Le récit d'Ephrem Yalike permet de mesurer l'emprise des mercenaires russes en Centrafrique, où l'ex-groupe Wagner mène des activités de trois types : militaires, économiques et informationnelles. Sur ce dernier point, les Russes ont développé leurs propres outils de surveillance et de diffusion. Point d'étape sur les moyens déployés.
Cette enquête a été réalisée dans le cadre d'investigations coordonnées par Forbidden stories, un réseau international de journalistes qui poursuit le travail de journalistes assassinés ou menacés. Elle implique dix médias partenaires dont RFI. Le lanceur d'alerte, qui témoigne ici, a pu quitter la République centrafricaine avec l'aide de la PPLAAF, la Plateforme de protection des lanceurs d'alerte en Afrique.
Le récit d'Ephrem Yalike illustre la création en République centrafricaine d'un système autonome de désinformation reposant sur plusieurs pratiques : la diffusion de fausses nouvelles par des pages et des comptes sur les réseaux sociaux, le placement contre rémunération d'articles dans des journaux ou sur des sites internet, la manipulation de la population par des fausses manifestations, le recrutement d'experts placés dans les médias et la création ou le subventionnement directs de médias.
Dans le premier cas, pas de mystère, la Radio Lengo Songo (RLS) a été lancée le 9 novembre 2018 par ceux qu'on appelait encore « les instructeurs russes », avec quelques 10 000 dollars US investis selon la BBC. À ce lancement, son directeur, Fred Krock, évoquait comme grands axes la « cohésion sociale » et le « renouveau » autour des« nouvelles politiques » et de « la ligne politique du président Faustin-Archange Touadéra ».
Ephrem Yalike confirme que la rédaction de RLS est un point névralgique de cet écosystème. Il y retrouvait régulièrement son patron Mikhail Mikhailovich Prudnikov qui, selon lui, organisait régulièrement des réunions au sein de la rédaction. Il y a aussi rencontré Alexander Ivanov, de la « communauté des officiers », une organisation de la galaxie Prigojine.
RLS reçoit les subsides de Lobaye invest, la société qui couvre une partie de l'exploitation minière russe dans le pays. La station a été placée sur la liste des sanctions européennes car « son objectif ultime est de manipuler l'opinion publique », selon l'Union européenne (UE). Elle a également été sanctionnée début novembre par le Royaume-Uni, avec plusieurs Russes actifs à Bangui.
Au cours de ces réunions, les axes de propagande russes sont directement abordés, comme l'expliquait sur RFI en 2023 un journaliste de la rédaction, qui confirme qu'un étage du bâtiment sert aux réunions entre ses chefs et les Russes : « On nous impose des sujets sur les partenaires russes, par exemple pour glorifier leurs actions militaires, alors qu'on sait que c'est faux. Ils font aussi des choses qui ne sont pas bien, mais ça, on ne doit pas en parler. Il y a des fausses informations qu'ils nous transmettent et qu'on doit publier, par exemple pour cibler des ONG ou la Minusca, la force de l'ONU. Ils font des montages pour les accuser de certains actes. Par exemple, en décembre dernier, devant l'ambassade de France à Bangui, un véhicule russe a renversé un moto taxi et a pris la fuite. Comme la tension montait, ils nous ont demandés de faire un article disant que c'est un Français qui avait fait ça. J'ai déjà vu des interventions directes de personnes extérieures à la rédaction. On sait qu'ils apportent de l'argent, même si je n'ai pas vu de transaction de mes propres yeux. »
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Dans son récit, Ephrem Yalike explique également, échanges audios à l'appui, la manière dont il a « placé » des « experts » rémunérés 20 000 FCFA par Wagner sur les antennes de la radio, au moment de la mise à la retraite de la présidente de la Cour constitutionnelle Danièle Darlan en octobre 2022.
Contactés, les dirigeants de la Radio Lengo Songo n'ont pas répondu aux sollicitations du consortium.
Adossé à la radio, le site d'actualité Ndjoni Sango n'a pas été « monté » par les Russes, il a plutôt été « racheté » à son fondateur, le journaliste Eric Ngaba, qui l'avait mis en ligne à sa sortie de l'université. Celui-ci a toujours nié tout financement extérieur. Et si la ligne éditoriale ne laissait aucun doute, des documents issus d'une fuite de données du groupe Wagner ont prouvé des versements financiers, exposés dans ce documentaire diffusé par Arte en février 2023.
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Accepter Gérer mes choix Ce qu'avait confirmé quelques semaines plus tard un membre de l'équipe du site à RFI, contraint de poursuivre la collaboration pour raisons financières : « Certains collègues ont abandonné, d'autres sont arrivés, proches de la direction, ils écrivent sur commande. Nous subissons des pressions pour supprimer des articles qui ne cadreraient pas avec notre ligne éditoriale, et nous pouvons être sanctionnés, avec des suspensions de salaire. Je sais que les partenaires russes voient les responsables à chaque fin de mois. J'imagine que c'est à ce moment-là qu'ils remettent leur subvention. Il y a d'autres journaux et sites qui publient ici des articles fournis par les Russes. Ce sont souvent des papiers avec des titres dénigrants, des attaques contre des personnes ou des organisations. Ils subventionnent aussi des manifestations, et envoient des gens filmer ça et diffuser les images sur les réseaux. » Un témoignage que recoupent totalement les éléments confiés par Ephrem Yalike à Forbidden stories.
