Centrafrique: Transformer le bourreau russe en sauveur de Centrafricains - Fabrique d'une fausse nouvelle à Bouar

Au cours de ses près de trois années de coopération avec l'unité de communication du groupe Wagner à Bangui, le journaliste Ephrem Yalike a diffusé massivement dans la presse locale des informations, parfois fausses, communiquées par les Russes. Il écrivait également des articles à leur demande. Par exemple à Bouar, en 2022. Il raconte cette affaire symbolique de la machine russe de désinformation.

Cette enquête a été réalisée dans le cadre d'investigations coordonnées par Forbidden stories, un réseau international de journalistes qui poursuit le travail de journalistes assassinés ou menacés. Elle implique dix médias partenaires dont RFI. Le lanceur d'alerte, qui témoigne ici, a pu quitter la République centrafricaine avec l'aide de la PPLAAF, la Plateforme de protection des lanceurs d'alerte en Afrique. Les personnes mises en cause dans cet article n'ont pas répondu à nos sollicitations.

Le 27 février 2022, Ephrem Yalike s'envole aux aurores pour Bouar. À bord de l'avion privé qui gagne le chef-lieu de la province de la Nana-Mambere, tout à l'ouest de la Centrafrique, son patron au sein de la communication du groupe paramilitaire Wagner, Mikhail Mikhailovich Prudnikov, dit « Michel », et son interprète Sergueï, qui se fait appeler « Serge ».

Ordre de mission : rapporter le sauvetage et la prise en charge de deux blessés par les mercenaires russes de Wagner. Selon la version qui lui est servie sur place, ces deux hommes de la communauté peule auraient été attaqués par les rebelles des 3R, un groupe armé issu de cette même communauté, très présent dans la région, dans le but de voler leur bétail.

La réalité est néanmoins bien différente, et Ephrem Yalike n'a pas besoin de beaucoup de flair pour le comprendre. « Micha me dit : "Il y a quelque chose qui s'est produit ici, heureusement que les Russes sont arrivés, c'est important d'écrire un article" pour montrer la bonne foi des Russes, la prise en charge, "ils sont sauvés, tous les médicaments sont pris en charge", etc. »

Ephrem Yalike se trouve dans la chambre d'hôpital avec les deux blessés, il les filme, les photographie, mais n'a pas le droit de leur parler : tout se joue entre Serge, le traducteur de Mikhail Prudnikov, et celui du chef local des Russes, un Africain francophone.

« Je lisais dans le visage des deux gars qui étaient sur le lit, qu'ils n'étaient pas du tout à l'aise, comme s'ils étaient forcés à faire quelque chose... Le langage corporel quoi... On me parlait et je prenais note, ils me regardaient comme ça (l'air apeuré). Du coup, il y a quelque chose qu'ils voulaient me dire à travers tout ça. »

Il écrit donc la version officielle, « des peuls en recherche de pâturage à 5 km de la ville de Bouar ont été attaqués par des bandits armés assimilés aux éléments des 3R », et retranscrit des citations des blessés : « Sans vous mentir, nous sommes fatigués de tous les groupes armés comme 3R et UPC qui prétendent défendre des peuls mais, qui en réalité sont les vrais ennemis, les bourreaux des peuls centrafricains. À chaque fois, ces bandits armés, qui d'ailleurs ne sont pas des peuls centrafricains, nous font du mal, nous qui sommes des vrais peuls centrafricains. Pour notre cas, c'était le vendredi dernier quand on dormait et au milieu de la nuit, nous nous sommes rendu compte que des hommes armés ont fait irruption sur nous et ont commencé à nous décapiter avec des machettes, des coupes-coupes. »

Ce récit est aussi « placé » par ses soins sur le site internet Ndjoni Sango, un des principaux canaux de diffusion de la propagande russe dans le pays.

Son travail accompli, Ephrem Yalike est rattrapé par les doutes. « Quand on rentre à Bangui, quelque chose me pousse à poser la question, et, je dis : "Michel, c'est vrai que les Russes sont venus les sauver, ou bien l'histoire, ça s'est passé comment ? Pour me permettre de bien faire l'article, c'est entre nous, on doit mieux connaître les choses parce que je sais que je travaille avec toi." Il me dit : "Bon, ok. À toi, je te dis la vérité. Voilà ce qui s'est passé. C'est comme ça, comme ça, comme ça. C'est par erreur que certains des Russes ont pu les attaquer, croyant que ce sont des rebelles." Il sait que j'ai l'habitude de garder le silence. Dans sa tête, même s'il me dit la vérité, cette information va rester seule ici. »

Son chef défend donc le scenario d'une « erreur », une bavure. Mais pour une autre publication, l'attaque était volontaire en vue de prendre le bétail. C'est ce qu'écrira trois semaines plus tard le journal Les Dernières Nouvelles : « Depuis quand les Russes partent derrière les victimes des groupes armés pour les ramener dans un centre hospitalier afin qu'elles soient prises en charge gratuitement ? », s'interroge l'article. « L'acte est trop flagrant. »

« Le confrère a juste fait son travail, explique aujourd'hui Ephrem Yalike. J'imagine qu'il avait de bonnes sources locales parce que l'article fait référence à notre venue ». Son patron, Michel, ne croit néanmoins pas au professionnalisme de ce journaliste, et soupçonne Ephrem Yalike d'avoir fait fuiter la réalité de la situation.

À 9h, le matin de la parution, fin mars, le stock des Dernières Nouvelles acheté au kiosque du centre-ville de Bangui est chargé dans la voiture de Michel, qui débarque avec son arme chez Ephrem Yalike, l'emmène dans une forêt à l'écart de la route de Boali, et le menace de « le laisser pour mort » s'il ne dit pas la vérité, tandis que Serge fait défiler contacts et messages du téléphone, où il ne trouvera finalement aucun lien avec le journal qui a éventé l'opération de désinformation russe sur les peuls de Bouar.

Pour Ephrem Yalike, l'épisode de Bouar marque la prise de conscience des dégâts causés par son travail. Il évoque la « honte » et le « désarroi » qui le saisissent alors que la confiance nouée avec ses employeurs est rompue. Il se mettra en quête d'une porte de sortie à sa collaboration, qui l'amènera à rencontrer les investigateurs de Forbidden stories.

Les épisodes de l'enquête :

  • En Centrafrique, anatomie de l'hydre Wagner : les hommes, les moyens et les cibles (disponible le 23 novembre 2024)
  • Influences russes en Afrique : un système en phase de duplication (disponible le 24 novembre 2024)

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