes envers les grossesses extramaritales et les violences sexuelles et élargir l'accès à l'information sur les contraceptifs. Ces efforts peuvent contribuer à réduire les grossesses non désirées et la stigmatisation liée aux grossesses prémaritales et prévenir les cas d'infanticide.

En définitive, ces interventions permettraient de protéger les adolescentes et femmes sénégalaises vulnérables du triangle de feu : mourir d'un avortement pratiqué dans des conditions non sécurisées, être arrêtée et emprisonnée pour cause d'avortement clandestin ou d'infanticide, ou être handicapée à vie en raison de complications liées à un avortement non sécurisé.

 

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