Ces médias opèrent au plus près des populations. Ils sont complétés par des outils de communication russes à visée panafricaine, comme African initiative, qui se présente comme une « agence de presse ». Sur RFI, le chercheur polonais Jedrzej Czerep évoquait un « parapluie », dirigé par Artyom Kureev : « Celui-ci vient du FSB [les renseignements intérieurs russes, NDLR] et il est associé au Valdai club, club rassemblant des gens du pouvoir et très proche du coeur du pouvoir, c'est un centre d'influence très proche de Poutine. Les deux structures, African Initiative et les maisons russes, travaillent en étroite collaboration en Afrique pour diffuser les récits russes dans les opinions. Cette coopération a par exemple très bien fonctionné dans les semaines qui ont précédé l'arrivée des hommes d'Africa corps [groupe paramilitaire paraétatique qui a repris une partie des activités de Wagner en Afrique, NDLR] au Burkina Faso. »
Artyom Kureev (deuxième en partant de la droite), le patron d'African Initiative, ici lors d'une table ronde intitulée «Le futur de l'Afrique: la Confédération des États du Sahel».
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Accepter Gérer mes choix Dans un article publié récemment, les chercheurs français Maxime Audinet et Colin Gérard expliquent qu'African Inititiative est la propriété de l'entreprise « Initsiativa - 23 » et a été enregistrée sur le registre des greffes russes le 21 septembre 2023.
Les auteurs détaillent également le recyclage d'employés du « projet Lakhta », sorte de ferme informationnelle gérée en Russie par le groupe d'Evgueni Prigogine. Ils analysent aussi comment certains comptes ont cessé de partager du contenu à la mort de celui-ci, avant de reprendre leurs activités dans les mois qui ont suivi, après donc vraisemblablement une « reprise en main » du service par des groupes paraétatiques. Parmi les figures recyclées, les influenceurs Viktor Lukovenko et Maxym Shugaleï, présenté comme sociologue.
Maxime Audinet et Colin Gérard soulèvent également un point intéressant : la multiplication des accords de diffusion entre les médias d'État RT et Sputnik, et des médias nationaux africains. « Des échanges de contenus » en réalité unilatéraux et vecteurs de gains financiers pour ces chaines, et qui progressent rapidement au Sahel, mais pas seulement, selon plusieurs témoins : « Quatorze des vingt-cinq accords ou mémorandums de coopération signés par les deux médias russes avec des agences de presse ou médias africains - pour un partage réciproque de contenus - l'ont été depuis l'invasion de l'Ukraine », expliquent les auteurs.
Autre outil : Afrique Média, la chaine camerounaise dont la ligne éditoriale est devenue de plus en plus pro-russe au fil des accords signés à Moscou par son patron Justin Tagouh. Un des habitués des plateaux où il multiplie les saillies « anti-impérialistes » est le conseiller du président Touadéra, le Camerounais Jules Njawe. Reste à savoir quelle est la réalité des audiences de cette chaine « qu'aucun Centrafricain ne regarde », selon un confrère à Bangui.
Justin Tagouh, patron du groupe Afrique Média, ici à Saint-Pétersbourg avec Evgueni Prigojine, quelques semaines avant la mort du patron de Wagner
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Accepter Gérer mes choix La Centrafrique est en revanche une terre hostile pour les journalistes critiques de Moscou, et bien sûr des activités du groupe Wagner. Si les autorités de Bangui avaient attribué à des hommes armés « étrangers » les assassinats de Kirill Radtchenko, Alexandre Rastorgouïev et Orkhan Djemal en juillet 2018 près de Sibut, dans le centre du pays, où ils enquêtaient sur les activités du groupe Wagner, la contre-enquête menée par leur employeur, un média lié à l'oligarque russe en exilMikhaïl Khodorkovski, a conclu à un « guet-apens tendu par des professionnels ».
De même, la mort du journaliste Jean Saint-Clair Mbaka Gbossokotto, en février 2022, n'a cessé d'être jugée suspicieuse par ses proches, en raison de son travail contre la désinformation dans le pays. Sur ces deux dossiers, Ephrem Yalike affirme n'avoir aucune information complémentaire.
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Il rappelle en revanche que la discrétion est le principe cardinal des opérations russes, ainsi que lui a confié un jour son ancien chef, Mikhail Prudnikov, chargé de la communication opérationnelle à Bangui : « Là où tu es, tu maîtrises tous nos systèmes. Donc, si une information fuite, on sait que c'est toi. Donc, je te demande, même avec ta femme, d'être prudent. Parce que tout ce qu'on fait, tu sais que c'est des choses à hauts risques. C'est des choses qui touchent l'intérêt du pays et notre collaboration avec le pays. »
« Il y a des sujets difficiles à traiter », expliquait par exemple un journaliste centrafricain auprès de Human Rights Watch en avril 2023, alors que beaucoup de médias sont contraints à l'auto-censure : « Des groupes rebelles tchadiens aidés par la Russie, les activités à la mine d'or de Wagner à Ndassima [dans le centre de la RCA, NDLR] dont il est quasiment impossible de parler : nos employeurs ont décidé qu'il fallait être extrêmement prudents. Si les Russes tuent les leurs, ils ne tergiverseront pas avec des Centrafricains. »
Les épisodes de l'enquête :
- En Centrafrique, anatomie de l'hydre Wagner :
- Influences russes en Afrique : un système en phase de duplication (disponible le 24 novembre 2024)